Mourir en douceur…
Un récent article du prestigieux New England Journal of Medicine1 évoquait les multiples interrogations que soulève aujourd’hui le problème de l’euthanasie. Constatant le désarroi et l’incertitude provoqués par l’évolution rapide du consensus social et voulant contribuer positivement à une discussion aussi nécessaire qu’urgente, les auteurs exposaient les opinions, parfois divergentes, auxquelles leurs réflexions et discussions les avaient conduits. Il s’agissait d’un article très pondéré qui, faisant le point sur une situation délicate, incitait à la réflexion tout en évitant les prises de position radicales ou extrêmes.
Peu de temps après la parution de ce texte, l’agence Reuter en distribua un résumé qui, tronqué, durcissait la déclaration des auteurs en omettant les nuances pourtant essentielles dont ils l’avaient entourée. Par après, le contenu de cette dépêche fut encore radicalisé lorsque, reprise par certains journaux, elle parut sous ce titre biaisé : « Des médecins d’accord avec l’euthanasie ».
Au-delà de la prudence à laquelle ces distorsions incitent, elles témoignent éloquemment des mutations profondes que subissent nos valeurs et nos jugements moraux. De nombreux comportements ou pratiques, communément jugés inacceptables il y a peu, font désormais l’objet de discussions ouvertes. On peut y voir le signe d’une plus grande franchise et, donc, s’en réjouir; n’oublions pas cependant que nos hypocrisies passées, par l’hommage rendu aux vertus, impliquaient aussi la reconnaissance d’une commune échelle de valeurs. On peut donc supposer que l’ouverture de nos discussions témoigne autant de l’affaiblissement de notre consensus moral que de notre audace à aborder les sujets précédemment tabous, et nos discussions mêmes contribuent dès lors à rendre acceptable l’objet de nos controverses. Il se produit ainsi un glissement dont les phases sont aisément identifiables : silence ou condamnation radicale d’abord, hésitation ensuite, tolérance de fait, sinon de droit, et finalement acceptation suffisante pour conduire à une modification de la législation, celle-ci entraînant à son tour une progressive « acculturation » de l’opinion.
Il est évidemment de l’intérêt de la pratique médicale qu’un minimum de règles claires déterminent le cadre à l’intérieur duquel le médecin sera assuré de pouvoir exercer sa profession de façon libre et responsable. C’est, en effet, l’absence de normes qui incitera le médecin à une prudence excessive. Il hésitera à prescrire une dose suffisante d’un analgésique puissant, s’il risque une inculpation d’euthanasie en cas de décès du malade; il sera tenté de poursuivre un traitement pénible et inutile plutôt que de se voir accuser de négligence professionnelle. Il appartient donc aussi à la loi de créer et d’entretenir un climat de confiance à l’égard de la profession médicale. Elle le fera, d’une part, en marquant clairement les bornes entre lesquelles s’exerce la liberté médicale et, d’autre part, en faisant confiance, dans les champs ainsi définis, au jugement du médecin traitant qui, mieux qu’une tierce personne, connaît son patient au plan médical, au plan psychologique, au plan moral, au plan religieux. Cette confiance, faut-il le dire, n’est jamais aveugle, le médecin pouvant toujours être appelé à rendre compte de ses actes.
Cela dit et si absolument nécessaires que soient ces définitions et ces délimitations, elles ne peuvent que circonscrire les problèmes et préciser la portée des questions; elles ne peuvent y répondre. La fluidité du réel échappe au découpage et à la catégorisation que nous tentons de lui imposer par la grille de nos concepts, si serrées qu’en soient les mailles. Souvent, d’ailleurs, et particulièrement en ces sciences humaines que sont le droit et la morale, la précision conceptuelle résulte d’une qualification, et, si la définition du concept paraît alors plus claire, c’est seulement parce que l’adjectif grammatical ramasse ou concentre en soi l’ambiguïté initiale, sans du tout la corriger.
C’est ainsi que la majorité des signataires de l’article du New England Journal of Medicine estiment que l’assistance médicale au suicide devrait être légalisée, à condition cependant que ce suicide puisse être qualifié de « raisonnable ». Or, quand le suicide peut-il être dit raisonnable ? A qui sera laissée cette évaluation et selon quels critères devra-t-elle se faire ? C’est ce que les auteurs tentent de préciser, mais ils reconnaissent que la question est très complexe, et il apparaît immédiatement que chaque élément de cette complexité conduit a une autre évaluation, également qualitative. Le patient est-il vraiment en « phase terminale » ? Est-il vraiment « pleinement conscient » ? Est-il « suffisamment informé »?
De même, voudra-t-on établir une distinction claire entre soin et traitement, et, parmi les traitements, entre traitement ordinaire et traitement extraordinaire. Or, comme le fait remarquer la Commission de réforme du droit du Canada (CRDC), les ambiguïtés ne sont pas levées pour autant, les risques de circularité ou de tautologie dans l’interprétation du terme extraordinaire étant évidents. Quant à préciser que les soins ordinaires sont ceux qui « ne comportent pas d’inconvénients sérieux pour le patient »2, là encore, on ne fait évidemment que déplacer le problème. Certains proposent dès lors de « cesser d’utiliser le terme ‘extraordinaire’ et [de] le remplacer par méthodes ‘non naturelles’ »3, par quoi, selon le contexte qui reprend la terminologie du Code de déontologie de l’Association médicale canadienne, il faudrait entendre « moyens inusités » ou « mesures héroïques ». Autant de nouveaux qualificatifs, autant de nouvelles précisions à donner; le processus enclenché semble devoir se poursuivre indéfiniment, sans que le concept initial n’en devienne plus clair ...
Normes objectives et jugement subjectif
Nos conceptions juridiques sont basées sur une philosophie du sens commun dont les notions fondamentales semblaient inébranlables, car elles correspondent à une vision spontanée du monde, vision élaborée à partir de notre expérience journalière, immédiate et commune.
Mais la plupart des concepts charnières de cette conception se voient remis en cause par les développements d’une pensée plus critique et par les progrès de notre habileté technique. Le droit, la morale, la philosophie même se trouvent ainsi coincés entre deux perspectives, entre lesquelles il leur est bien difficile d’établir un pont, ce qui pourtant constitue une part essentielle de leur tâche et de leur fonction. Quoi de plus évident pour le bon sens que la différence entre la vie et la mort ? Pourtant, nous avons été forcés de reconnaître l’existence, bien en deçà de notre seuil de perception, d’une large zone grise entre « le vivant » et « le non-vivant ». Et, à l’autre extrême, le passage de vie à trépas nous paraît toujours instantané et radical, alors même que nous le savons graduel. Nos codes, par exemple, continuent de situer le critère de la mort biologique dans la cessation des battements du coeur : qu’advient-il de l’organe transplanté et qu’en pense son bénéficiaire ? Il n’y a guère, notre impuissance même délimitait radicalement le champ de nos pratiques médicales, et la médecine ne pouvait hésiter à reconnaître ses limites; comment, à cette époque plus simple, la question des soins « extraordinaires » aurait-elle pu se poser ?
En somme, c’est la démarcation entre le naturel et l’artificiel, et, plus profondément encore, celle entre l’humain et le non-humain qui, de claires, évidentes, indubitables qu’elles étaient, s’estompent dans la grisaille de l’informe; il faut faire notre deuil des points de repère objectifs ...
Mais, dira-t-on, que voilà bien des spéculations gratuites ! Est-il besoin d’ainsi couper les cheveux en quatre? Car, concrètement, nous nous débrouillons fort bien et nous sommes parfaitement capables de reconnaître ce qui est « naturel » ou ce qui est « artificiel »; nous savons fort bien ce que l’« on veut dire » par suicide « raisonnable », par moyen « exceptionnel » ou « extraordinaire », et nous n’hésitons guère à distinguer entre vie et mort, entre conscience et inconscience ... Et il est vrai que, nous savons tout cela, mais nous serions bien en peine de dire avec précision comment nous le savons !
Cette opposition entre la clarté d’une intuition et l’imprécision des raisons n’est pas aussi paradoxale qu’il y paraît à première vue. Toute évaluation morale se réfère, en dernière analyse et au-delà de toute « objectivité » normative, au jugement d’une conscience et, donc, au verdict d’une subjectivité; au moins y aura-t-il toujours un moment où il faudra évaluer la correspondance entre le fait et la norme. D’ailleurs, à bien les comprendre, chacune des qualifications qui précisent la portée des définitions juridiques ou morales, dans la mesure même où elles sont qualitatives, demandent une appréciation proprement subjective. C’est pourquoi ces précisions, si nécessaires soient-elles, restent toujours insuffisantes, alors que nous faisons spontanément confiance à notre « intuition » pour en combler les lacunes : ce qui n’est pas autre chose que faire appel à notre subjectivité.
La distinction entre mesures ordinaires et mesures extraordinaires en donne un bon exemple. On peut retracer l’origine de cette distinction dans un discours de Pie XII qui, en 1957, précisait que le médecin n’est moralement obligé que d’utiliser les moyens « ordinaires », non pas les moyens « extraordinaires ». Notant que cette distinction « voulait correspondre à un besoin de clarification », la CRDC observe qu’« elle demeure cependant entachée d un certain degré d’imprécision qui rend difficile son adoption comme critère dans une réforme éventuelle ».4 La Commission souligne que telle technique, extraordinaire il y a 20 ans, peut être devenue courante aujourd’hui ou encore être exceptionnelle en un centre éloigné, mais habituelle dans un hôpital moderne bien équipé. Il va de soi que ce qui est ordinaire ou non doit être évalué concrètement en fonction des lieux et des temps, de l’état du malade, des possibilités de guérison, des urgences, des disponibilités, des priorités ... Dire que le traitement doit être « raisonnable » ne ferait que résumer par un mot la multiplicité des conditions posées, et l’évaluation n’en serait pas moins « subjective », globalement et en chacun de ses éléments. Doit-on souligner que cette référence à la subjectivité n’implique aucun subjectivisme ? Au contraire, le jugement dont il est ici question, qui est fondamentalement un jugement moral, suppose un sujet lucide, informé, intègre et responsable. Plutôt qu’un avis juridique, c’est évidemment une exigence morale que Pie XII voulait énoncer, exigence morale à laquelle aucun texte de loi ne pourra jamais se substituer.
En son dernier ressort, toute décision morale est toujours une décision individuelle, c’est-à-dire une décision dont seul un individu peut assumer la responsabilité. Il est, en effet, fictif de croire qu’il existe d’authentiques responsabilités collectives, car aucune collectivité n’est sujet au plein sens du terme. Aussi évitera-t-on d’accorder trop de poids ou de faire trop facilement confiance aux « comités d’éthique ». La consultation d’un tel comité sera souvent nécessaire en vue de prendre une décision éclairée concernant les cas complexes et difficiles, et, à ce titre, la loi pourrait rendre cette consultation obligatoire. Mais, en matière d’éthique, l’avis rendu ne devrait jamais être décisionnel. D’abord, pour la raison fondamentale que les questions d’éthique ne se décident pas à la majorité des voix, ensuite, parce que la tentation sera toujours grande de vouloir diluer la responsabilité personnelle dans l’anonymat du groupe et parce que, au sein de tels groupes, les personnalités les plus fortes, même sans le vouloir, orientent les discussions, tout en n’ayant pas à assumer la responsabilité de la décision qui y serait prise.
Puisqu’une décision ne peut être qualifiée de morale que si elle est la décision d’une personne libre et responsable, on se méfiera de cette inflation du juridique qui, sous prétexte de clarification, a souvent pour effet de limiter l’aire de nos libertés et de nos responsabilités. Plutôt donc que d’attendre du législateur des normes trop précises, mieux vaudrait s’en tenir à quelques repères, garde-fous d’autant plus visibles qu’ils seraient rares, pour baliser le champ de notre agir. Cette sobriété législative convient particulièrement au domaine médical. S’il est une relation de la vie sociale où le respect absolu de l’autre doit prévaloir, c’est bien dans la relation thérapeutique; de sujet libre à sujet libre, face aux enjeux ultimes de la vie et de la mort, le respect de la dignité de la personne doit être érigé en principe absolu.
À condition d’être posé en postulat intangible, dans toute son ampleur et avec toutes ses implications, ce principe peut sans doute nous guider dans la recherche de ces quelques garde-fous éthiques dont nous avons besoin, tout en conservant une prudente méfiance à l’endroit des garanties légales, même les plus fermes en apparence ...
Le suicide et le refus de traitement
S’en référer à l’autonomie et à la responsabilité de la personne, cela ne veut pas dire que tout acte, indifférent en soi, deviendrait moralement bon par la seule décision du sujet; mais cela veut dire que seul le sujet peut assumer la responsabilité morale de son acte. Ainsi, seul l’individu peut, pour lui-même, évaluer s’il a le droit, et peut-être le devoir, d’accepter ou de refuser tout traitement, même le traitement réputé ordinaire. Il faudra donc respecter la décision du patient qui, en toute lucidité, par conviction religieuse ou autre, refuse un traitement aussi banal qu’une simple transfusion, et cela, même si ce refus, évalué dans un autre cadre moral, paraît absurde ou révoltant. C’est ce même respect de l’autonomie de la personne qui, en droit, justifie la décriminalisation de la tentative du suicide. Cette décision du législateur ne préjuge pas de la moralité du suicide : elle implique seulement que, pour autant qu’elle soit seule en cause, toute personne doit pouvoir juger en sa propre conscience si elle peut ou si elle ne peut pas mettre fin à ses jours, et la société ne peut que respecter la décision qu’elle prendra.
L’aide au suicide
Si le suicide ou la tentative de suicide est décriminalisé, le Code criminel par son art. 224 punit de 14 ans de prison celui qui aide une personne à se donner la mort.
L’aide au suicide est donc assimilée à l’homicide, et la CRDC fait remarquer qu’« il paraît, à première vue, fort incongru de criminaliser la participation à un acte qui n’est plus lui-même un acte criminel »; aussi propose-t-elle l’adoption d’une procédure rendant plus exceptionnelles les poursuites dans de tels cas. Pourtant, se plaçant au plan de la politique législative et des conséquences pratiques que pourrait avoir une décriminalisation de l’aide au suicide, la Commission « n’est pas d’avis de (...) décriminaliser l’aide, l’encouragement ou le soutien au suicide »5. Et il est vrai qu’il n’est pas toujours facile de distinguer l’aide au suicide de l’euthanasie proprement dite : prescrire une solution, la préparer ou aider physiquement le patient à la boire peuvent sembler n’être que trois aspects d’un même acte. Il serait également difficile de préciser ce qu’il faut entendre par « phase terminale », si l’on voulait amender la loi de façon à décriminaliser l’aide au suicide dans le seul cas du malade « en phase terminale ».
Ces objections sont sérieuses, et on reconnaîtra que l’aide au suicide se situe précisément dans une de ces zones grises où la tâche du législateur est particulièrement délicate. Cependant, la solution qui consiste à continuer d’interdire, mais à cesser de poursuivre (sauf exceptions) paraîtra sans doute peu satisfaisante. Puisqu’il faut clarifier la situation, ne pourrait-on définir la notion d’aide au suicide de façon à la démarquer clairement du soutien et, surtout, de l’encouragement au suicide ? En ce qui concerne l’intervention médicale, l’assistance au suicide paraît assimilable à la cessation du traitement par respect de la volonté du patient. Dans ce cas également, existe le danger de « soutien ou d’encouragement ». Souvent, d’ailleurs, l’intervention du personnel médical, si minime soit-elle, est plus directement nécessaire pour la cessation de traitement qu’elle ne l’est dans l’assistance au suicide. L’aide au suicide devrait donc être entourée d’une « prudence » équivalente à celle qui entoure la cessation de traitement, mais, ces conditions, d’ailleurs sévères, assurées, il ne paraît pas qu’elle doive faire l’objet de précautions spécifiques supplémentaires.
L’euthanasie « voIontaire », « non voIontaire » et « imposée »
Tout autre est le cas de l’euthanasie proprement dite : ici, la mort est la conséquence directe de l’intervention d’autrui. Cette intervention tombe sous l’article 14 du Code criminel, qui l’interdit, même lorsqu’elle est faite à la demande expresse de celui qui en sera la victime, ce qui est le cas de l’euthanasie volontaire : « Nul n’a le droit de consentir à ce qu’on lui inflige la mort, et un tel consentement n’atteint pas la responsabilité criminelle d’une personne par qui la mort peut être infligée à celui qui a donné ce consentement. »
Y a-t-il lieu d’amender la loi ? On serait tenté de répondre par l’affirmative parce que l’on suppose ici, spéculativement, que c’est bien en pleine conscience que la demande est adressée au médecin ou au personnel médical, par celui-là même qui désire mettre un terme à ses jours. S’il était possible d’atteindre une certitude « raisonnable » sur ce point, l’euthanasie « volontaire » devrait être admise, et la loi devrait être amendée en ce sens. Mais est-il possible de savoir si le patient est pleinement capable d’évaluer son état, si sa lucidité est suffisante et, surtout, si sa détermination est aussi assurée qu’il peut lui-même le croire ? Psychologiquement, il y a probablement un monde de différence entre se laisser donner la mort et se la donner soi-même, car, dans le premier cas, il y a malgré tout et en dernière extrémité, pourrait-on dire, abandon de la volonté propre et soumission irréversible à la décision d’autrui. En ce sens, la preuve finale de la pleine détermination, la seule qui soit vraiment concluante « au-delà de tout doute raisonnable », est donc impossible à établir, alors que, dans le cas de refus de traitement, la persistance du refus rend la détermination manifeste, aussi longtemps que le patient reste conscient.
Et c’est ici, peut-on penser, que réside toute la différence qui sépare le suicide, qui est jusqu’au bout un acte personnel, de l’euthanasie dite volontaire. Dans le déroulement des faits, de l’un à l’autre la marge peut paraître faible; en tant qu’expression de la conscience cependant, ces actes relèvent de catégories spécifiques distinctes.
On conclura de ce qui précède que l’aide au suicide devrait sans doute être décriminalisée, si on entend par aide, au sens strict du terme, l’intervention rendant possible un suicide, tout en laissant l’exécution de l’acte suicidaire à celui qui est déterminé à le commettre. C’est ici que devrait passer la démarcation claire entre le licite et l’illicite.
Il s’ensuit donc que toute forme d’euthanasie, y compris l’euthanasie « volontaire », demeurerait prohibée. Cela paraît essentiel : si, en effet, l’euthanasie volontaire devait être tolérée, le glissement vers l’acceptation du meurtre par compassion, c’est-à-dire l’euthanasie non volontaire, s’en suivrait presque nécessairement. Paradoxalement, le succès des techniques médicales recèle un danger d’autant plus grave qu’il est insidieux, et cela, parce que, dans bien des cas, ces techniques semblent garantir une mort sans souffrance, une mort « dans la dignité », une mort propre. La « mort douce » que, par commisération, nous voudrions accorder aux malades en phase terminale, pourrait nous paraître si « simple » que nous ne résisterions pas à la tentation d’en généraliser l’application : admise d’abord dans les cas extrêmes, l’euthanasie deviendrait d’usage courant. Nous y verrions sans doute, de façon inavouée mais subtile et efficace, une nouvelle façon de camoufler la mort, de camoufler la révolte profonde qu’elle provoque, de camoufler la question de son sens ou de son non-sens. Or, cette question et cette révolte font partie essentielle de la condition humaine, et il est sans doute de la dignité de l’homme de refuser de les contourner ...
On ne parlera ici de l’euthanasie imposée, c’est-à-dire de l’eugénisme, que pour rappeler qu’un humaniste aussi sincère que le Dr Alexis Carrel s’en était fait le défenseur, ce qui montre que le danger d’un « glissement » de l’euthanasie « non volontaire » vers l’euthanasie « involontaire » ou imposée n’est pas aussi illusoire qu’on se plaît à le croire. La Commission de réforme du droit au Canada soulignait également qu’« il existe … un danger réel que la procédure mise au point pour permettre de tuer ceux qui se sentent un fardeau pour eux-mêmes ne soit détournée progressivement de son but premier et ne serve aussi éventuellement à éliminer ceux qui sont un fardeau pour les autres ou pour la société »6. Peut-on rappeler que, tout récemment encore, la « distance morale » qui sépare l’avortement de l’euthanasie semblait, elle aussi, infranchissable, et toute allusion à un éventuel glissement de l’un à l’autre se faisait taxée de simplisme ... Ne nous cachons pas que les garanties légales sont ici de peu de poids; même la plus solennelle Déclaration des droits devient aisément contournable dès que nous en éprouvons le besoin; il suffit que soient décrétés non humains ceux dont la présence nous incommode ...
La cessation de traitement
On le voit donc, la règle n’a de sens que si elle est posée en absolu; et n’admet aucune exception : homi le cas de légitime défense, l’élimination directe d’une vie humaine innocente ne peut être tolérée, même pas par compassion, sentiment qui peut trop facilement servir de prétexte ou de couverture à de toutes autres intentions.
Il est cependant inexact de dire que toute vie humaine soit sacrée; seule la vie consciente l’est ou celle qui peut conduire à la conscience. Sans doute pouvons-nous trouver ici le critère fondamental permettant de baliser la délicate question de la cessation de traitement. On ne voit pas, en effet, ce qui justifierait de poursuivre le traitement donné à un être vivant d’une vie seulement végétative ou même seulement sensitive, alors que tout espoir de recouvrement de la conscience a dû être abandonné. C’était le cas de Karen Quinlan; c’est celui, sans doute plus tragique encore, de Christine Busalacchi qui, semble-t-il, connaît des alternances de « sommeil » et de « veille », sans jamais regagner conscience. Le principe même du respect de la dignité de la vie humaine demande que de tels traitements ne soient pas prolongés au-delà de ce qui est « raisonnable », et le traitement cesse d’être « raisonnable » lorsque disparaît tout espoir « raisonnable » de faire renaître la conscience.
Il est possible d’énoncer des directives pour éviter la circularité apparente de cette proposition. Le danger, on le reconnaît, réside dans l’erreur de diagnostic et plus encore dans l’erreur de pronostic, et certains cas à peine croyables, comme celui de Jackie Cole, incitent à la plus extrême prudence. A la suite d’une grave hémorragie cérébrale, madame Cole tomba dans un coma profond. Un respirateur la maintenait en état de vie végétative qui, selon les médecins traitants, pouvait se prolonger indéfiniment, sans cependant offrir le moindre espoir d’amélioration. Son mari, s’étant assuré des meilleurs conseils médicaux, demanda donc l’autorisation de « débrancher » le respirateur. Le juge prit l’affaire en délibéré. Six jours plus tard, avant que le juge ne rendît sa décision, madame Cole s’éveilla de son état comateux. Depuis, elle mène une vie active et normale ...7
Dans la décision de cessation de traitement, il faut certainement tenir compte de la possibilité, si minime soit-elle, de tels revirements littéralement inespérés. Est-ce dire que tout traitement doive être poursuivi indéfiniment ? Certainement pas. Une procédure pourrait être élaborée qui comprendrait, par exemple, trois étapes : établir d’abord que le patient ne manifeste plus aucun signe de conscience; recueillir l’avis d’experts indépendants, attestant qu’au mieux de leur connaissance, l’état comateux doit être considéré comme irréversible; enfin, par comparaison étiologique et symptomatique avec d’autres cas similaires, prescrire un délai d’attente minimal. Ce délai devrait dépasser « largement » (de 30% ? de 50% ?) la durée de l’état comateux le plus long, qui, attesté médicalement, ait été suivi d’un recouvrement de conscience. Passé ce délai, il serait légitime d’abandonner tout traitement qui ne viserait qu’à prolonger l’existence. À ce stade, la distinction entre mesure ordinaire et extraordinaire perd toute pertinence, l’utilisation d’un respirateur ou l’insertion d’une sonde gastrique relevant l’une et l’autre de ce qui n’est plus qu’acharnement thérapeutique. Seuls seraient prodigués les soins d’hygiène et de confort, avec administrations répétées de sédatifs et d’analgésiques en doses suffisantes pour pallier la souffrance.
C’est cette voie qui fut suivie, à l’Hôpital Notre-Dame de Montréal, dans le cas, qui fit manchette, d’un enfant atteint de trisomie 18. De telles occurrences seront toujours extrêmement pénibles et ne manqueront pas, quelle que soit la décision prise, de soulever d’âpres polémiques, de donner lieu à de dures et souvent injustes critiques, comme ce fut le cas à l’égard du chef du département de pédiatrie de cet hôpital. C’était pourtant, dans les circonstances, la décision la plus juste, la plus profondément humaine. Mais sans doute fait-il également partie de la dignité et de la responsabilité de la profession médicale d’avoir à prendre de telles décisions et d’en assumer en conscience les conséquences ...
Notes
1. « The Physician’s Responsibility toward Hopelessly Ill Patients, a Second Look », The New England Journal of Medicine, March 30, 1989, pp. 844-849.
2. Commission de réforme du droit du Canada, Euthanasie, aide au suicide et interruption de traitement, document de travail 28, 1982, p. 39; le souligné est de moi.
3. Dr Preston Robb, « Le point de vue médical », dans « Prolonger la vie ou la mort – À qui de décider ? », tiré à part du Médecin du Québec, mars 1979, p. 9.
4. CRDC, op. cit., pp. 39-40.
5. Ibid., p. 62.
6. Ibid., p. 53.
7. Time Magazine, 19 mars 1990.