L'affaire Bugingo

Andrée Mathieu

Comme plusieurs au Québec, j'ai été abasourdie et peinée par la disgrâce de François Bugingo, mais pas pour les raisons que l'on croit. La belle unanimité des médias dans sa condamnation m'est apparue pour le moins étonnante dans un milieu où généralement il est de bon ton d'apporter des nuances. Et la véhémence de la réaction aussi, comme si on avait touché quelque chose de beaucoup plus profond... Ce sujet ne cesse de me turlupiner depuis une semaine, alors je vous livre en vrac quelques réflexions.

Qu'est-ce qui a bien pu motiver une réaction collective aussi énergique? Est-ce la défense de la vérité? Peut-être... Mais dans le cadre d'une émission de radio très populaire où Francois Bugingo était chroniqueur, j'ai entendu son successeur affirmer qu'El Niño est dû à un phénomène atmosphérique au-dessus de l'Atlantique et affectant le Gulf Stream... Un autre chroniqueur vedette a affirmé dans la même journée qu'on a besoin de plus de science dans le «débat» sur le climat car le réchauffement «a pris une pause» depuis quelques années! Seront-ils à leur tour sanctionnés pour avoir «torturé» la vérité? Y a-t-il des vérités plus importantes que d'autres?

Alors si ce n'est pas pour défendre la vérité, peut-être la réaction des médias vise-t-elle plutôt la défense de la crédibilité de la profession journalistique? On attache tellement d'importance à l'objectivité... Il y a bien sûr des faits «objectifs» qui sont vérifiables, comme la présence de quelqu'un ou la rencontre entre deux personnes qui se produisent en un lieu donné. Mentir à ce sujet n'est pas l'idée du siècle, et Monsieur Bugingo le reconnaît publiquement, «accepte la réprobation de la profession» face à ces entorses déshonorantes au code du métier, affirme «en tirer les conséquences» et s’engager «à rendre à la FPJQ la carte de presse qui (lui) avait été accordée». Mais qu'est-ce qu'on reproche précisément à François Bugingo, avoir menti sur le fond des informations qu'il livrait, ou avoir trafiqué leur mise en scène? Il me semble que les deux méfaits n'ont pas la même gravité...

Ici, je crois que nous sommes coupables d'hypocrisie collective. À une époque où le culte de la personnalité est aussi développé, où les selfies et les histoires personnelles en ligne sont tellement valorisés, au point d'en devenir souvent le principal critère de succès, pouvons-nous sincèrement reprocher à quelqu'un d'avoir envie de se mettre en scène? Ne sommes-nous pas davantage attentifs aux propos de quelqu'un qui a vécu les événements? François Bugingo est un homme de son temps...

Au cours de mes années d'enseignement, j'ai eu le bonheur d'avoir des étudiantes et des étudiants d'origine africaine. Ce sont de formidables raconteurs. Il y en avait une qui commençait toujours ses travaux en citant une parole de «gros bon sens» prononcée par son grand-père. J'aurais tout donné pour faire la connaissance de cet homme ! Par ailleurs, au cours des onze dernières années, j'ai eu également la chance de visiter des amis maoris dans leur marae (lieu d'accueil) en Nouvelle Zélande et d'assister à ces longues soirées où les gens se racontent des histoires pour se transmettre des connaissances ou des principes de vie. C'est typique d'une tradition de la parole. J'ai entendu la même histoire concernant un événement passé racontée différemment selon la tribu (iwi) que je visitais. Qu'est-ce que j'ai retenu de cette histoire? L'essentiel. Car l'important est de donner un sens à l'événement et non pas d'être précis sur les détails de sa mise en scène, qui peut varier selon le contexte de la tribu. En somme, on sert le récit dans une sauce comestible pour ceux qui l'écoutent. L'important c'est le fond et non la forme. François Bugingo est davantage un donneur de sens qu'un fidèle rapporteur de «faits».

Je lisais récemment dans une entrevue de Jean-Claude Carrière, seul scénariste non américain à avoir remporté le prestigieux Laurel Award for Screenwriting Achievement, que «Ganesha est le dieu hindouiste des écrivains… et des voleurs. Il «efface les obstacles» et il est un «trésor d’histoires.» Ne serait-ce pas justement ce désir d'«effacer les obstacles» qu'a décrit François Bugingo comme une «obsession de capter l’intérêt du public québécois à des sujets qui lui paraissent très souvent lointains»? Et Monsieur Bugingo est très certainement «un trésor d'histoires» nourries par 23 ans de vie d’"explorateur curieux du monde (...), de journaliste, défenseur des droits de l’homme, producteur télé, consultant, formateur, commentateur politique, évaluateur, conseiller et même, à certaines occasions, simple ami de gens dans des pays en détresse»(Facebook). Il n'a quand même pas tout inventé ça! Bien sûr, il a pris quelques libertés reprochables au sujet de son rôle dans les événements rapportés, il l'avoue lui-même. Mais ce qu'il faut savoir c'est s'il a été fidèle à la vérité sur le fond de l'information qu'il a livrée plutôt que sur les détails de sa mise en scène. Au fond je me fous que l'entrevue du fils Khadafi ait été accordée à Bugingo ou à Tintin en autant que les propos recueillis soient exacts et qu'on puisse comprendre ce qu'ils signifient dans le contexte irakien et mondial. Est-il juste de matraquer sans procès, spontanément et en bloc, une carrière de 23 ans sans même évaluer la vraie nature de la faute? Qui seront les perdants dans cette histoire? Je suis certaine qu'il y a des lecteurs ou des auditeurs qui, comme moi, ont le sentiment d'en faire partie.

Car enfin, on n'est plus au temps du «A beau mentir qui vient de loin»... quand on peut comparer les propos de nos journalistes directement en ligne avec ceux du Monde diplomatique, du Courrier international, du Foreign Affairs, du Foreign Policy, de la Cambridge Review of International Affairs, du Guardian, du Der Spiegel, de Al Jazeera, de BBC World News, et de dizaines d'autres sources rompues en matière de géopolitique! Il n'est certes pas facile pour nos journalistes locaux de rivaliser avec les meilleurs reporters du monde, car ils n'ont souvent ni les ressources, ni la proximité nécessaire avec les cultures en cause. Alors, leur seul moyen de se démarquer est de toucher le lecteur par un témoignage personnel ou un angle particulièrement original.

Bien sûr, les médias écrits ou électroniques passent un mauvais quart d'heure depuis l'avènement de l'Internet et des médias sociaux. J'ai entendu le président de la FPJQ lancer ce cri du coeur: «Tout ce qui nous reste, c'est notre crédibilité, il faut la défendre»! Mais est-ce qu'on assure sa crédibilité en lynchant collectivement un journaliste pris en défaut? Pense-ton s'élever en piétinant celui qui est à terre? On semble cultiver à l'égard de Monsieur Bugingo le même esprit de vengeance qu'on reproche au gouvernement fédéral et aux Américains de réserver aux contrevenants. Pour ce qui est de la crédibilité, ne serait-il pas tout aussi pertinent de regarder du côté des portes tournantes entre le journalisme et la vie politique, par exemple?

Il aurait été tellement plus profitable d'essayer de comprendre, notamment en interrogeant le principal intéressé qui n'est certes pas dépourvu lorsqu'il s'agit d'exprimer sa pensée, les énormes difficultés de ce métier de journaliste international et de dénoncer les attentes irréalistes que plusieurs entretiennent à leur égard. On a parfois de la difficulté à trouver un bureau d'information quand on voyage à l'étranger, ou à atteindre notre destination s'il y a un imprévu. Imaginez alors par quoi il faut passer pour interroger un contact dans une zone de conflit où le seul fait de parler met sa vie en danger! Et que dire du fait de côtoyer constamment la misère? Alors on peut comprendre qu'à son retour le journaliste ait envie d'être lu ou écouté, pour ne pas avoir affronté toutes ces difficultés en vain. Et il faut toute une gamme de connaissances et beaucoup de culture générale pour bien situer les événements dans le contexte physique et culturel où ils se sont produits. Cela s'acquiert avec la curiosité, l'étude, l'expérience et par les relations humaines.

François Bugingo est un homme passionné, flamboyant, drôle, raffiné, hautement cultivé, maîtrisant parfaitement la langue française, et c'est un raconteur exceptionnel, alors j'imagine que son succès faisait de l'ombre dans son milieu car très peu de gens se sont portés à sa défense. Mais qu'est-ce que le fait de priver le Québec de son talent et de ses 23 années d'expérience à l'étranger va nous apporter de plus? S'est-on seulement demandé si la punition est proportionnelle à la nature de la faute?

François Bugingo a certainement compris le message car ce dernier a été claironné haut et fort à souhait. Je serais très étonnée qu'il s'essaie de nouveau à "pimenter" la nouvelle. Mais si on a le plaisir de le retrouver quelque part, ayons alors la cohérence de ne pas exiger de lui qu'il soit à la fois un «honnête» journaliste et un bon «entertainer».

Je termine avec une autre citation du scénariste Jean-Claude Carrière : «Vivre, c'est se mettre en scène». Peut-être au fond ce qu'on reproche à Monsieur Bugingo c'est d'être un peu trop «vivant»?...

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