La clause «nonobstant» et la laïcité de l'école au Québec

Guy Durand
Instaurant une réforme des études primaires et secondaires en 2000, y compris au niveau de l'éducation morale, religieuse et spirituelle, le gouvernement québécois a maintenu un enseignement moral et religieux catholique et protestant, et fait appel à la clause «nonobstant» afin de prévenir les contestations judiciaires en regard de la Chartre des droits et de préserver la paix sociale. La clause ne valant que pour cinq ans, la question se repose aujourd'hui: faut-il renouveler le recours à la clause nonobstant? Le débat est commencé dans les milieux intéressés.

Plusieurs analystes et observateurs jugent l'existence de la clause «nonobstant» comme un accroc: la reconnaissance des droits individuels passe avant tout et les meilleurs gardiens en sont les juges. Tout recours à la clause leur parait inadmissible, voire digne d'opprobre et de réprobation.

Tel n'est cependant pas le point de vue d'autres analystes, qui prétendent que la clause préserve la suprématie du Parlement comme il se doit en démocratie. Et donc que son recours, quoique dérogatoire, est normal et s'impose même en certaines circonstances.

Légitimité de la clause
Quelle que soit l'interprétation que l'on donne à l'insertion de cette clause dans la Charte, il reste qu'elle est là. Bien plus, Norman Spector, ancien haut-fonctionnaire aujourd'hui journaliste, présent aux discussions, prétend que Trudeau n'y était pas si opposé que certains continuent de le prétendre (Le Devoir, 14-08-2003). Jean Chrétien a défendu la légitimité, sinon la nécessité de cette clause pendant toute sa carrière. Le Parti Québécois, au pouvoir en 1982, a inséré systématiquement la clause dans toutes les lois adoptées par l'Assemblée nationale en guise de protestation contre le rapatriement unilatéral de la Constitution. Le PLQ l'a utilisé à cinq reprises de 1985 à 1988, sous Robert Bourassa, puis sous Claude Ryan. Notamment lors de l'adoption de la loi 178 sur l'interdiction de l'affichage commercial en anglais à l'extérieur des commerces.

Cette clause fait partie de l'équilibre des pouvoirs et assure la suprématie du Parlement sur la Cour. Dans une entrevue au Toronto Star le 28-08-1999, le juge en chef de la Cour suprême, Antonio Lamer, a déclaré que les législateurs pouvaient toujours contourner la Cour en utilisant la clause nonobstant qui assure «que les élus ont le dernier mot, quand ils veulent l'avoir». La juge Claire L'Heureux-Dubé reprend la même idée dans une entrevue au Devoir en avril 2002: les gouvernements ont toujours la possibilité de recourir à la clause nonobstant si leur désaccord est trop grand avec une décision de la Cour suprême. Aux parlementaires de faire d'abord leur travail. Et parfois ce sont eux qui renvoient les dossiers chauds dans la cour des juges, ajoute-t-elle. Et Benoît Pelletier, alors député, de préciser: «La Charte a contribué à une déresponsabilisation du pouvoir politique, lequel succombe parfois à la tentation de laisser les décisions les plus délicates aux tribunaux» (Le Devoir, 08-07-2002).

Au-delà de ces arguments d'autorité, la clause se justifie aussi par des arguments internes. La clause a été inscrite dans la Charte après de longues discussions et, comme pour tous les articles de loi, on doit présumer que l'article en question n'est pas contradictoire avec les autres. Le législateur l'a inscrite pour qu'on l'invoque éventuellement. De plus, contrairement à une opinion largement répandue dans les milieux bien pensants, les clauses dérogatoires ne devraient pas donner lieu à des anathèmes du point de vue de la démocratie bien comprise. Elles limitent le pouvoir judiciaire au profit du pouvoir législatif – ce qui est totalement conforme à la démocratie – sur des sujets fortement délicats qui appellent une solution de sagesse politique plutôt que théorique. En même temps, le recours à ces clauses est suffisamment balisé (elle vaut pour cinq ans, renouvelable) pour éviter que les Gouvernements n'y recourent sans raisons majeures.

On pourrait ajouter que la clause nonobstant est particulièrement opportune pour assurer le respect des droits collectifs que la Charte fédérale protège très peu. Ce dernier argument est d'autant plus important du point de vue du Québec que les juges de la Cour suprême n'ont guère tendance à reconnaître la spécificité du Québec, notamment à protéger sa langue, sa culture, ses valeurs sociales, bref son identité.

L'article 41 de la Charte québécoise
L'article 41 de la Charte québécoise accorde aux parents le droit d'exiger un enseignement religieux ou moral «conforme à leurs convictions» dans les écoles publiques. On trouve des dispositions analogues dans plusieurs législations européennes, par exemple, la Belgique, l'Allemagne, Autriche, Hongrie, Espagne, Italie. Ayant analysé la question, Claude Ryan concluait que aucun de ces pays ne considèrent que sa législation scolaire est contraire aux chartes des droits (Revue générale de droit, 30,1999/2000, 217-238). La laïcité de l'État et de l'école admet des modèles extrêmement variés, la France n'étant aucunement le prototype qu'il fallait imiter. Le tout récent Rapport Stasi en France, en décembre 2003, reconnaît explicitement trois modèles de relations État-Églises parmi les pays européens (#2.3). D'autant plus qu'il existe en France des aménagements ou des compromis multiples en regard d'une neutralité intégrale ou abstraite (#4.1.1.1).

Selon le juriste Patrice Garant, professeur de droit à l'université Laval, qui a étudié longuement la législation du Canada et de divers pays afin de présenter un mémoire à la Commission parlementaire sur l'éducation, l'article 41 de la Charte québécoise est parfaitement compatible avec les textes législatifs internationaux (Revue générale de droit, 31, 2001, 437-472). Le Protocole à la Convention européenne des droits de l'homme, entre autres, qui reconnaît aux parents le droit d'assurer à leurs enfants une éducation conforme à leurs convictions religieuses, n'a jamais été interprété comme interdisant à l'État d'offrir un enseignement religieux dans l'école publique. Bien plus, le régime d'exemption et plus encore celui du libre choix, continue-t-il, ont été reconnus par la Cour européenne.

Advenant une contestation judiciaire, comment déciderait la cour suprême? Suivrait-elles la jurisprudence ontarienne (qui professe une sorte d'égalité absolu des citoyens et rejette toute discrimination indirecte, y compris la moindre pression à la conformité), elle-même proche de la législation états-unienne, mais différente de plusieurs législation européennes? Plusieurs le prétendent et font déjà comme si. On peut opiner différemment, en jugeant que le régime fédéraliste doit tenir compte de l'identité historique et culturelle du Québec, et la démocratie, de la volonté de la majorité (80% des parents demandent et choisissent l'enseignement moral et religieux catholique ou protestant pour leurs enfants).

La Déclaration des droits, affirme Norman Spector, «n'a jamais été censée traiter aucun droit – y compris celui à l'égalité – comme un absolu». Garantissant la liberté de conscience, la Charte canadienne admet des «limites acceptables dans une société démocratique» (art. 1). Et la Cour suprême du Canada d'affirmer de son coté: «L'égalité nécessaire pour soutenir la liberté de religion n'exige pas que toutes les religions reçoivent un traitement identique. En fait, la véritable égalité peut fort bien exiger qu'elles soient traitées différemment» (Big M. Drug Mart, 1985, 1 R.C.S. 295, 347). Pour contester un appui quelconque apporté par l'État à une religion, il faudrait démontrer que cet appui «a pour effet de créer une pression sociale qui limite de façon significative la liberté négative de ceux qui n'adhèrent pas à cette religion,» conclut Garant. Et le tout récent jugement de la Cour suprême au sujet de la possession de marijuana pour usage personnel, va dans le même sens. Une majorité de six juges a statué que cette mesure ne violait pas la Charte canadienne des droits et libertés et qu'elle relevait de la compétence du gouvernement. «Les députés sont élus pour prendre de telles décisions et ils ont accès à un plus large éventail de données, à un plus grand nombre de points de vue et à des moyens d'enquête plus souples que les tribunaux» (La Presse, 24-12-2003).

Le recours à la clause nonobstant
Cependant, pour éviter des contestations judiciaires et la période d'insécurité qui suivrait, le recours à la clause «nonobstant» se justifie largement. Ainsi que son renouvellement en 2005.

La motion unanime de l'Assemblée nationale, le 15 avril 1997, demandant au gouvernement fédéral de modifier l'article 93, et l'adoption de la loi 109 instituant les commissions scolaires linguistiques n'ont été possible que grâce à un discours solennel de la ministre de l'Éducation Pauline Marois à l'effet que, hormis le changement de structures proposé, les autres modifications éventuelles devaient se faire progressivement et dans la continuité en maintenant notamment la possibilité d'écoles confessionnelles, le choix entre l'enseignement religieux confessionnel et l'enseignement moral non confessionnel, ainsi que le service d'animation pastorale. Des garanties analogues ont été réitérées par le ministre de l'Éducation suivant, François Legault, lors d'entrevues avec des journalistes. La loi 118 elle-même reconnaît substantiellement cette orientation, en la protégeant par le recours à la clause nonobstant. Il est donc gravement anti-démocratique de changer subrepticement ces orientations, sans faire un nouveau débat public et parlementaire.

Bien plus, de la part de l'Assemblée nationale, il est prématuré après seulement cinq ans de renier les engagements pris lors de la demande de modification de l'article 93 de la Charte fédérale. La situation sociologique n'a pas évoluée au point qu'il serait légitime de remettre en cause ces engagements.

De toute manière, il est vraiment trop tôt de vouloir remettre en cause le régime actuel: on n'en a même pas fait une expérience valable, certains intervenants (haut-fonctionnaires, concepteurs de programmes, commissions scolaires et directeurs d'écoles) faisant déjà comme si la clause n'existait pas ou ne serait pas reportée. Une lettre du ministre de l'Éducation, Sylvain Simard, aux présidents et présidentes des commissions scolaire, en date du 13 janvier 2003 fait état de rumeurs entendues à cet effet: il demande de les contrer et de respecter la loi. C'est vraiment la solution qui s'impose: faire honnêtement l'expérience du régime actuel basé sur la continuité et le respect de l'identité québécoise.


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Divers accommodements en France

Sans compter l'accentuation de l'enseignement du fait religieux dans les écoles publiques, notamment dans les cours d'histoire, de langues) décidée à la suite du rapport Debray en 2002.

La Loi de séparation de l'Église et de l'État de 1905 instaurait une journée de congé par semaine à l'école pour permettre aux élèves d'aller «au catéchisme» et permettait l'organisation d'aumôneries dans les lycées (aumôneries subventionnées dans les internats, comme d'ailleurs dans l'armée, les hôpitaux, les prisons). Depuis quelques décennies, de nombreuses écoles publiques ont établi des contrats d'association avec des écoles privées confessionnelles (en payant le salaires des enseignants au même titre que celui du régime public, les frais de fonctionnement et une partie de l'entretien des locaux). Dans les départements d'Alsace et de Moselle, un enseignement religieux confessionnel (catholique, luthérien, calviniste et juif) existe depuis toujours. Le récent Rapport Stasi demande de préserver ce statut particulier, «auquel est particulièrement attachée la population de ces trois départements», quitte à ajouter au programme une quatrième religion, l'Islam, et de passer d'un régime de «dispense» à un régime d'option (Rapport Stasi,#4.1.1.1).

D'un manière plus générale par ailleurs, le Rapport Stasi demande la création d'une École nationale d'études islamiques (#4.3.2). La France participe aussi au financement de neuf écoles dans des pays de l'ex-Communauté européenne où il y a des «professeurs de religion» salariés par l'établissement pour répondre à la demande des élèves des divers cultes (Émile Poulat, Notre laïcité publique. La France est une République laïque, Berg International, 2003, p, 144).



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Divers modèles de laïcité

Le tout récent Rapport Stasi en France, reconnaît trois modèles de relations entre l'État et les Églises parmi les pays européens: le premier correspond aux pays qui reconnaissent une religion d'État (Angleterre, Grèce, Finlande, Danemark); le deuxième combine la séparation des Églises et des États avec un statut officiel accordé à certaines religions (Allemagne, Autriche, Luxembourg); la troisième modèle enfin correspond à un régime de séparation simple (France, Pays-Bas, Portugal, Espagne, Suède). Cf. Commission de réflexion sur l'application du principe de laïcité dans la République. Rapport au président de la République, 11-12-2003, #2.3.

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