Jésus de Montréal: de la religion comme esthétique...

Yves Lever
J'ai composé ce texte en juin 1989, avant de relire Les frères Karamazov de Dostoievski. Si j'avais bien identifié les phrases du début, je ne savais pas encore que la réplique de Constance («ça lui donne tant de plaisir...») était aussi tirée directement du roman (j'ai appris plus tard, sur Internet, que Dostoievski citait Benjamin Constant, lequel citait Voltaire...). De même, je n'avais pas encore vu comment la confrontation de Daniel avec Leclerc dans l'église, avant la dernière représentation, reproduit la fameuse «Légende du grand inquisiteur» du roman. N'ayant pas relu non plus Hamlet de Shakespeare, je n'avais pas vu que le fameux monologue s'y retrouve bel et bien. Y.L.
Comme tout naturellement, en cette période de recrudescence des sujets religieux à l'écran, beaucoup d'intellectuels québécois de la quarantaine font le point sur l'«état de leurs croyances». Avec Champlain, son tout premier film, en 1964 (il avait alors 23 ans), Denys Arcand avait questionné l'implantation religieuse en Nouvelle-France. L'année suivante, dans son troisième film, La Route de l'Ouest, aussi un court métrage historique, il avait affirmé que «l'incertitude est le lieu le plus habituel de l'intelligence». Depuis lors, il avait surtout exprimé des «certitudes politiques», avait stigmatisé les années 80 du Confort et de l'Indifférence. Il n'avait guère inséré de références religieuses dans ses films que pour se moquer un peu d'institutions ou de personnages religieux. Comme il l'a répété dans des dizaines d'interviews, s'il a écrit son Jésus de Montréal, c'est pour voir ce qui lui reste de l'éducation religieuse de son enfance, pour savoir s'il n'y a pas quelques idées-force à retenir de ce monde où tout était clair, bien défini, sécurisant.

Avec beaucoup d'honnêteté, pour éviter toute ambiguïté au spectateur, Arcand affiche clairement sa position dès la première séquence. On y assiste à une pièce de théâtre qui transpose Les frères Karamazov de Dostoievski; l'extrait montre le suicide de Smerdiakov et lui prête les paroles du double d'Ivan dans le roman: «Il faut détruire l'idée de Dieu dans l'esprit de l'homme! Alors seulement, chacun saura qu'il est mortel, sans aucun espoir de résurrection, et chacun se résignera à la mort avec une fierté tranquille. L'homme s'abstiendra de murmurer contre la brièveté de la vie et il aimera ses frères d'une affection désintéressée. L'amour ne procurera que des jouissances brèves, mais la conscience même de cette brièveté en renforcera l'intensité autant que jadis elle se diluait dans les espérances d'un amour éternel, au-delà de la mort».1

Comme pour s'assurer d'être bien compris, quelques minutes plus tard, il cite un long commentaire d'un film sur l'astrophysique (je n'en reproduis que la finale): «... Le monde a commencé sans l'humanité et il s'achèvera sans elle. La durée de la vie telle que nous la connaissons n'aura été qu'un minuscule instant, pendant lequel nous aurons existé et, à la disparition du dernier esprit sur la terre, l'univers n'aura même pas senti sur lui le passage d'une ombre fugitive» (magnifiques images d'animation accompagnant ce texte)2. Voilà pour le credo essentiel: il n'y a pas de Dieu, la vie et l'intelligence ne représentent qu'un minuscule point dans l'évolution de la matière depuis le Big Bang. Jésus-Christ, quant à lui, n'est qu'un homme, un sage qui a su intégrer le meilleur de la religion de son temps et le traduire en quelques paroles prophétiques dont l'intérêt persiste après deux millénaires.

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(Note: la partie qui suit, complémentaire au texte, apparaissait dans un encadré)

On peut facilement imaginer toutes les difficultés et tous les risques qu'il y a à vouloir présenter à l'écran Dieu, le Christ ou les choses saintes. Les grands studios, avec leurs nombreux conseillers théologiques, ont résolu admirablement bien le problème. Jusqu'aux années 60, pour tous les personnages religieux, antiques ou contemporains, on transpose fidèlement les représentations de l'imagerie populaire, les stéréotypes déjà bien codifiés par la tradition. Dans les films bibliques, Dieu n'était toujours qu'une voix off (source en dehors de l'image) ou un effet de lumière, le Saint-Esprit la force mystérieuse à l'origine des effets spéciaux.

Quant au Christ, quelques films lui donnent une figure très «saint-suaire» et sans surprise ou bien, suprême raffinement – et c'est le cas pour les oeuvres les plus intéressantes – ils n'en montrent jamais le visage. Il est toujours filmé de très loin, ou bien d'en-haut, ou bien de dos, ses cheveux et ses vêtements respectant l'iconographie codifiée. Des gros plans très expressifs du visage de ses interlocuteurs (en termes de cinéma, des plans de réaction, des reaction shots) expriment les effets miraculeux de son regard. Sa voix est presque toujours off, ne proclamant que des citations précises de l'Évangile. Même sur le chemin de la croix, on ne l'entend manifester ni gémissements, ni émotions. Des effets de lumière, de la brume bien diffusée, des éclairs bien découpés ou des explosions incandescentes illustrent le passage à la transcendance au moment de sa mort-résurrection.

C'est Pasolini, si je ne me trompe, avec son admirable Évangile selon saint Mathieu, qui vient transgresser la règle. King of Kings de Nicholas Ray a, quelques années auparavant donné un visage au Christ (Jeffrey Hunter en grand blond aux yeux bleus!), mais il est resté dans les normes de l'iconographie codifiée. Non seulement Pasolini donne-t-il un visage à Jésus-Christ, mais il en fait un militant presque marxiste au discours vigoureux et aux gestes d'une extrême tendresse dans ses relations humaines, un personnage typique de la grande tradition néo-réaliste. L'incroyant Pasolini, qui respecte infiniment le message évangélique, mais pas beaucoup la hiérarchie catholique italienne et vaticane, n'a pas la prétention de révéler Jésus-Christ «en tant qu'homme» plutôt qu'en tant que représentation de Dieu. Les colloques théologiques ne l'intéressent pas. Il ne veut pas du tout s'en prendre à la transcendance. Au contraire, en bon sémiologue, il veut rendre au Christ son statut de mythe fondateur, c'est-à-dire de personnage premier et emblématique d'une vision spirituelle de l'histoire, d'une quête du sacré, d'une tradition de lutte sociale qui donne un sens à la souffrance des pauvres.

Je crois bien que son Évangile... est tout cela, mais il est surtout, pour ce qui nous concerne aujourd'hui, la première étape d'une «humanisation» du Christ, avec un visage exprimant toute la gamme, ou presque, des grandes émotions humaines. Plus important encore, il inaugure une nouvelle manière de scénariser un film biblique sans demander leur avis aux théologiens patentés ou aux hiérarques et il leur dénie l'exclusivité du pouvoir sur la représentation du spirituel.

Un peu plus tard, Dalton Trumbo fait de Donald Sutherland un Christ assez bon vivant dans l'admirable Johnny Got His Gun. Zeffirelli en fait, à son tour, un grand héros romantique, mais encore asexué, que l'on retrouve à la télé presque chaque année durant la semaine sainte. Et finalement, Scorcese, vous m'aviez sans doute vu venir, amène le processus à son achèvement en donnant à son Christ de vrais phantasmes et une vraie tentation (celles du désert, entre nous, ne sont convaincantes et significatives que pour l'habile exégète...). D'où, évidemment son effet de choc et les réactions provoquées.

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Un défi esthétique
Cette position clairement établie, Arcand peut alors affronter ce formidable défi esthétique, raison première du film: comment faire une Xième transposition de la vie de Jésus en évitant le cliché, mais aussi en fournissant aux spectateurs les références essentielles pour bien comprendre le discours? Comment créer un personnage contemporain – et le rendre crédible – dont le comportement «doucement subversif» ressemblerait à celui de Jésus en son temps et, un peu malgré lui, se retrouverait engagé dans une «révolution tranquille» du même ordre? Comment placer dans un récit et un contexte qui leur donnent toute leur force quelques paroles évangéliques qu'il a le goût de reprendre à son compte?

Le défi est brillamment relevé dans un scénario qui ne cesse de surprendre malgré le caractère si bien connu du récit de base. Dès les débuts du cinéma, on avait reconnu la qualité de scénario des évangiles. Arcand en reprend la structure, mais dans une construction en abîme (la représentation à l'intérieur de la représentation) qui lui permet de faire éclater son récit, de rassembler tout un ensemble de personnes et de thèmes difficiles à relier naturellement. Ajoutons à cela un casting bien choisi et une interprétation toute en nuances (avec quelques beaux éclats), une mise en scène en général efficace, de bons dialogues. C'est moins facile qu'il ne paraît de composer, et surtout de bien placer, des répliques comme celle de Constance au sujet de son aventure sexuelle avec le curé Leclerc: «Oh, ça lui donne tellement de plaisir, et ça me fait si peu de mal»; ou bien, comme celle de Daniel à Mireille: «Viens, on s'en va, tu vaux mieux que ça», etc.

Le point de départ est simple: un jeune comédien, de retour d'un long voyage et chômeur, accepte l'invitation du curé du «sanctuaire» (on ne dit pas «l'oratoire», mais on montre celui du Mont-Royal) de «moderniser», de «rafraîchir» le chemin de la croix que l'on joue chaque été dans les jardins. Pour lui, manifestement, ce n'est pas du tout affaire de foi, mais simplement une occasion d'exercer son métier de comédien, donc de communicateur. Consciencieux, il se met d'abord à l'étude du personnage Jésus, puis il compose son texte, recrute quatre collègues et joue la pièce. Elle a beaucoup de succès et on en parle dans les médias. Mais la «modernisation» est poussée trop loin et les autorités du sanctuaire interdisent la représentation. Voulant la jouer une dernière fois, les comédiens bravent l'interdiction, mais peu avant la fin, un imposant service d'ordre vient tout arrêter. Il y a bousculades avec la foule, et Daniel-Jésus tombe avec sa croix par-dessus, subissant un choc crânien qui provoque sa mort. Voilà pour le récit principal, tout simple. Le plus grand défi était ici de faire de Daniel Coulombe, non seulement le porte-parole de quelques citations évangéliques percutantes, mais aussi, dans la partie de sa vie propre reliée au travail de comédien (car pour le reste, on n'en sait rien, comme pour ses comparses d'ailleurs) une transposition de Jésus. Et là, on peut dire qu'Arcand s'est intellectuellement amusé!


Correspondances
D'abord son personnage s'appelle Daniel, du nom de ce prophète vétéro-testamentaire survivant de la fosse aux lions et spécialiste de l'interprétation des rêves, un de ces prophètes qui, comme Jonas, est préfiguration de Jésus. Un théologien aux théories modernes qui «commence à comprendre qui était Jésus» et qui communique son savoir au comédien n'est pas loin de Jean le Baptiste, même si, à sa différence, il veut rester anonyme de peur de perdre son poste. Le curé du sanctuaire s'appelle, comme par hasard, Leclerc. Le recrutement des comédiens se fait avec la même facilité, toute naturelle, que dans l'évangile.

L'épisode des marchands du temple trouve sa transposition dans le saccage d'un studio où l'on tourne une publicité; celui de la tentation au désert, dans le repas au sommet d'un édifice avec le brillant avocat qui organise les plans de carrière et peut mettre la ville aux pieds de Coulombe (cet avocat, le diable tentateur, s'appelle Cardinal et il aime se nommer «maître»); celui de la dernière scène, dans le partage d'une pizza; celui du bon samaritain ou celui de Simon de Cyrène, avec les ambulanciers; celui des «saintes femmes», avec une Pieta originale dans le métro.3 Les résurrections miraculeuses se reproduisent finalement avec les transplantations d'organes (ironiquement, le coeur de Coulombe fait revivre un anglophone, ses yeux redonnent la vue à une Italienne; c'est la réconciliation culturelle du Québec!) qui nous donnent des scènes parmi les plus belles du film.

Je laisse au lecteur le plaisir de décoder les autres, de trouver Judas, par exemple. Par ailleurs, il a évité la transposition trop facile: pour jouer Jésus, il a choisi un jeune comédien maigre, petit, frèle, imberbe, presque asexué, sans éclat, à la voix fluette (Lothaire Bluteau qui joue avec une intensité remarquable), à côté de ses deux imposants comparses (Rémy Girard et Robert Lepage); les femmes ne s'appellent pas Marie ou Madeleine, mais Constance (très descriptif du personnage, joué par Johanne-Marie Tremblay) et Mireille (Catherine Wilkening).

Le spectacle lui-même est l'occasion pour Arcand d'exposer ce qu'il retient de son catéchisme et de ses recherches récentes sur Jésus. Le film en devient un véritable traité de christologie. Cela va des dernières théories suggérées par l'archéologie aux plus beaux messages d'amour universel et à la vitupération des prêtres et des législateurs. Il prend comme un malin plaisir à rappeler que les prostituées entreront les premières dans le royaume des cieux. On lui reprochera sans doute de «faire dire n'importe quoi aux Évangiles»; il prend les devants et fait prononcer cette phrase exacte par Leclerc qui ajoute: «Je le sais, par expérience». Plus tôt, le théologien christologue avait dit à Coulombe, d'un air énigmatique: «Vous autres, les comédiens, vous pouvez dire n'importe quoi!» Affirmait-il que le théâtre n'est pas sérieux ou en enviait-il la liberté et le rôle de crieur de vérités? On reconnaît, dans ces séquences, le goût de la provocation d'Arcand.


Un «mauvais prêtre» pathétique
Ses personnages et son récit lui fournissent l'occasion de lancer des flèches (surtout) de tous bord et de tous côtés: sur les prêtres et les églises à conseil d'administration, sur le cinéma, la critique, la publicité, la langue et la mode de l'improvisation, la justice, le système hospitalier, les doctrines ésotériques.

Il donne un rôle important à Leclerc, le curé du sanctuaire (joué de façon très sensible par Gilles Pelletier). Il en fait un personnage complexe, l'antithèse de son Jésus. Amateur de théâtre dès son enfance, homme de grande sensibilité, il est devenu prêtre parce, fils d'une famille très pauvre et très religieuse, c'était «une façon de s'en sortir». Au grand séminaire, il avait essayé de monter La vie de Galilée. Il ne peut faire du théâtre que dans la liturgie ou dans des saynètes de Passion qu'il sait mauvaises. Il couche actuellement avec Constance et se juge mauvais prêtre. Il voudrait peut-être quitter son sacerdoce, comme tous ses amis, mais n'a pas le courage de laisser son confort matériel4, dit qu'il ne sait pas comment vivre et aussi que «même un mauvais prêtre, c'est encore un prêtre. Si je suis plus ça, je suis plus rien».

Sans grande conviction, il n'en défend pas moins son Eglise, ce «rassemblement de la misère universelle» où «les femmes de ménage haïtiennes, les réfugiés guatémaltèques, les vieillards abandonnés... viennent se faire dire que Dieu les aime et les attend», où ceux «qui n'ont pas les moyens de se payer une psychanalyse lacanienne... viennent se faire dire au confessionnal: allez en paix, vos péchés vous sont remis»; et il n'est pas sûr que l'huile de saint Joseph à quinze dollars soit moins efficace que la coke à cent vingt-cinq dollars le gramme5.

De tous les rôles de prêtres problématiques au cinéma québécois, c'est sûrement le plus pathétique. Il le devient encore plus quand il refuse de laisser jouer les comédiens une dernière fois par peur d'être obligé de passer ses hivers en banlieue de Winnipeg comme aumônier d'une maison de retraite! Il devient alors la parodie de la phrase évangélique: Où irions-nous, sinon avec toi? car, ironiquement, c'est parce qu'il décide de rester avec l'Église qu'il ne peut suivre Jésus. Ce genre de personnage mériterait bien un film à lui tout seul, un de ces jours.


Coups de griffe
C'est ensuite la critique, plutôt la pseudo-critique, qui en prend pour son rhume. On reconnaît facilement le langage et les tics des Francine Grimaldi, René-Homier Roy et Reine Malo (le texte publié les nomme France Garibaldi, Roméo Miroir et Régine Malouin!). Non seulement ce potinage au superlatif diffuse-t-il des informations farfelues et contradictoires, il est de plus interchangeable d'une personne à l'autre et se répète, identique, à chaque nouveau spectacle. Quand on pense qu'au nom de la rentabilité, les médias grand public ne font appel qu'à ces directeurs d'inconscience.

Dans le même baril se retrouvent les créateurs de publicité. Arcand connaît bien le milieu (c'est lui le créateur des «le... de Provigo») et il illustre très bien le mépris du public entretenu dans une bonne partie de ce milieu («le buveur de bière moyen a un quotient intellectuel à peu près égal à celui d'un chien savant»). Cela nous vaut la très belle scène, transposition de celle des vendeurs du temple, quand Daniel Coulombe, qui «a toujours eu de la difficulté à supporter le mépris», renverse les caméras, gifle la metteure en scène, chasse les commanditaires voyeurs. De plus, aux gens de cinéma qui ont parfois tendance à se plaindre de ne pas travailler à Hollywood ou avec Ingmar Bergman, il rappelle gentiment que ça aurait pu être pire s'ils étaient venus au monde au Burkina-Faso...

L'accident de Daniel-Jésus fournit l'occasion d'aller faire un tour à l'urgence d'un grand hôpital. Quelle horreur! Le spectateur se dit que c'est sûrement exagéré, mais est-ce le cas? Quelle surprise de voir, quelques minutes de film plus tard que dans l'hôpital juif anglophone, c'est presque désert, que les meilleurs spécialistes sont immédiatement disponibles. Cela correspond-il à la réalité?

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(dans un encadré)

Le cinéphile averti (surtout québécois) trouve de plus le plaisir de reconnaître tout un ensemble de références à d'autres films ou aux acteurs. Avec la mort dans le métro, il pense à Sonatine de Micheline Lanctôt. Le costume d'un clochard évoque Paris Texas de Wim Wenders et la scène de la bibliothèque, de même que les prises de Montréal en plongée, Les Ailes du désir du même auteur. Il sourit en assistant à la récupération de Kundera par la publicité. Il saisit toute l'ironie de faire jouer la scène du doublage du film porno par Marie-Christine Barrault ou le personnage de Lambert par Marc Messier. Il sait qui est l'actrice née dans l'est de Montréal qui vit maintenant à Malibu Beach et celle de Shawinigan qui a un hôtel particulier à Paris. Il voit la jeune interprète de Marie s'en va-t-en ville et le grand patron de la production française de l'ONF qui attendent le métro, etc.

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Jésus de Montréal est un film très dense, fourmillant de clés ouvrant les scènes à plusieurs degrés de signification. Son ampleur et son aspect un peu «courtepointe» ne gênent pas, car le sujet lui-même – un personnage déjà pas ordinaire jouant un autre personnage complètement démesuré («ce n'est jamais minable de jouer Jésus», dit Coulombe) – permettait de soi un tel éclatement. Il est presque complètement réussi. Les quelques maladresses, je les vois surtout dans la trop longue durée de la scène du doublage de film porno, dans le trop petit nombre de figurants lors des représentations de la passion, dans la mise en scène pas très réussie de l'accident mortel pour Coulombe, dans quelques ruptures d'émotion, surtout celle causée par l'irruption de la potineuse après l'incinération (peut-être un Arcand un peu sadique l'a-t-il voulue; a-t-il trop peur de l'émotion, craint-il de se faire accuser de sensiblerie?), dans la moquerie des styles d'interprétation où il exagère le style québécois. L'idée de filmer Montréal de haut était bonne et même tout à fait biblique, mais ces images m'apparaissent trop statiques, sans vie, comme si la ville était exsangue, ce que contredit l'ensemble des scènes.

Dès le début, le personnage de René, comparse de Coulombe, dit de façon énigmatique que c'est «dangereux» de jouer Jésus. Dangereux pour qui? Pour le réalisateur et les acteurs, il semble bien que le danger ait été surmonté puisque le film remporte un succès à la fois critique et financier. En sera-t-il de même pour le public, croyant comme incroyant? Qu'est-ce que cette nouvelle glose de l'Évangile provoquera dans son esprit et qu'est-ce qu'il retiendra du pamphlet social? Le nouveau Jésus de Montréal lui apparaîtra-t-il une «modernisation» acceptable de l'original ou un sacrilège? Acceptera-t-il ce «rafraîchissement» qui ne porte pas que sur l'emballage ou les recettes liturgiques, mais aussi sur le contenu de la «prédication»?

La dernière séquence montre deux jeunes musiciennes du métro chantant le Stabat Mater de Pergolèse: «Quando corpus morietur, fac ut animae ne denetur paradisi gloria. Amen» (Quand mon corps mourra, fais qu'à mon âme ne soit pas refusée la gloire du paradis). Celui qui comprendra le sens de ces paroles pensera-t-il qu'Arcand veut nuancer la position initiale et se garder un petit espoir d'éternité? Le réalisateur laisse la possibilité aux croyants de penser ainsi, mais j'y vois surtout un ironique rappel de «l'impossible rêve» pour lui, car ce que démontre l'ensemble du film, c'est que le personnage Jésus a apporté de fondamental à la culture de l'humanité quelques paroles «incontournables» d'une sagesse dont on se priverait à tort, rien de plus. Tout le reste de la religion n'est que littérature, réécriture de mythes fondateurs, ou cinéma, ou musique, ou cantate dans une langue que personne ne comprend; dans les meilleurs des cas, tout est affaire d'esthétique; et «la conscience de sa brièveté en renforce l'intensité»...


Notes
1. On a, dans les dernières phrases, l'essentiel de la thèse du Déclin de l'empire américain, son film précédent.
2. Les citations sont extraites de la transcription des dialogues et d'une brève description du récit, livre publié chez Boréal et sorti en même temps que le film. C'est une très bonne idée de publier ainsi ces «livres du film», mais il aurait fallu indiquer quelles scènes et quels extraits n'ont pas été retenus au montage final. De plus, au moins une réplique percutante («elle prétend que vous êtes plus équilibré que la moyenne des juges qui siègent dans cette salle»), dans la scène que le réalisateur joue lui-même en tant que juge, ne s'y retrouve pas. Puisque Arcand y cite directement plusieurs ouvrages (à commencer par le Nouveau Testament), il aurait été bon d'indiquer les références précises. Je peux comprendre que l'éditeur ait le goût de profiter au maximum de la sortie du film, mais cela ressemble tout à fait à l'opportunisme des «marchands du temple» si bien fustigé dans le film... Pour que l'éditeur Boréal réalise avec ce genre de livre le mandat historique dont il s'enorgueillit, il aurait été bon d'attendre quelques mois, au moins pour que le texte du livre corresponde au film réel, pour y inclure un minimum de références et quelques textes d'analyse critique.
3. Le livre du film incluait aussi celui du jeune homme tenté de joindre les disciples mais qui ne le fait pas parce qu'il a trop de biens, dans la scène avec le comédien vedette Lambert.
4. Il dit que s'il quittait, il n'aurait droit qu'à «une paire de pantalons une chemise, un blouson en nylon et cinquante dollars cash. C'est tout. Bye, bye». Si ce fut le cas dans le passé, ça ne se passe plus de même depuis un certain temps. Je le sais par expérience et par ma connaissance de nombreux cas du genre. A l'archevêché, on m'a aussi assuré que ce n'est plus le cas. Arcand se trompe aussi dans son affirmation que «la faculté de théologie est financée entièrement par l'archevêché». Elle ne l'est même pas en partie. Par ailleurs, anachronisme gênant, et récemment dénoncé, l'archevêque de Montréal a droit de regard sur l'engagement des professeurs.
5. Par ailleurs, l'agent de sécurité forcera les spectateurs à partir lors de l'annulation du spectacle en leur disant spontanément: «vous n'êtes pas chez vous ici...»

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