La conjonction des crises mondiales
Ne me parlez pas de développement durable tant que les populations des pays riches continueront à consommer en moyenne dix fois plus de ressources naturelles par habitant que les populations des pays pauvres, ressources naturelles souvent importées de ces mêmes pays pauvres. Et le déséquilibre entre les modes de consommation des pays riches et pauvres continue à se creuser1. Ainsi, avec à peine 5% de la population mondiale2, l'Amérique du Nord consomme 25% de l'énergie mondiale, plus de 35% de l'eau et émet 5 fois la consommation per capita des émissions de CO23,4. Il ne faut pas s'étonner que selon un rapport du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) en 2014 le monde ait vu la plus forte augmentation du nombre de demandeurs d'asile dans les pays industrialisés depuis 22 ans, soit 45 % en un an. Les réfugiés humains vont suivre les ressources, tout naturellement, comme le font les autres mammifères.
Migrations et changements climatiques
Les changements climatiques ne doivent pas être négligés dans les analyses géopolitiques. Ainsi, "de 2007 à 2010 — soit les quatre années qui ont précédé le « printemps Syrien » de 2011 —, la Syrie a subi la plus grave sécheresse jamais enregistrée dans la région [...] Une étude publiée le 17 mars 2015 dans les Comptes-Rendus de l’Académie des Sciences des Etats-Unis va même plus loin en affirmant que [...] « l’influence des activités humaines sur le changement climatique joue un rôle dans l’actuelle crise Syrienne »5.
Bien sûr, le climat n’est pas la seule cause de tous les troubles géopolitiques. Ainsi, « en Syrie, la terrible sécheresse est venue s’ajouter à une gouvernance calamiteuse, un système agricole très vulnérable et à de piètres politiques environnementales » sans oublier « l’arrivée d’un million de réfugiés Irakiens qui fuyaient un conflit armé »6.
Mais les réfugiés climatiques vont continuer à grossir le nombre des êtres humains qui sont déplacés à cause de conflits, de conditions économiques insuffisantes pour satisfaire leurs besoins fondamentaux, de la destruction, l'empoisonnement ou carrément la disparition de leur habitat, notamment due à la hausse du niveau des océans.
Le retour de El Niño
Le phénomène météorologique El Niño est caractérisé par des températures de surface plus chaudes que la normale dans l’océan Pacifique central près de la ligne équatoriale. Or actuellement, l’océan au centre et au nord du Pérou est 4 degrés au-dessus des températures normales, ce qui conduit les scientifiques à envisager un épisode plutôt fort7.
L'état d'urgence a donc été déclaré au Pérou en prévision du prochain phénomène El Niño qui promet d'être l'un des pires jamais enregistrés. Des actions préventives immédiates sont mises en place pour réduire les risques, accroître la résilience des zones qui seront touchées par les intempéries et pallier les effets qui pourraient s'avérer désastreux. Ces actions préventives sont estimées à 66,6 millions de dollars8. Lors de l'événement El Niño de 1997-98 d'une forte intensité, «les intempéries ont fait plus de 20 000 morts, des dizaines de milliers de blessés et entraîné le déplacement de millions d'autres. Les dégâts ont été chiffrés à plus de 35 milliards de dollars».9 Où iront les millions de réfugiés péruviens?
D'après une étude publiée en 2011 par des chercheurs américains de l'Université de Columbia «El Niño a pu avoir un rôle dans 21% des cas de guerres civiles dans le monde depuis 1950 voire 30% dans les pays touchés par le phénomène». Solomon Hsiang, principal auteur de cette étude, affirme que «la crise actuelle en Somalie, frappée par la famine et la sécheresse et en proie à une guerre civile depuis 20 ans, est un exemple des conséquences cachées d'El Niño»10. L'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) a estimé que
«855.000 personnes dans toute la Somalie seront menacées d'insécurité alimentaire aiguë d'ici décembre».11 Où pourraient aller ces centaines de milliers de Somaliens?
Un déficit cognitif en développement durable
Peu de concepts ont été aussi mal compris que celui qu'on appelle "développement durable". Combien de fois avons-nous entendu des politiciens ou des gens d'affaires prétendre que le DD consiste à "équilibrer" les dimensions sociales, économiques et environnementales, comme si on avait affaire à une balance à trois plateaux qu'on équilibre en enlevant un peu de poids sur l'un pour en ajouter sur les autres? En général ce que ces gens veulent vraiment dire c'est «sacrifier quelque peu la performance économique pour améliorer le bilan social et environnemental». Cela ne remet pas en question notre façon de penser mais consiste à améliorer nos façons de faire actuelles, à faire "moins pire"
.
La clé pour une "opérationnalisation" du développement durable est de nous rendre compte que nous n'avons pas à inventer des sociétés durables à partir de zéro, mais que nous pouvons imiter les écosystèmes naturels qui sont déjà des communautés durables d'êtres vivants. Puisque l'étonnante caractéristique de notre planète est sa capacité à maintenir la vie, «une société humaine durable doit être conçue de telle sorte que son mode de vie, ses entreprises, son économie, ses structures physiques et ses technologies n'interfèrent pas avec la capacité propre à la nature à soutenir la vie»12. Le premier pas vers le développement durable consiste donc à comprendre comment la nature s'y prend pour soutenir "la toile de la vie". Fritjof Capra appelle cette compréhension "littératie écologique" ou "écolittératie" et il a fondé le Center for Ecoliteracy13 pour en faire la promotion dans les écoles américaines. Être "écolettré" signifie comprendre les principes de base de l'écologie, ou principes de la durabilité écologique, et vivre en conséquence.
La vision systémique de la vie développée dans le traité The Systems View of Life14 fournit le cadre théorique approprié pour établir un lien entre les écosystèmes et les communautés humaines, car les deux sont des systèmes vivants possédant des principes d'organisations communs. Cette vision fournit un nouveau langage pour parler de ce que tous les systèmes vivants - organismes individuels, systèmes sociaux, économiques ou écosystèmes - ont de comparable. Elle permet de comprendre leurs comportements communs, qui dépendent moins de la nature de leurs composantes que de la façon dont elles sont reliées. Elle nous condamne à la transdisciplinarité.
Dans son encyclique Laudato Si', le Pape a montré que les principaux problèmes de notre époque - énergie, pollution, changements climatiques, pauvreté, inégalités, violence, guerres - ne peuvent pas être compris isolément. Ce sont des problèmes systémiques, interconnectés et interdépendants. Ils sont donc incompatibles avec la fragmentation des savoirs. Il faut espérer que les actes répréhensibles commis par certains membres du clergé n'empêcheront personne d'apprécier l'encyclique à sa juste valeur et de comprendre sa portée scientifique et pédagogique.
Notes
1. http://www.geo.fr/environnement/actualite-durable/consommation-ressources-naturelles-51526
2. http://www.worldometers.info/fr/world-population/population-by-country
3. http://www.cepnet.org/interactive-map-intro.php
4. http://www.globalchange.umich.edu/globalchange2/current/lectures/freshwater_supply/freshwater.html
5. http://www.reporterre.net/Les-migrants-venus-de-Syrie-sont-des-refugies-climatiques
6. idem
7. http://www.actulatino.com/2015/07/13/perou-les-autorites-se-preparent-a-l-eventualite-d-un-phenomene-el-nino-assez-fort/
8. idem
9. http://www.sudouest.fr/2015/07/29/le-phenomene-el-nino-se-renforce-quelle-influence-sur-le-climat-planetaire-2082951-706.php
10. http://m.actu-environnement.com/actualites/etude-variations-climat-el-nino-impact-guerres-civiles-13328.html
11. http://www.un.org/apps/newsFr/storyF.asp?NewsID=35460#.VgHicmK9KSP
12. CAPRA, Fritjof, The Hidden Connections, Doubleday Books, août 2002
13. http://www.ecoliteracy.org
14. CAPRA, Fritjof, LUISI, Pier Luigi, The Systems View of Life, Cambridge University Press, juin 2014