Noblesse de l'agriculture et dignité humaine
Les agriculteurs québécois travaillent depuis des années à améliorer le bilan écologique de leurs entreprises, et à améliorer autant que possible le traitement des animaux d’élevage. Ils reconnaissent en général que des progrès restent à faire en ces domaines. Or dans les débats de plus en plus vifs dont font l’objet l’environnement et le bien-être des animaux, les agriculteurs font de plus en plus les frais de débordements intolérables. Si la grande majorité des environnementalistes et des défenseurs des droits des animaux sont pacifiques, une petite minorité d’activistes extrémistes dépasse toutes les bornes du respect et du bon sens. Il faut se demander si les dérives verbales de certains militants ne tirent pas leur origine des dérives intellectuelles de certains universitaires.
L’agriculture était jadis considérée pour ce qu’elle est, un travail noble, un travail en contact direct avec la nature, qui y fait croître ce qui nourrit l’être humain. Les travailleurs de la terre et les éleveurs ont toujours été parmi les plus fins connaisseurs du monde végétal et animal, et de leur environnement géographique et météorologique. Aujourd’hui, la noblesse de ce travail est de moins en moins reconnue, parce que la plupart des gens, même à la campagne, n’ont que peu ou aucun contact avec les activités agricoles.
Mais ce qui est pire, c’est que le monde universitaire, qui produit maintenant autant de militants que de savants, a engendré une idéologie qui attaque les fondements même de l’agriculture, le véganisme, ou végétalisme intégral. Selon cette idéologie, il n’y aurait pas de différence essentielle entre l’humain et l’animal. Plus généralement, la philosophie anti-spéciste qualifie de racisme à éradiquer d’urgence toute tentative de distinguer l’humain de l’animal.
On prétend ainsi que les animaux sont porteurs de droits tout comme les humains, qu’ils doivent faire l’objet d’un respect intégral, et que par conséquent toute consommation, toute utilisation de l’animal par les humains est immorale. Non seulement la consommation de viande et de poisson devrait, selon le véganisme, être interdite, mais également celle du miel, ou l’utilisation de laine, par exemple. En bref, le véganisme jette l’anathème sur tout prélèvement effectué sur la faune au profit de l’humain.
Agresser des êtres humains au nom des droits des animaux
Le Devoir, dans son édition du 5 août 2019, nous informe qu’aujourd’hui, dans les campagnes québécoises, des enfants d’agriculteur se font régulièrement insulter à l’école à cause du métier de leurs parents (1). Selon la psychologue Pierrette Desrosiers, qui se spécialise dans les interventions en milieu agricole, des enfants se font traiter par leurs camarades de pollueurs. On leur dit même que leurs parents agriculteurs « violent des vaches» , accusation déroutante qui émane des réseaux sociaux où des activistes qualifient de viol l’insémination des animaux pratiquée dans divers élevages.
Dans le même article, on apprend que Mme Mylène Bégin, qui pratique l’insémination artificielle sur la ferme bovine dont elle est copropriétaire, en Abitibi-Témiscamingue, se dit victime de cyber-intimidation sur le réseau social où elle fait la promotion de son métier depuis quelques années. C’est par centaines qu’elle reçoit chaque semaine des courriels d’insultes et de menaces, avec toujours cette aberrante accusation de viol.
Depuis quelques années, l’antispécisme et le véganisme motivent de plus en plus d’actes d’intimidation, de diffamation et de vandalisme. Des affiches du spectacle Cavalia à Montréal, spectacle qui met en vedette des chevaux, ont été placardées d’insultes (2). Les bouchers font particulièrement les frais de cette guerre à l’utilisation des animaux (3). Une jeune bouchère de Montréal, qui diffusait sur les réseaux sociaux des recettes et des photos de pièces de viandes et d’animaux dépecés, a reçu des menaces de mort (4).
Il est frappant de constater l’incohérence d’une idéologie qui, au nom du droit de l’animal à ne pas souffrir, attaque des personnes humaines, qui sont tout de même, on semble l’oublier, des êtres vivants. Incohérence d’une culture universitaire où l’on réclame un droit pour les étudiants à se soustraire à tout discours qui pourrait choquer leur sensibilité, alors que les travailleurs qui nous nourrissent, eux, peuvent faire l’objet de toutes les violences psychologiques et verbales. L’incohérence de certains militants qui se prétendent féministes et qui, au lieu de porter aide et assistance aux personnes victimes de violences sexuelles, portent d’absurdes et odieuses accusations de viol d’animaux contre des agricultrices mères de famille.
La complexité byzantine des arguments antispécistes, leur vocabulaire artificiel et stéréotypé, l’ampleur des attaques, de même que le niveau d’organisation et de coordination dont elles font preuve portent la marque de militants professionnels formés dans des universités. La violence antispéciste est le sous-produit d’une recherche universitaire de moins en moins enracinée dans la vie, et de plus en plus vouée à une révolution morale permanente. Cette révolution est suscitée par une nouvelle caste dirigeante, à mi-chemin entre le preacher puritain et l’ingénieur social communiste.
La grande dérive du monde universitaire: la vie dévaluée par la raison instrumentale
Un fossé de plus en plus grand se creuse entre les universitaires et la population. Le livre La philosophie devenue folle (5), de Jean François Braunstein, permet de mesurer la profondeur de ce fossé. Des courants de pensée de plus en plus puissants dans le monde universitaire s’affairent à déconstruire des repères anthropologiques parmi les plus essentiels, parmi lesquels l’idée que l’humain a une nature propre, distincte de celle de l’animal.
Braunstein montre comment la distinction entre l’humain et l’animal, est remise en question par Peter Singer, philosophe utilitariste australien de grande renommée. Singer réduit l’être humain à sa sensibilité, et il en tire la conclusion qu’il n’est ni plus ni moins qu’un animal. Notre conscience, notre rationalité et notre vie sociale complexe font que nous éprouvons des sensations riches et diversifiées, certes, mais la différence entre nous et d’autres animaux intelligents ne serait qu’une question de degrés. Peter Singer, appuyé entre autres par Tom Regan, réclame donc des droits pour les animaux.
Singer a entraîné dans son sillage une partie importante de l’élite philosophique universitaire. Ainsi, le philosophe canadien de renommée internationale Will Kymlicka envisage de reconnaître la souveraineté politique des animaux. Il se demande avec angoisse comment quelqu’un qui achète une vieille grange pourra relocaliser les mulots qui y vivent sans les traumatiser. L’illustre Martha Nussbaum de Harvard parle quant à elle de justice sociale entre les animaux: il faudrait protéger les proies des prédateurs tout en développant des technologies qui permettraient à ces derniers de vivre leurs instincts violents sans blesser d’autres êtres vivants. Le rejet du bon sens le plus élémentaire est maintenant une sorte de preuve intellectuelle de raffinement, une coquetterie par laquelle les gens bien se distinguent de la populace mangeuse de saucisses et de viande hachée.
Mais Peter Singer ne se laisse pas si facilement rejoindre dans la course au raffinement moral. Il envisage de lever le tabou de la zoophilie, de même que de la pédophilie. Il hésite sur la grave question morale de manger une huître, mais c’est avec une conviction sans faille qu’il affirme l’infériorité morale de certaines catégories de personnes par rapport aux animaux intelligents. Les gens séniles, atteints de maladies mentales, les individus lourdement handicapés, les bébés et les jeunes enfants auraient moins de valeur morale que des singes, des chevaux ou des dauphins.
Ce type de raisonnement amène Singer et une partie de ses héritiers intellectuels à promouvoir l’euthanasie pour les humains qu’ils jugent inférieurs. Les vies de ces personnes ne seraient selon eux « pas dignes d’être vécues ». Une grande partie de l’ouvrage de Singer Questions d’éthique pratique concerne la possibilité, voire la nécessité de la mise à mort de divers types de personnes. L’infanticide devrait selon lui être légalisé. L’utilitarisme attaque l’humain par son point faible : les personnes fragiles, dépendantes des autres.
La méthode de Singer le conduit à frapper de nullité nos intuitions morales traditionnelles et spontanées. L’éthique doit se fonder sur un calcul rationnel des conséquences de nos actions: «[...] une théorie éthique normative ne cherche pas à expliquer nos intuitions morales ordinaires. Elle peut les rejeter toutes, tout en étant supérieure à d’autres théories normatives qui correspondent plus à nos jugements moraux. Car une théorie morale normative n’est pas une tentative de répondre à la question « Pourquoi pensons-nous ainsi sur les questions morales ? ». [...] Une théorie morale normative est une tentative de répondre à la question « Que devons-nous faire? ». Il est parfaitement possible d’apporter la réponse suivante à cette question: «Ignorer tous nos jugements moraux ordinaires et faire ce qui produit les meilleures conséquences » (6). »
Contre l’idéologie monstrueuse de Singer, il faut affirmer avec la plus grande force l’entière légitimité du sens moral commun. On sera rassuré de savoir que les idées de Singer soulèvent un tollé d’indignation et de colère partout où il passe. Toute personne qui n’a pas subi le lavage de cerveau des philosophies anglo-américaines à la mode ne peut qu’être terrifiée par le mélange de perversion sexuelle et de sadisme prôné par la philosophie de Singer. L’application de la raison instrumentale à la morale mène à des aberrations d’une violence inouïe. Considéré sous l'angle de la pure objectivité, l’humain n’est qu’une matière organique douée de sensations. Soumis à des processus expérimentaux, il devient un objet manipulable, malléable, une nourriture offerte à tous les appétits, à tous les phantasmes. Une matière dont on peut aussi se débarrasser lorsqu’on ne peut en tirer aucune jouissance.
Dans une entrevue accordée à Christian Rioux, le politicologue et historien français, Paul Ariès, nous adresse cette mise en garde contre l’idéologie antispéciste qui découle de la pensée de Singer: « Le véganisme n’est pas une façon plus moderne de se dire végétarien ou végétalien. Le véganisme est une idéologie politique totalitaire bien avant d’être un régime alimentaire. Il est le cheval de Troie du courant antispéciste et l’idiot utile des biotechnologies alimentaires. (7)»
C’est à une artificialisation intégrale de la nature que peut conduire un tel refus de la violence entre proies et animaux prédateurs, ou de toute utilisation de produits animaux y compris leurs poils ou leurs déjections.
Fondée sur une rationalité froide et instrumentale, la volonté de conférer des droits aux animaux n’a pas pour effet de les valoriser mais d’abaisser l’humain au niveau de l’animal. Vouloir imposer à la faune une sorte de justice sociale suppose qu’on soumette des écosystèmes complexes à des processus techniques de gestion et de transformation. Nous sommes en présence d’un délire où l’humain, se prenant pour Dieu, réduit toute vie, y compris la sienne, à de la matière dépourvue de valeur intrinsèque.
Le propre de l’homme
L’intimidation des agriculteurs est donc le symptôme d’un désordre grave du monde universitaire. Il ne faut pas s’étonner que des attaques contre ceux qui nous nourrissent soient en fait dirigées contre l’idée même d’être humain. La réalité de la nature humaine, la richesse des traditions, les bénéfices de la technologie et de l’industrie pour les gens ordinaires sont niés au nom de la pensée abstraite et élitiste de groupes professionnels qui se conçoivent eux-mêmes comme des gestionnaires du bien et du mal.
Il est urgent de défendre le propre de l’humain contre les dérives intellectuelles qui en nient la réalité. Ce n’est toutefois pas en rejetant la science que nous sauverons l’humain. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une pensée capable de de faire une synthèse entre la vie concrète et les sciences naturelles. Le philosophe Claude Tresmontant fait de sévères reproches aux philosophes qui méprisent les sciences naturelles:
« Les étudiants en philosophie, depuis des générations, sont formés dans ce qu'on appelait naguères encore les "Facultés des lettres", lesquelles sont distinctes des "Facultés des sciences". Les étudiants en philosophie étaient donc, et il sont toujours, des garçons et des filles de vingt ans qui n'ont aucune connaissance des sciences de l'Univers ou de la nature: astrophysique, physique, chimie, biochimie, biologie fondamentale, paléontologie, zoologie, etc. En fait, ils n'ont aucune connaissance de quoi que ce soit, sinon de leurs rêves ou de leurs fantasmes, mais par contre, ils prétendent, et c'est là leur spécialité, parler de tout [...] En général, et sauf de rares exceptions, ils ne sauraient même pas traire une vache. Par contre, ils vous expliqueront, a priori bien entendu, ce qui est possible et impossible à la pensée, que Dieu est mort, que l'homme est mort, que la métaphysique est morte, et ainsi de suite... (8) »
Question : Les philosophes utilitaristes qui puisent dans les sciences naturelles ce qu’il leur faut pour fonder leur « science objective de la morale » sauraient-ils traire une vache ? Ne vous intenteraient-ils pas un procès si vous les obligiez à le faire ? C’est donc une bonne partie du monde intellectuel qui s’est coupé de la vie concrète, de l’agriculture, mais aussi des métiers et de la vie des gens ordinaires en général. La pensée abstraite qui ignore comment traire une vache ignore tout aussi bien la réalité concrète de la vache que celle de l’humain qui utilise le lait pour son bien-être.
Seule la philosophie classique a la capacité de de faire la synthèse entre les connaissances abstraites et la vie, l’objectivité et la subjectivité. Pour Aristote, ce qui fait la spécificité de l’être humain c’est qu’il est le seul à posséder la raison et donc la capacité de comprendre logiquement le monde. L’humain est un être animal, organique, mais aussi un être scientifique et politique. Pour Boèce, à l’instar d’Aristote, l’être humain est « la substance individuelle d’un être raisonnable », donc le seul être particulier capable d’une relation avec l’universel. Thomas d’Aquin souligne que la raison fait de l’individu humain un être libre, responsable de ses actions. Pascal, enfin, exprime le besoin de sens du « roseau pensant » qui sait qu’il existe et qui cherche le but de son existence.
C’est tout cela : la raison, la relation à l’universel, la liberté, le besoin de sens, qui fait de l’humain un être personnel. C’est tout cela qui lui donne une dignité, c’est tout cela qui constitue l’idée même de dignité. L’humain est l’être en quête d’idéal, du vrai, du bien et du beau. C’est sa capacité à s’engager librement, en connaissance de cause, dans des relations bénéfiques qui fait de lui un être supérieur aux animaux.
Dans Terre des hommes, Saint-Exupéry relate l’incroyable aventure de l’aviateur Henri Guillaumet, qui, après avoir dû atterrir d’urgence dans les Andes, marcha pendant plusieurs jours, traversa un désert de glace, luttant à chaque instant contre la douleur et la fatigue extrêmes. Son unique espoir était de mourir à un endroit où son cadavre aurait des chances d’être découvert, ce qui aurait permis à son épouse de recevoir une pension de veuve. Guillaumet fit cette déclaration, aujourd’hui célèbre, à Saint-Exupéry: « Ce que j’ai fait, je le jure, jamais aucune bête ne l’aurait fait. (9)» Saint-Exupéry commente ainsi : « Cette phrase, la plus noble que je connaisse, cette phrase qui situe l’homme, qui l’honore, qui rétablit les hiérarchies vraies, me revenait à la mémoire. (10)» Elle devrait aussi revenir à la nôtre.
La dignité humaine est le fondement de l’interdit du meurtre, et du respect moral dû à chaque personne. La capacité de l’humain de prendre soin des plantes ou des animaux, alors même que la réciproque est impensable, l’autorise à les utiliser ou même à les tuer, lorsque cela est nécessaire pour le bien de l’humain, et dans le respect de l’écologie. Nous devons écouter les écologistes et les défenseurs des animaux qui dénoncent les dérives de l’agriculture industrielle en gardant à l’esprit qu’il s’agit d’humaniser l’agriculture, non de déshumaniser les humains.
L’agriculture comme dévoilement de l’âme humaine
Les intellectuels doivent renouer avec la vie concrète, avec les gens qui nous font vivre par leur travail. Les habitants des villes doivent reprendre contact avec ceux qui travaillent au contact de la nature. Bien que l’essence humaine se trouve, par définition, chez tous les humains, et dans tous les modes de vie, l’agriculture reste l’une des meilleures façons de la rendre visible et de la comprendre, dans son articulation profonde avec le reste du vivant.
La rationalité, tout d’abord, s’y incarne de la façon la plus concrète. L’agriculture est aujourd’hui hautement savante en raison des technologies de pointes, des méthodes agronomiques élaborées qui la contrôlent. L’administration et la gestion financière d’entreprises dont le chiffre d’affaire atteint parfois des millions de dollars, sont de plus en plus complexes. Toutefois, le travail agricole garde encore une dimension physique, des tâches parfois dures pour le corps, et une proximité physique et psychologique quotidienne avec les plantes et les animaux. L’agriculteur demeure celui qui connaît le mieux le vivant.
L’entreprise agricole est aussi un lieu de vie, un lieu où vivent littéralement ceux qui y travaillent. Elle reste le lieu où la nature devenant nourriture pour l’humain, acquiert un sens et une valeur existentielle. Les agriculteurs humanisent la nature. Ils perpétuent des traditions, en inventent de nouvelles. Nombre d’entreprises agricoles sont encore des entreprises familiales, des milieux de vie porteurs de valeurs humaines, des milieux vecteurs de culture humaine. Les milieux agricoles demeurent nécessaires pour nourrir notre corps, mais aussi notre esprit.
Prêtons à nouveau l’oreille, une fois de plus, à ce que Saint-Exupéry nous dit, cette fois dans Pilote de guerre. Assis autour de la table d’un paysan et des siens, pendant la deuxième guerre mondiale, il observe le père de famille rompre le pain et le partager entre les convives. Saint-Exupéry pense au blé des champs qui a permis de faire ce pain: « Le blé est autre chose qu’un aliment charnel. Nourrir l’homme, ce n’est point engraisser un bétail. Le pain joue tant de rôles! Nous avons appris à reconnaître, dans le pain, un instrument de la communauté des hommes, à cause du pain à rompre ensemble. Nous avons appris à reconnaître, dans le pain, l’image de la grandeur du travail, à cause du pain à gagner à la sueur du front. Nous avons appris à reconnaître, dans le pain, le véhicule essentiel de la pitié, à cause du pain que l’on distribue aux heures de misère. [...] Il en est du pain comme de l’huile des lampes à l’huile. Elle se change en lumière. (11)»
Pendant le repas, Saint-Exupéry jette un regard plein de tendresse sur la nièce du fermier, une timide petite fille occupée à manger son pain: « J’observe la nièce, qui est très belle, et je me dis: le pain, à travers elle, se fait pudeur. Il se fait douceur du silence. [...] Elle s’est sentie observée. Elle a levé les yeux vers moi. Il me semble qu’elle m’a souri... Ça a été à peine comme un souffle sur la fragilité des eaux. Cette apparition me trouble. Je sens, mystérieusement présente, l’âme particulière qui est d’ici, et non d’ailleurs. Je goûte une paix dont je me dis: « C’est la paix des règnes silencieux...» J’ai vu luire la lumière du blé. (12)»
La conscience et le coeur, l’âme qui confère à chaque humain une personnalité unique et irremplaçable, est littéralement invisible à la raison instrumentale: elle n’apparaît nulle part sur son tableau de bord. Et si, par impossible, elle y apparaissait, elle ne deviendrait qu’une variable de plus à contrôler. Seule la philosophie classique est assez humaine, assez fine pour penser l’humain, au sens où Pascal parle d’un esprit de finesse, distinct d’un esprit de géométrie. La philosophie doit cependant suivre à la lettre le conseil de Claude Tresmontant, et redescendre sur le plancher des vaches, là où les gens travaillent et mangent, là où l’âme humaine se révèle dans les grands et petits moments du quotidien.
Nourrir l’humain, considérer le vivant
Dans une civilisation démocratique et technoscientifique, le droit de toute personne humaine à une nourriture abondante et de qualité est indissociable d’une agriculture largement industrielle. La finalité de l’agriculture est aujourd’hui de permettre à des milliards d’humains de bien manger. Il faut avoir l’honnêteté et la lucidité de reconnaître tout ce que le traitement industriel du vivant peut avoir de violent et de malsain. L’agriculture industrielle soumet le vivant à des processus qui répondent à des exigences humaines de nutrition, mais aussi à des exigences de profit. L’agriculture industrielle implique de remplacer bon nombre de processus naturels par des processus artificiels. En ce sens, l’insémination artificielle soulève des problèmes éthiques similaires à ceux du transhumanisme : toute modification de la nature génétique (l’ADN) ou phénotypique (le corps déjà formé) du vivant par l’être humain ne devrait être envisagée qu’avec les plus grandes précautions.
La surconsommation, le gaspillage, la recherche effrénée de profits sont autant de vices, de passions contre-nature qui poussent l’industrie à dénaturer le vivant, à prendre beaucoup plus de vies animales que ce dont nous avons besoins. Il est donc urgent de revenir à une conscience claire de notre propre nature biologique, de nos véritables besoins, et de réformer l’industrie agricole en conséquence. Si la nature morale de l’humain en fait un être à part, le seul être terrestre doué de la dignité d’être responsable de ses actions, cette même nature implique précisément un souci général du bien: ne pas tuer inutilement, ne pas faire souffrir sans raison, ne pas détruire les écosystèmes dont tout autre vie dépend.
De nombreux philosophes prennent en compte de façon équilibrée la nature propre des animaux et celle des êtres humains. Corine Pelluchon, par exemple, a développé une philosophie à la fois radicale au plan écologique, et sensible à la dignité de l’humain. Corine Pelluchon puise dans le Dictionnaire universel de la langue française cette admirable définition de la considération: «Considérer (considerare) vient de cum (avec) sideris, le génitif de sidus, qui désigne non une étoile isolée, un astre (stella, asrtum), mais une constellation d’étoiles. La considération est le fait de regarder quelque chose ou quelqu’un avec la même attention que s’il s’agissait d’examiner la position et la hauteur des astres. (13)»
Pour elle, tout vivant est digne de considération. Le concept de considération doit beaucoup à la conception de l’amour de saint Bernard de Clairvaux. L’interpellation d’un soi responsable par une nature vivante, le rapport d’amour entre le moi incarné et la vie plus grande que lui peut remplir, selon Pelluchon, le rôle que jouait autrefois le rapport à Dieu. L’humanité, les animaux et l’ensemble de la nature sont le point focal de la considération. Concrètement, Corine Pelluchon milite pour le végétarisme et l’écologie intégrale, mais elle a un souci aigü du bien être des travailleurs et des consommateurs qui seraient affectés par de grandes réformes des modes de production, et un respect sincère pour les personnes qui font le choix de manger de la viande ou d’utiliser des produits non-écologiques.
Alasdair MacIntyre nous offre un autre exemple de pensée qui équilibre écologie et humanisme. Dans son ouvrage Dependant Rational Animal, il enrichit son néo- aristotélisme par le concept thomiste de bienfaisance (beneficence) (14). Notre sens du bien est ancré dans notre être corporel limité, par lequel nous sommes dépendants de la nature, des autres personnes et exposés à des blessures, des maladies et des handicaps. La conscience de notre finitude physique, de notre animalité fragile, devrait nous rendre sensible aux personnes handicapées, malades, exploitées ou, tout simplement prisonnières d’une quelconque situation difficile. Cette empathie fondée sur le corps devrait aussi nous rendre sensible à la sensibilité et à l’intelligence des autres formes de vie, et nous conduire à leur accorder, pour reprendre le mot de Pelluchon, une certaine considération bienfaisante.
Les problèmes du monde agricole, symptômes d’une société malade
Il faut écouter les philosophes comme Pelluchon ou MacIntyre qui nous enjoignent de considérer la valeur intrinsèque de la vie animale, et plus largement notre inscription dans un écosystème du vivant. D’ailleurs, si les philosophes universitaires et les militants pour les droits des animaux fréquentaient davantage les fermes, ils constateraient que le monde agricole québécois a déjà effectué de nombreuses réformes en ce sens depuis plusieurs années. Aussi longtemps que les philosophes écologistes ne mettront pas leurs bottes de caoutchouc pour rendre régulièrement visite aux agriculteurs, ils n’auront aucune idée de la façon dont on peut concrètement améliorer l’agriculture. Les budgets à équilibrer, les heures de travail déjà trop nombreuses, les besoins des consommateurs, sont des réalités insolubles dans la spéculation philosophique.
Les écologistes et les défenseurs des animaux sont en grande majorité pacifiques et respectueux de l’humain. Ils forcent par leurs critiques et leur vigilance l’agriculture industrielle à retrouver un sens de la mesure: mesure de nos besoins réels, du bien-être des animaux, des écosystèmes. La tension entre les agriculteurs et les militants est bénéfique, tant qu’elle demeure civilisée. Comme dans tout dialogue, le progrès ne peut être que lent et difficile. Le fanatisme idéologique qui mène certains individus à accabler de leur rage les agriculteurs est causé en bonne partie par un refus infantile du labeur nécessaire à la conception de solutions pragmatiques à nos problèmes.
Malheureusement, la cyberintimidation n’est que l’une des difficultés que peuvent vivre les agriculteurs. On sait que les milieux agricoles sont aux prises avec des problèmes de dépression et de suicide, à cause de la solitude, de la dureté du travail et des risques financiers qu’ils doivent souvent subir. Le monde agricole n’est depuis longtemps plus un monde purement traditionnel, en retrait de la vie moderne. Le monde agricole est devenu un microcosme des malheurs du monde moderne, de nos vies hyper-branchées et pourtant solitaires, des impacts de la volatilité des marchés financiers sur la vie quotidienne, de nos difficultés à transmettre un héritage aux générations futures, que ce soit la culture, les entreprises, les fermes ou un environnement sain.
Le fossé entre l’université et la vie concrète est à combler, mais aussi, les familles sont à raccommoder, et le tissu social est à recoudre. Il faut cependant garder espoir. Malgré tout, le monde rural québécois produit encore assez de bonnes choses à apprécier et partager, assez de blé à transformer en lumière par des gens de bonne volonté, pour nous aider à redonner un visage plus humain à notre société.
Notes
(1) https://www.ledevoir.com/societe/560065/des-agriculteurs-cyberintimides
(2) https://www.journaldemontreal.com/2018/07/29/une-affiche-du-spectacle-odysseo- de-cavalia-vandalisee-1
(3) https://www.tvanouvelles.ca/2017/03/14/un-boucher-harcele-par-des-militants- vegans
(4) https://www.tvanouvelles.ca/2018/08/01/une-jeune-bouchere-ciblee-par-des- activistes-veganes-1
(5) Braunstein, Jean-François. La Philosophie devenue folle : le genre, l'animal, la mort. Grasset, 2019
(6) Cité dans la revue Klesis : http://www.revue-klesis.org/pdf/Klesis-Peter-Singer.pdf (7) https://www.ledevoir.com/societe/consommation/549073/pourquoi-les-veganes-ne- sont-pas-ecolos
(8) http://www.claude-tresmontant.com/article-le-dogme-de-la-philosophie- moderne-82330657.html
(9) Saint-Exupéry, Antoine De. Œuvres, Gallimard, 1959, p.165
(10) Ibid.
(11) Ibid., p.362-363
(12) Ibid., p.363
(13) Pelluchon, Corine. Éthique de la considération, Seuil, 1998, p. 31
(14) MacIntyre, Alasdair. Dependent Rational Animals: Why Human Beings Need the Virtues, Open Court, 2001