Les chiffres ont une vie
Lu dans Philosophie magazine d’octobre 2013, ce commentaire de Gary Urton auteur de The Social Life of Numbers : a Quechua anthology of Numbers and philosophy of Arithmetics.
«Vous devez vous rappeler que nous avons, en Occident, une approche extrêmement platonicienne des nombres et de l'algèbre. Nous considérons que les lois mathématiques, les règles de logiques existent "en-dehors d'ici", de manière autonome et éternelle, détachées de tout contexte social. Partant, nous en avons fait un régime d'idéalité pure. C'est ce platonisme grec qui est totalement absent des mathématiques incas. Pour résumer, ils considèrent que les chiffres sont des personnages et qu'ils ont une vie. Ainsi, le pouce est la mère. Tous les doigts suivants, de l'index à l'auriculaire, représentent les enfants, de l'aîné au cadet. Et chaque opération algébrique, loin d'être neutre, vise à établir ce que j'appelle une "rectification". Car les nombres sont originellement dans un état harmonieux, mais chaque opération vient troubler leur équilibre. C'est pourquoi les opérations algébriques créent et défont certains liens sociaux : addition et soustraction, multiplication et division fonctionnent en miroir et permettent de détruire un agencement puis de le rétablir. Par ailleurs, en évoquant les équivalents familiaux des nombres comme je viens de le faire, je n'ai pris que la symbolique la plus simple, mais les numéraux et les ordinaux charrient pour les Incas bien d'autres histoires. Le deux, par exemple, c'est aussi le canard qui avance sur deux pattes ; le trois c'est l'anus ; le huit représente le buste mais aussi la figure de deux vagins posés l'un sur l'autre... Et encore, je dois vous dire que j'ai vécu deux ans à Tambo et travaillé étroitement avec Primitivo Nina Llanos, un Indien connaissant bien la culture quechua, et qu'il n'a jamais voulu m'enseigner certaines choses. Par exemple, les nombres n 'ont pas les mêmes significations pour les hommes et pour les femmes, mais je n'ai pas eu le droit, moi, mâle, et gringo de surcroît, d'être initié à la symbolique féminine de l'arithmétique... » Que faut-il conclure de tout cela? « Faire de l'arithmétique, pour les Incas, ce n'est pas sec et n'a rien d'un jeu logique abstrait : cela revient à manier la répartition et les relations des objets et des êtres de ce monde. »
Octobre 2013 Philosophie magazine n°73 / 33