Le style de Balzac
Ce roman est entièrement par lettres. On n'y trouve pas trace du récit fait par le romancier. Et c'est par cette fiction qu'il s'est élancé dans le sujet, peut-être le plus difficile de tous. Car, qu'y a-t-il de plus secret qu'une jeune fille fière et intelligente et qui pense l'amour sans objet ? Car c'est ainsi au commencement. L'objet vient ensuite et de lui-même ; il est revêtu, et de vive force, de toutes les perfections et superfections, qu'il doit a priori. C'est une analyse a priori du cœur.
J'ai dit qu'il, se lance, et, en lisant, j'ai senti ce mouvement. Aux premières lettres de Louise-Armande de Chaulieu, il n'y a point de réponse. Il était bien facile de donner à cette confidence la forme du récit ; mais c'est ce que Balzac ne fit point : l'hôtel Chaulieu, les mystères d'amour qui y sont exprimés par les meubles et les ornements, cela est décrit par Louise-Armande elle-même. Et quelle magie ! C'est la naissance de la carmélite libérée à la vie parisienne ; et toutes nuances d'un roman despotique sont ici tracées d'avance. Elles ne l'auraient pas été sans la fiction des lettres destinées à une petite provinciale du Midi ; mais soyez tranquille, cette petite Renée de Maucombe prendra sa revanche. A elle la doctrine ! A elle la morale de ce dramatique roman.
Qu'est donc le roman par lettres, ce genre ici créé ? Il consiste d'abord en ceci que le romancier est tenu de jouer le rôle du personnage. Il n'a pas à répondre de ses idées ; car ce sont les idées d'une noble fille un peu folle d'orgueil. C'est elle qui dit dans une de ces lettres, qu'elle n'aurait jamais permis à Othello d'être jaloux, surtout sans sa permission à elle ! Idée profonde qui m'est revenue bien des fois sans que j'aie retrouvé son origine. Idée périlleuse, car tout l'amour en est défini, et une tragédie neuve se montre. Est-ce aimer que développer sa jalousie tout seul ? Sans égards à la reine de ce sentiment terrible ? Et sans permission surtout ? En ce trait se montre l'orgueil des Chaulieu, et tout l'ancien régime. On aperçoit que les révolutions sont des trahisons d'amour. Sans quoi la fureur révolutionnaire n'a point de raisons. Car assassiner, c'est aimer. Voilà la femme qui se livre dans ses confidences à sa Renée, avant même que nous sachions si Renée a reçu ces lettres ni comment elle y répondra. Cet étrange silence est bon pour la pensée, car, dans la conversation, l'idée se trouve contrariée et détournée, ce qui n'a point lieu dans les lettres, surtout sans réponse. Mais pensez à ceci, c'est que les lettres sont toutes sans réponse. Et beaucoup d'incidents du drame, surtout vers la fin, dans le second mariage de Louise-Armande, s'expliquent par cette tragique absence. Renée, en ces aventures, est absente ; il faut bien du temps pour parler à cette femme du Midi. Ce même tragique est partout. Quand Renée a pu juger les témérités de Louise à l'égard de son Espagnol, Louise est déjà engagée, et bien plus loin dans les folies (belles folies !) que Renée ne peut savoir. Ainsi, d'un côté, les leçons de Renée (car elle est pédante) viennent toujours trop tard. A la fin, trop tard pour empêcher peut-être le suicide de cette terrible Louise. Trop tard ! Mais d'un autre côté « Trop tard ! » est aussi une pensée de Louise regardant ce destin qu'elle-même a fait. Voilà comment les passions se développent par lettres. Voilà un genre de sincérité dans la solitude, et une fureur d'avoir raison qui font la vie prodigieuse de ce roman. D'ailleurs la réciproque est vraie, et la sagesse de Renée qui va plus loin que tous les drames, dépend aussi beaucoup d'un certain mépris de la part de Louise, qui compare le petit mariage de raison aux manœuvres des courtisanes.
Soyez tranquille, la riposte ne manque pas. Louise est Convaincue à son tour d'arranger l'amour comme on administre des biens. Ce que Dieu certes ne permet pas, ni le dieu de l'amour non plus. Seulement cette riposte a juste le retard du courrier. Il en résulte que c'est une pensée toute faite, quoique bien vivante, et déjà les événements la justifient. Jusqu'au drame final, Renée prouvera et reprouvera que le mariage d'amour est une erreur et presque un crime, et que la punition ne peut manquer. Ce qui arriva. Et pourquoi ? Parce que la réflexion est venue trop tard, comme le courrier.
Et où donc le style ? Toute cette préparation est pour déplacer le style et en faire un ensemble, comme il est en effet. Voyez les meubles de style ! En sorte que je suis déplacé des phrases plus ou moins chantantes et bien tombant ; ce qui ne concerne le style que par un abus, qui vient de l'éloquence. Une cadence d'orateur justifie tout, explique tout. Au lieu que la lettre offre un ensemble, éclairé d'une lumière égale.
Je vais encore un peu plus loin. Car ce qui vaut dans un roman, c'est le document. Or une conversation n'est pas un document ; c'est un arrangement ; c'est une chose au monde. Au lieu qu'une lettre est un document. Balzac l'avoue naïvement lorsqu'à la fin de Béatrix, ayant l'air de transcrire une lettre de Sabine à sa mère, il dit lui-même : « Cette situation de Sabine sera plus claire d'après la lettre que voici », etc. Il oublie véritablement que cette lettre est de lui ; on dirait qu'il l'a trouvée et copiée comme une pièce de procès. Vous trouverez des documents bien plus étonnants dans l'histoire de Mme de La Chanterie (L'envers de l'histoire contemporaine). Il se trouve là des rapports de procureur général qui ont tellement figure des tourments de cette fonction qu'on s'y laisserait prendre. Mais non, c'est une manière de raconter sans raconter ; et cette manière est de style. Comme dans La Grande Bretèche et dans L'auberge rouge, où le récit n'est fait par personne, mais résulte de paroles quelquefois surprises, de témoins auxquels on ne pensait pas. Tous ces imprévus font la tragédie ; les romans que je viens de citer sont parmi les plus émouvants. Au vrai, ces artifices sont de composition, et cela m'avertit que la composition est éminemment de style. Car, par la composition, on sait où l'on va, et en même temps on ne le sait pas. D'où la surprise. Les chocs que l'on reçoit sont de style. Rien n'est plus prévu, alors, que l'imprévu.
Je prévois, dans le Cabinet des antiques, que le sublime Chesnel sera ruiné par le jeune d'Esgrignon. Je le prévois, mais je suis pourtant surpris par l'événement, c'est-à-dire par le petit mot de Chesnel disant : « je n'ai plus que mon étude et ma ferme ; je supplie que vous n'alliez pas au delà. » Le style consiste à faire attendre et à surprendre encore mieux.
On voit quelle est la puissance des lettres, surtout quand ces lettres forment un système auquel l'auteur ne manque jamais. Ainsi pour les Mariées. Il y a plusieurs catastrophes dans ce roman. Que le lecteur se donne ce spectacle, en relisant, de les sentir arrivées sur lui et déjà le tenant à la gorge ; simplement parce qu'il n'y a aucun lien entre la lettre tragique et la lettre précédente. Ce roulement du malheur est comme d'un tonnerre lointain qui se répercute et est déjà sur nous. Toutes ces remarques reviennent à dire que le style de Balzac est un style indirect, et c'est déjà beaucoup. Je citerai encore La Grande Bretèche où tout est raconté sans que rien soit raconté. Un discours de notaire, et puis le bavardage de deux femmes et tout est deviné. C'est Balzac qui devine! C'est là le comble de l'art de la composition. Cet art n'est pas moins parfait dans L'auberge rouge où des récits incomplets, les cris mêmes de l'amour, font un récit très dramatique. On dirait ici que Balzac joue avec les difficultés de raconter sans raconter. Maintenant, je reviens aux Jeunes mariées, et à cette manière par lettres de raconter en se tenant dans l'être des personnages. Tout le tragique dépend de ces conditions si naturelles, sans compter que le choc des catastrophes est augmenté par le silence qui règne entre les lettres, et qui établit un calme trompeur. Ce caractère est plus marqué encore à la fin du roman où le mot fatal du courrier : « Il est trop tard » est répété par Louise-Armande, dans le moment le plus tragique. Il est certain que, par l'effet de conversations, ce drame aurait été dissous, sans le suicide et le malheur, de si loin et si inutilement prévus par la sage Renée. À la fin elle appelle ses enfants : « Amène-moi mes enfants ! » Ce qui est la conclusion même.
Comme on pense bien, tous les romans de Balzac ne sont pas composés comme celui-là. Je viens de lire Modeste Mignon, qui est aussi un roman par lettres, avec cette différence que le récit y a une part, ce qui a pour effet de rendre les lettres plus trompeuses encore. Ici tous ont des masques. Le poète Canalis écrit sous le masque de son secrétaire, Ernest de La Brière ; ainsi la rusée Modeste est trompée. Tous sont trompés. Et par un miracle de composition, tout finit bien. Et, en effet, ne parlez point de sincérité sans y mettre une grande ruse. Ce roman me rappelle la grandiose tromperie des Jeux de l'amour et du hasard, où chaque personnage a un masque. Et on ne voudrait pourtant pas dire que les sentiments ainsi développés manquent de sincérité. Bien au contraire chacun est tenu par son rôle ; mais je laisse ce grand sujet de théâtre, qui est inépuisable. C'est par la magie du roman par lettres que le romancier atteint presque le leste mouvement de la célèbre comédie. Ce n'est pas peu de représenter les passions en formation. Si d'après ces quelques lignes, le lecteur entreprend la lecture de ce roman si peu connu, il m'en saura gré. Car cette analyse en action n'a point d'analogue, et tous les secrets de soi à soi finissent par être dits. Sans compter que les personnages secondaires sont tous réels, réels par leur ignorance ; car ils assistent aux effets d'une correspondance secrète.
Il y a bien d'autres merveilles de composition dans Balzac. Je veux citer encore Les paysans qui commencent par une lettre de Blondet, qui raconte son séjour au château des Aigues, et ainsi met tout en scène, de la façon la plus naturelle. Dans ce roman, le drame est atroce, et, chose remarquable, les événements ne sont pas décrits. Personne n'a vu l'assassinat du garde général. Personne n'a vu le chien être égorgé. Ce sont des on-dit effrayants. Du paysage, qui est partout présent, il n'y a pas d'autre description qu'une promenade de Blondet avec sa dame. Le centre et la puissance de l'analyse sont ailleurs, dans la description de Soulanges et de la première société de Soulanges. Je vous signale une description du grand café de cette ville, qui est peut-être ce qu'il y a de plus étonnant dans tout Balzac. Et oui, tout est indirect dans cette manière d'écrire. La violence finale, le jeune paysan qui tient le général de Montcornet au bout de son fusil, cette violence n'a pas lieu. Ce qui a lieu, c'est un bref dialogue qui fait ressortir l'inflexible résolution de Bonnébault et l'intrépidité du général. Et tout cela présente le paysage, témoin impassible dans sa couleur. « Voilà donc, dit Blondet, la paix des champs. » Ce contraste est lui-même une sorte de couleur, propre à la prose.
Je n'ai pu me priver de relire Les chouans, ce chef-d'œuvre ; et partout j'y ai trouvé le style indirect. Surtout au commencement, quand le Gars et Mlle de Verneuil éprouvent le commencement de leur terrible amour ; ils sont déguisés et dissimulés. Chacun d'eux devine l'autre et Balzac lui-même nous laisse longtemps dans l'incertitude. On n'arrive pas à savoir si le Gars est ce qu'il dit être, c'est-à-dire le comte de Bauvan. Et quant à la présentation de Mlle de Verneuil, elle est ambiguë et mystérieuse. Les passions s'animent à ces énigmes énoncées par des yeux et des paroles qui expriment les tempêtes de l'amour. Il faut reconnaître qu'ici la description de Fougères est une description admirable ; encore est-elle mêlée à des actions. Tout est action dans ce roman. La maison de Galope-Chopine est apportée par le tourbillon de l'action même ; l'horrible exécution de Galope-Chopine par les deux sinistres chouans Marche-à-Terre et l'avare Pille-Miche n'est décrite qu'en quelques mots et d'abord par une effrayante conversation : « Tu t'expliqueras avec Dieu dans le temps comme dans le temps », dit Marche-à-Terre à l'autre qui voudrait bien gagner du temps. Tout est en marches et expéditions. Quand notre héroïne s'en va à Saint-James, on voit à peine passer dans la nuit des multitudes effrayantes ; on entend le discours du prêtre qui bénit les fusils. Puis, quand Mlle de Verneuil est prise pour un revenant, tout fuit et tout court. Elle agit par impulsion, elle ne peut penser, dans le péril où elle est.
Quant à la conclusion, elle est obscure et tout juste soupçonnée même par un lecteur attentif. Qui pourra se vanter d'avoir imaginé exactement comment la nouvelle mariée se trouve tuée en même temps que Montauran ? C'est qu'alors les sentiments passent au premier rang ; exemple, le réveil des nouveaux mariés. On s'interroge, on croit se réveiller soi-même. Tout cela fait un style, c'est-à-dire un art d'émouvoir qui n'a point son pareil.
Il faut que je cite aussi L'envers de l'histoire contemporaine. Les malheurs de Mme de La Chanterie sont racontés par le bon Alain. Mais comme si cela lui semblait trop difficile, il remet à Godefroid deux documents qui portent la terreur au comble. L'un est un rapport de procureur général qui résume des témoignages. Et Balzac le donne comme un document. C'est lui qui l'a fait ! Et il le prend comme bon, lui-même s'en instruit. Il y a plus d'un exemple de cette naïveté magnifique. Je citerai seulement tous les vers qu'il a fabriqués ou fait fabriquer. Ce sont les vers de Lucien à Angoulême, ce sont les sonnets de Lucien à Paris. Remarquez qu'il y en a de bons et de mauvais. C'est miraculeux ; la création ne peut aller au delà. Les vers encore de La muse du département ; un peu plus il nous imiterait les articles de Lousteau ; exactement nous voyons cet écrivain se fatiguer, devenir médiocre. L'invention va presque au sublime dans cette scène où les écrivains improvisent sur des maculatures d'épreuves, sous le titre Olympia ou les vengeances romaines. Je signale dans ce même ouvrage les récits espagnols qui sont faits par l'un et par l'autre ; nous voilà presque au roman par lettres. Presque tout est raconté par quelqu'un. Dans Béatrix, les aventures de cette Rochefide nous sont connues par une lettre d'elle. Il y a aussi des lettres de Calyste et de Camille. On dira qu'il y a la ville de Guérande, divinement présente, surtout quand on entend le pas du curé tout-puissant qui rentre chez lui ; ce sont des manières de décrire auxquelles on est pris. De même aussi le bruit des pas de Balthazar dans l'escalier, qui terrifie (La recherche de l'absolu) -
Mais en voilà assez sur le roman par lettres, et sur les regards de côté que nous jettent les personnages. Ce qu'ils ont de vie vient certainement de ce qu'ils gardent en eux de caché et d'imprévisible. Comme le fameux père Grandet. Ce n'est qu'une nature en sursauts. Il se fâche, il pardonne, on n'y comprend rien. Mais lui ne manque pas de plier ses gants avec son chapeau ; c'est alors qu'on le comprend ! Comment comprendre la grande Nanon ? « Il n'y a que toi qui m'aimes ! » dit Mlle Grandet. Il y a aussi le lecteur qui se trompe en croyant que le père Grandet est ici le personnage principal. Non point ! Et le titre du roman le dit : Eugénie Grandet. Ici on dira que tout est indirect. Le père Grandet a une fille qui existe plus que lui, et qui finit par occuper la scène à elle toute seule. Lisez, s'il vous plaît, ce roman jusqu'à la fin. La richesse finit par être émouvante et belle, par ceci qu'elle appartient pour finir à la seule Eugénie, celle qui dit si bien « nous verrons cela » comme disait son papa.
Voilà où l'a conduit l'imitation de personnages supposés. Dans Modeste Mignon, on trouvera un exemple plus complet, ce sont des vers de Canalis faits par Balzac, non sans quelques joyeuses platitudes qui valent des pages de critique. Mais, bien mieux, il a reproduit la musique telle que Modeste a pu le faire. Je ne sais comment il a fait. Quoique instruit sur la musique, il s'agissait de bien autre chose, d'inventer mélodie et harmonie. J'ai lu avec application ces deux pages de portées musicales. Miracle, cela n'est pas même génial ; c'est ce que pouvait faire une Modeste, non sans prétention.
Voilà donc son style, voilà son génie ; c'est une aptitude à se mettre à la place d'un personnage. De là lui vient l'inspiration, et, comme j'ai montré, dans Les mariées, c'est déjà toute l'inspiration de la Comédie humaine. Il a lui-même rappelé ce pouvoir à un bien plus haut degré. On voudrait penser que l'imagination consiste à se tracer une sorte de tableau. Mais ce n'est pas ainsi. L'imagination est toujours action ; un mouvement du corps rend réel un homme qui pense ou qui souffre. Et voilà le style. On sait que Balzac racontait merveilleusement ses romans, on sait qu'il a gémi en écrivant Goriot. Mais cela paraît bien pâle à côté d'une action qui fait des vers médiocres en pensant que Lucien les écrit à Angoulême, ou que la Muse les écrit au château d'Azay. Cela, c'est une imitation suivie et durable qui réglera d'autres créations. Je laisse maintenant le roman par lettres qui m'a expliqué l'homme qui, meublant sa maison, montre un mur et dit : « Ici un Rembrandt! » Et cela lui suffit.
Je pense à Chateaubriand, qui était aussi un homme d'imagination. Les pédants lui ont reproché d'avoir décrit une Amérique qu'il n'a pas vue. Mais là est son génie, de peindre sans avoir vu, et de souvenir imaginaire peut-on dire. C'est dans Valéry que j'ai trouvé cette idée. Il disait que la poésie est condamnée à tout dire indirectement. Voilà une remarque décisive, et qui juge les poèmes descriptifs. Homère ne décrit pas. Pour exprimer l'horreur et le tumulte des combats, voici ce qu'il dit : « C'était l'heure où l'homme qui a bien travaillé éprouve la fatigue et la faim. » Ce qui par opposition nous jette au visage la mêlée homérique, la plus horrible qui soit. Alors les moindres mots prennent valeur. La poésie n'a pas changé.
... L'oiseau perce de cris d'enfance
Inouïs l'ombre même où se serre mon cœur.
C'est un trait de la description du printemps dans La Parque. Mais est-ce une description ? Maurois a appelé transposition cet art de représenter une chose par une autre. C'est toujours le regard de côté et presque inattentif qui trahit en Claude Vignon l'observation. Dans ce passage de Béatrix, le procédé est redoublé, car ce que fait Vignon, Balzac le fait aussi décrivant sa Camille Maupin, ce beau modèle ! Béatrix elle-même y est prise qui s'écrie : « Les romans que vous vivez, ma chère, sont plus dangereux que ceux que vous écrivez. » je suis ravi, pour ma part, de ces répliques qui volent aux Touches dans l'escalier tremblant d'amour et de musique ; et voilà un exemple de description d'une maison par le drame, mais aussi j'ai cru souvent y être, dans cette maison, avec Calyste, qui, à en apercevoir seulement le toit, commence à sentir son cœur. C'est ainsi que l'isolement de cette maison, au bord des sables stériles, est bien plus qu'une chose dite ; c'est une chose qui s'oppose à la maison, comme la nature inhumaine ; déjà la vie de Béatrix est jouée sur la Roche Perfide, comme l'appellent les Bretons.
J'ai été amené à lire maintenant Un début dans la vie, et c'est une occasion d'avouer que le système que j'ai proposé ne s'y retrouve pas. Le commencement de ce roman ne ressemble nullement à un roman par lettres ; il s'agit de voyageurs dans une diligence dont Balzac nous raconte les propos. Ce sont des vanteries, des mystifications, des proverbes déformés, des calembours, enfin tout ce que les Français improvisent dans une diligence entre Paris et L'Isle-Adam. Et pourtant cette scène n'est pas moins balzacienne que celle des Jeunes mariées. Il faut donc prendre ce roman, d'ailleurs agréable et peu connu, pour ce qu'il est. On pourrait même se risquer à dire qu'il n'a guère de style, et qu'au contraire il est évidemment négligé. Mais lisons jusqu'au bout cette histoire d'un garçon ambitieux qui a dit en diligence toutes les sottises possibles, et qui a gravement offensé un puissant personnage qui se trouve là incognito. Ce jeune homme doit croire alors et croit en effet, que tout son avenir est perdu par ce maladroit début dans la vie. Toutefois il n'en est rien. L'enfant est confié à Desroches, et au sévère Godeschal, pour qu'ils essaient d'en faire quelque chose. Quoiqu'il fasse encore maladresses sur maladresses, et dans un métier sérieux encore, Desroches n'en désespère point : « Il est instruit, dit-il, mais il n'est que vanité. » Cependant notre Oscar fait les plus grosses bêtises, se fait dindonner dans sa première négociation au palais, perd cinq cents francs et désespère de lui-même. Mais nous spectateurs, nous comprenons une chose qui importe, c'est que, malgré ce qu'on supposerait, cette sévère vie des procès est moins sévère que la frivole diligence pour les étourdis. Ici apparaît en action une grande idée. C'est que l'institution, si ancienne et si active, entoure le débutant, et limite ses actions ; finalement le protège contre lui-même. Ici la société nous apparaît par le dessous, et puissante sur l'individu. Mais c'est encore peu. Oscar se résigne au sort ; il devient soldat de cavalerie. Or maintenant il va apparaître que la vanité est une importante partie du courage. Et voilà notre Oscar qui enlève aux Arabes le corps de son capitaine, qui se trouve être un petit-neveu de l'homme important qu'il avait offensé. Vous voyez, les choses diminuent par l'éloignement dans le temps. Tout va être pardonné, et notre héros qui a perdu un bras dans cette aventure, obtient un grand poste dans I'Oise, et la propre fille du maître de diligence, Pierrotin. Le résumé est très fort. Oscar Husson est bon citoyen, plein de sagesse et juste milieu comme son roi. C'est le parfait bourgeois.
Cette thèse n'est pas médiocre. Plus d'une fois Balzac a montré comment la société, par son poids et son niveau, répare et fait oublier non seulement des sottises mais des crimes. Presque tous ses romans réalisent une sorte de réconciliation et de pardon, telle est leur couleur du soir, c'est ainsi que finissent L'envers de l'histoire contemporaine, Une ténébreuse affaire, Béatrix, Les chouans et beaucoup d'autres. Et ces fins qui sont des fins, ont pour elles-mêmes une grande beauté et un grand style. Car ce n'est pas peu de bien finir ; et ce qui est à remarquer dans Balzac, c'est qu'il finit dans la société même qu'il a inventée ; les autres personnages balzaciens reviennent et adoptent les nouveaux, ce qui se voit très bien en Béatrix. Certes, il faut l'autorité des Grandlieu pour civiliser tout à fait Calyste. Mais cela même est un grand fait d'humanité. Ce misérable début dans la vie doit être, lui aussi, oublié et pardonné, comme les imprudences de Modeste et même les violences de Laurence de Cinq-Cygne dans La ténébreuse.
Le roman du pardon et de la paix a pour titre Une fille d’Ève, et compte parmi les plus beaux. Félix de Vandenesse marié est digne de lui-même. Il pardonne à sa femme de graves imprudences, et l'instruit comme un grand frère. Cela est très beau, et, de plus, illustré par la présence de Schmucke, le sublime musicien. C'est là qu'il faut chercher le piano de ce génie céleste, et son chat, et ses amours. Ainsi l'immense analyse sociologique de la Comédie humaine est complétée en un point difficile ; le mariage est-il possible ? Je me laisse entraîner par un amour déraisonnable pour Balzac. Je voudrais dire à présent que même les noms sont de style. Ainsi Marche-à-Terre, Clochegourde, Pont-de-Ruan et tant d'autres ; car ils font harmonie, et le dernier est inséparable de la célèbre vallée du Lys.
J'ai eu beaucoup à lutter avec une vieille amie, d'ailleurs femme supérieure et liseuse intrépide ; elle soutenait que je déformais les romans de Balzac en les résumant. Nous devions relire tout pour qu'elle reconnût que je n'ajoutais rien à mon auteur préféré.
J'en ai donc fini avec le roman par lettres. Et me voilà ramené à l'autre extrême, où sont les chefs-d'œuvre comme La cousine Bette, et Le cousin Pons. Je veux m'expliquer sur ces deux-là, car ils ne ressemblent point aux autres. Ils forment des récits, et des caractères ; ils forment des romans comme tous les romans. Par exemple le retour des mêmes personnages ne s'y voit point en mouvement, comme il est dans les autres. Ils sont moins balzaciens en cela. Le grand Hulot, celui des Chouans, est dans La cousine Bette, mais il est bien changé ; ce n'est plus le Hulot d'Alençon et de Fougères ; il est plus humain. Par une sorte de miracle, c'est dans ce roman parisien que l'on trouve le récit d'un beau mot de militaire, de Hulot lui-même. Au temps de Wagram, il fut désigné pour attaquer, avec ses lapins, une masse de 400 canons qui devenait gênante. Et s'approchant pour y aller il dit ceci : « je n'ai pas besoin de conseils ; ce qu'il me faut, c'est seulement de la place pour passer.» je signale en passant ce trait de La vie militaire, laquelle n'est qu'en projet dans Balzac. Et c'est bien dommage. Iéna, dans La ténébreuse, donne une idée de ce qu'auraient été ces tableaux militaires. Je citerai aussi la revue, au commencement de La femme de trente ans. Dans cet exemple, il est clair que les militaires ont par eux-mêmes du style. Il est pourtant hors de doute que Les chouans sont aussi bien un commencement que Les jeunes mariées. Un ton s'élève de ces scènes militaires, comme un ton s'élève des lettres de Louise-Armande. Et ce ton permet dans les deux cas une exploration nouvelle de l'homme et de ses passions.
J'en étais aux chefs-d'œuvre ; et d'abord Albert Savarus. C'est encore un bel exemple de l'art de la composition ; nous sommes jetés dans le mystère d'une existence passionnée. Savarus est à Besançon. Qu'y fait-il ? On ne sait, tout en lui est mystérieux. Tout se découvre par le fait qu'une blonde fille des Watteville s'éprend de ce beau mystérieux. Elle entreprend, à elle toute seule, de découvrir ce mystère ; et fort à propos, Albert Savarus fonde une Revue de l'Est, et y écrit une nouvelle très romanesque. C'est l'histoire d'un ambitieux qui, sur le plus beau des lacs, devient amoureux d'une belle Italienne. La fille des Watteville devine que c'est justement là la partie inconnue du roman réel d'Albert Savarus ; elle entre alors dans la voie du crime (c'est la voie Watteville). Elle détourne les lettres des amoureux ; elle en supprime ; elle en fabrique. De façon que la belle Italienne s'irrite d'une trahison qui n'est pas véritable, rompt avec Savarus et s'empresse de se marier à un duc français. Savarus disparaît. Il court de capitale en capitale. Pourquoi ? Il ne le sait pas ; il n'empêche rien. C'est une catastrophe sans contenu, dont s'effraye le grand vicaire, le seul ami que Savarus ait à Besançon. La scélérate de jeune fille, satisfaite de la rupture, essaie de reprendre Savarus ; elle le retrouve à grand-peine, il est novice aux Chartreux. Tout la heurte aux grilles du couvent. Et ici le drame devient terrible ; car elle ne se heurte, au fond, qu'à la volonté et à la résignation d'un homme qui a compris que tôt ou tard, il faut tout perdre. Il pardonne et cela est bien touchant quand on voit cette fille baiser les lignes d'une lettre d'Albert, où il lui pardonne. Toute cette fin est pleine d'éclats de passions fulgurants. Tout se termine par une catastrophe où la coupable devient infirme et se réfugie dans la religion. On a pour finir l'impression que la belle Italienne avait on ne sait quoi à la place du cœur. Encore un roman par lettres et à longues distances ! Il n'y a que les caractères passionnés qui font les vrais malheurs. Balzac a peut-être écrit là son chef-d’œuvre, par ce mystère continuel et ces coups de théâtre dans le vide. Je passe sur une description de Besançon, toujours au style indirect, ce qui, par cela même, tient comme un roc ; rien ne peut remuer Besançon!
Après cela j'ai relu La vieille fille. Alençon après Besançon quelle chute ! Toutefois l'intérêt se relève par un fait qui est unique dans 1'œuvre de Balzac. C'est qu'ayant écrit ce roman de mœurs et de petites passions dont le centre est la grosse Mlle Cormon, il semble s'apercevoir que l'intérêt se meurt autour d'un mariage non accompli ; ce n'est que spirituel. Alors il recommence son roman, sous le titre de Cabinet des antiques, au même lieu, avec les mêmes personnages. Mais, allant plus au fond dans les passions de ces gens à habitudes, il invente ce qui est peut-être son plus beau drame, l'histoire du jeune d'Esgrignon qui va conquérir Paris et qui manque de peu le bagne. Ce sauvetage se fait par un héros sublime, le notaire Chenel, qui prie, qui négocie, qui jure et promet, mettant en jeu jusqu'à son salut. Le vieux d'Esgrignon, sa sœur Mlle d'Esgrignon sont des personnages qui ont presque autant de relief que les du Guénic, dans Béatrix.
Ce second roman est, en somme, la réflexion du premier. Mais la trouvaille est d'avoir transporté l'action à Paris et d'avoir montré comment un ambitieux d'Alençon est promptement dévoré. La femme coupable, qui n'est autre que Diane de Maufrigneuse, répare tout, ce qui fait un épisode charmant ; c'est Diane débarquant à Alençon, habillée en homme, et mettant en action un axiome qu'elle invente : « Il vaut mieux se marier que mourir. » On retrouve dans Alençon le fameux Émile Blondet qui est le fils d'un juge d'Alençon. On y retrouve aussi les du Ronceret, les mêmes qui paraissent chez Mlle Schontz à la fin de Béatrix. Encore une fin qui se perd dans la masse sociale, si difficile à remuer et qui apaise si bien les passions. Comme les symphonies ont des fins qui sonnent la fin, ainsi ce grand roman finit par un effet du soir. On comprend qu'Alençon a raison de penser aux mouchoirs à bœufs et choses de ce genre. Cette sottise patiente fait le fond et le solide de la société. Les passions reposent là, et s'apaisent à ce contact. Cette fin est digne du commencement, pourvu que l'on prenne les deux romans ensemble. La vieille fille est au centre des deux : elle ne comprend rien et sauve tout. Cette unité est de style par le naturel, car Alençon reparaît en dépit de quelques mots naïfs de l'auteur qui prétend faire croire qu'il change les noms et les lieux ; mais il ne peut. Cette puissante unité gouverne les détails ; alors on comprend que ce romancier monarchiste est lui-même roi, et compose en roi. Cela m'avertit que toute La comédie humaine se relie à elle-même et nous fait sentir toujours plus ou moins la houle du large, et les vrais pouvoirs, et la signification des fortunes.
Quant au Contrat de mariage, qui revient ainsi au bout de ma plume, je me souviens que mon ami Mouthon, quoique fort mathématicien, n'arriva jamais à le comprendre, et je faillis prendre cette maladie à vouloir lui expliquer la chose. Depuis j'ai entièrement compris ce roman, en me laissant porter par les intérêts, et sans me soucier beaucoup des passions. Je conseille aux lecteurs qui s'y perdraient (et je sais qu'il y en a), de prendre tout le luxe d'un mariage d'argent absolument comme une description de mobilier et une énumération de propriétés, sans se laisser effrayer par le majorat, chose qui fut réelle et naturelle en son temps, principe de stabilité et remède aux prodigalités. De ce centre on voit alors très bien la question, et l'on se plaît alors aux lettres qui s'échangent ; car ce sont des lettres parmi lesquelles il en est une de de Marsay lui-même, dans laquelle il juge le mariage de très haut et comme un homme d'État qu'il est. C'est la thèse des Jeunes mariées qui revient ; à savoir que le mariage d'amour est une erreur. Le principe du mariage c'est le bien et le pouvoir. Paul de Manerville est tombé dans l'erreur d'un mariage d'amour ; il périt (ou c'est tout comme), et de Marsay avoue, ce qu'il ne fait pas souvent ; profitez-en. Ici sont assemblés les éléments qui font la société. Ici tout est solide parce que les pouvoirs sont en place et que les fonds sont comme les banques immobiles du commerce ; on voit alors où l'on peut agir, où on ne le peut point. Tout est clair, mais clair pour le roi. La vie prend un autre sens. Et il est profondément vrai qu'il faut être roi car l'élément doit ressembler au tout. Les trois derniers romans dont je viens de parler, je les considère comme principaux, quant à l'analyse du milieu dans lequel l'homme se meut. Et, surtout, il n'y a point d'au-delà ; les actions se perdent dans un infini ; en revanche la société est tout entière dans l'analyse d'une seule famille ; tout gravite par les mêmes lois. Cette vue est sociologique et Balzac est le seul sociologue que je connaisse. Lui seul a rapporté les institutions à leurs racines. Lui seul a compris le bonheur d'être. C'est du reste ce que son portrait dit éloquemment.
Reste à étudier les applications qui sont gigantesques, et qui consistent à transporter partout la politique et à écrire enfin l'histoire comme elle est. L'exemple le plus frappant en est dans Le lys, où l'on ne veut voir que l'idéal, le rêve ; mais point du tout, c'est de l'histoire. Comme j'ai dit un jour à un étranger qui se préparait à le lire, et à le lire mal. C'est, lui dis-je, l'histoire d'un château français pendant la restauration. Tout, dans ce roman qui semble romanesque, dépend du roi ; c'est le roi qui envoie Félix à Clochegourde ; c'est le roi qui l'en rappelle, et qui ne tient aucun compte des malheurs romanesques et des jeux de l'imagination. Ce roman doit être complètement transformé par le lecteur. Chaque épisode du pur amour est l'effet de l'action extérieure, qui gouverne Félix et M. de Mortsauf C'est l'action politique que l'on nomme restauration, et c'est l'action personnelle du roi, qui est attaché à Félix de Vandenesse.
Tel est ce roman, qui est encore, remarquez-le, un roman par lettres. Mais il y a mieux, c'est le chef-d'œuvre absolu, qui contient encore quelques lettres et qui est unique au monde par un mystère suspendu, c'est Le curé de village. Toutes les perfections y sont rassemblées. Ce sont les apparences d'un crime, dont la vérité n'est connue qu'à la fin. En même temps se développent d'abord les merveilles du commerce, et puis les merveilles de la banque. Le portrait de l'héroïne, Véronique, se prépare par une apparence vraie, quoique trompeuse ; c'est une beauté digne de Raphaël, mais, miracle, cette beauté dort ; seulement un sentiment vif la fait aussitôt ressortir. Et ce miracle est le secret de la séduction ; pensez à ce sublime pouvoir d'être belle juste au moment où l'on aime. Du reste cela est préparé par des causes naturelles, une petite vérole qui a comme enveloppé les traits sans les déformer. Après cela ce n'est plus que silence et mystère. Un assassin est jeté dans le roman, sans aucun rapport avec Véronique, si ce n'est que le procureur lui raconte tous les jours le procès. Elle dit seulement : « J'ai froid. » Sa vieille mère l'arrache à ce genre de conversation. Elle sait donc quelque chose ? Mais quoi ? On l'apprendra au cours d'un long récit où la nature champêtre l'emporte sur la nature urbaine. Il s'agit de l'avenir du petit Montégnac, qui est un canton à demi montagnard. Véronique s'unit au curé de ce village afin de réaliser les vues géniales du curé, qui a deviné la marche des eaux souterraines dans une pente boisée, ce qui permettra de fertiliser une plaine stérile dépendant de Montégnac. Ce curé a deviné aussi un grand remords en Véronique. Et le secret du paysage ne cesse d'être le symbole du secret humain. Véronique n'avoue point ; c'est un grand évêque, Duteil, qui la poursuit de ses redoutables yeux. Elle cède, et dit seulement : « Eh bien, oui ! » Cet évêque a vaincu par la doctrine, qui consiste à distinguer le remords du repentir. « Ne vous jugez point, dit-il ; rapportez-vous à Dieu, qui seul connaît les causes lointaines. » Cette idée de Dieu, plus indulgent que les hommes parce qu'il sait mieux, est bonne pour tous. Cependant, des routes sont tracées ; une digue s'élève et forme un lac ; des fermes sont construites et des troupeaux se multiplient. Véronique ne s'en va pas moins au tombeau. La scène finale a une grandeur sublime. C'est la confession publique d'une femme malheureuse, pendant que l'évêque Duteil juge les deux avenirs, l'avenir éternel et le temps. Alors, en bref, apparaît l'histoire du crime ; comment une femme jeune, séduisante et belle, est aimée d'un jeune ouvrier de faïence, qui se nomme Tascheron, qui est celui qui fut exécuté à Limoges, et qui repose au cimetière de Montégnac, en vue du château de Véronique, d'où elle surveille l'entreprise du salut de Montégnac. Elle avoue que ce jeune homme qui l'aimait, rêvait de s'enfuir avec elle et que c'est pour cela qu'il a tué un avare. Elle fait comprendre qu'elle veut être complice de ce crime. Elle a tout pardonné, comme elle le fait entendre au procureur général de Granville, qui assiste à cette confession. Véronique meurt donc, pardonnée par l'Église. Et en même temps tout le roman s'éclaire. La richesse urbaine revient à sa source, qui est dans Montégnac. C'est alors que les idées politiques sont exposées en conversations. Car l'entreprise a rassemblé autour de Véronique un polytechnicien, un praticien des travaux de route, un notaire qui saisit l'esprit des lois, enfin tous ceux qu'il faut pour analyser complètement la société et l'équilibre des différents pouvoirs, parmi lesquels n'est pas oublié le pouvoir spirituel. C'est là qu'il faut aller chercher la politique de Balzac, déjà esquissée dans Le médecin de campagne, mais non assez expliquée, parce que les passions de l'amour l'emportent plus sur les travaux et que tout se termine dans la mélancolie.
Ces deux romans, Le médecin et Le curé, doivent être eux aussi pris ensemble. Dans le premier on souhaite un pouvoir exécutif, dans le second on le voit à l'œuvre, pris dans les intérêts et les passions, libre alors comme il faut l’être, et modifiant la nature « en lui obéissant ». Ici il n'y a pas de mélancolie : il y a des bœufs, des chevaux, des moutons. C'est bien toujours la méthode du médecin de campagne, mais appliquée, et non pas seulement pensée. Voilà donc que les grands projets des Paysans s'accomplissent. L'ensemble se forme. Peut-être la nature était-elle, dans ce dernier roman, trop travaillée déjà. Soulanges est à refaire, et se refait dans un pays plus sauvage. Et tout cela ensemble est le salut de Véronique et celui de Tascheron. Au lieu que l'envie, dans Les paysans, ne fait rien ; justement parce qu'elle est l'envie. Remarquez que dans cet ensemble la France n'est pas moins expliquée que l'Amérique dans Tocqueville.
Cette dépendance des détails par rapport à l'ensemble est ce qui fait le style. Évidemment il faut porter grande attention pour remarquer comment le même rapport soutient la phrase et le discours. Le style consiste toujours en ceci que c'est l'homme qui parle, l'homme tout chargé de nature, et qui prend la tâche par le dessous. Ce qui est sans style, c'est l'abstrait, qui s'en tient aux lignes d'un projet. Toute la sagesse de nos journaux est un tel abstrait, prouvé, convaincant et ennuyeux ; alors le progrès est toujours en vue et n'est jamais autrement. Ainsi apparaît tardivement le sens de la presse telle qu'elle est représentée dans les Illusions perdues ; car elle ne peut être que ce qu'elle est, attendu qu'elle est tellement loin de la nature. Il y a donc une vérité d'apparence dans ce jeu de société où la richesse n'est jamais que d'opinion, et disputée par des moyens d'opinion. C'est que le travail paysan est continuellement oublié. Il s'agit de sonnets, d'odes, de pièces de théâtre et de livres de critique ; étranges travaux ! On comprend alors qu'un Barbet ne s'explique pas par l'argent. L'argent n'est rien sans l'usurier, sans le crédit, sans les billets à ordre, sans la banque. Ce grand mécanisme tourne à vide. Il n'y a que Nucingen qui ait l'idée de regarder aux travaux, ce qui vérifie aussitôt le crédit. Lisez La maison Nucingen, c'est un brillant résumé de sociologie, où il apparaît que la spéculation n'est qu'un résumé des travaux. Par exemple, la faillite Nucingen est rendue impossible. Par quoi ? Par des actions de mines de plomb argentifères, qui paient des dividendes égaux au capital. Saisissez-vous comment l'affreux langage de Nucingen joue son rôle ici ?
J'ai pu donner quelque idée en ces pages, de l'ordre qu'il faut suivre pour lire Balzac. Ce n'est jamais un petit travail que de penser, et vous en voyez le moyen. Balzac est philosophe comme l'était Marc-Aurèle. Il exprime son temps comme l'empereur exprimait le sien, comme Diogène exprimait le sien (car la Grèce fut cynique). Le progrès est tout entier dans l'histoire ; et l'histoire n'est jamais faite. Qu'est-ce qu'une bataille de Napoléon, sinon quelque chose d'abstrait et sans nature ? Un soldat, c'est un homme assez fort pour tuer un autre homme ; il faut comprendre que le cavalier réalise cette condition ; alors, les batailles de Napoléon sont réelles. Murat et Junot sont réels. Car il est évident que deux cavaliers sont égaux pour se tuer, et que dans le simple choc, l'un d'eux sera tué. Dès que l'on comprend cela, on a une idée vraie de la conscription (qui comprend le cheval !) et de ce que c'est que dépôt et remonte. Car, sans cheval, on ne peut instruire le cavalier. Il est clair alors que la cavalerie est tout, comme Genestas le croit, et que pourtant elle n'est pas tout, car un vrai cavalier est rare. Le nombre décide ; mais cela n'est vrai que des cavaliers. Je termine ici tout ce développement, qui n'est lui-même que rassemblement et style.