«Réjeanne Padovani» ou la conscience dans le béton

Yves Lever
Compte rendu du film Réjeanne Padovani de Denys Arcand qui brosse un portrait peu flatteur de la classe politique d'une époque qu'on espère révolue.
Il y a des films qu'on aime voir diffusés en campagne électorale. Les deux principaux films de Denys Arcand sont de ceux-là.

À l'ONF, on me dit que les copies de Québec: Duplessis et après (titre original: Duplessis est encore en vie) connaissent un rendement maximum dans le circuit communautaire. À plusieurs milliers de Québécois, il fournit une série des plus beaux exemples de paroles mystificatrices dégueulées par les politiciens en chaleur d'élection. Les Québécois aiment se saouler de belles paroles, c'est bien connu («il n'y a lieu au monde où la Rhétorique soit plus puissante qu'en Canada», disaient déjà les Relations des Jésuites, année 1633) mais ceux qui auront vu ce film se seront peut-être peu laissés charmer par la sonorité et la «couleur» des fantaisies verbales de nos forts en gueule. Même si, il faut le reconnaître, certains d'entre eux ont amélioré considérablement leur performance. La votation aura décidé des gagnants de notre sport national au moment où cet article paraîtra: chacun aura quand même intérêt à «écouter» ce film pour mieux comprendre la victoire ou la défaite de son «artiste» favori.

Réjeanne Padovani, dernièrement sorti, situe son action à un autre moment et sur une autre scène. Pendant que les bons citoyens se préoccupent plus de hockey ou de baseball (ou encore de cinéma) que de slogans soi-disant politiques, il montre une portion de la vie réelle des tenants du pouvoir en dehors de leurs théatrales apparitions publiques.


Qui s'assemble finit par se ressembler
La veille de l'inauguration d'une autoroute urbaine, le constructeur Padovani reçoit à souper et veiller quelques amis pour célébrer l'événement. Quoi de plus normal que de rassembler les initiateurs et responsables d'une si belle oeuvre humanitaire: son honneur le maire, le ministre de la voirie et son secrétaire particulier (jeune et brillant économiste), le grand avocat et aviseur légal. Les épouses de ces messieurs fournissent la décoration nécessaire: derrière chaque grand homme, il y a une grande femme, n'est-ce pas?

On n'y parle pas de politique on fête!

On fête les rapports harmonieux entre le monde des affaires et les responsables politiques. Au sous-sol, les gardes du corps (police municipale provinciale et «bouncers») fraternisent et garantissent la tranquilité de la fête.

Petit cadeau-souvenir à chaque invité(e), même au sous-sol, congratulations mutuelles, divertissements choisis, quatuor à cordes et opéra, feux d'artifices, discrétion assurée pour les petits plaisirs privés: Padovani sait bien recevoir et faire plaisir à chacun.

On ne parle pas de politique, on fête!

Les affaires? Pas question! On ne mélange pas le travail et le plaisir. Mais c'est un plaisir de suggérer sous le mode de la farce telle gentille nomination, d'évoquer sa responsabilité sociale («250 familles dépendent de moi»), de planifier un peu le développement de la cité. À chacun par la suite de trouver comment faire plaisir à ses amis!

Mais tout à coup, la fête est menacée: Réjeanne, ex-femme de Padovani acoquinée depuis quelques années avec une riche famille juive et très au courant de toutes les «combines» d'affaires, veut revoir son ex-mari et vivre avec ses enfants. Une journaliste veut déranger le ministre; rabrouée avec violence, elle laisse échapper qu'une manifestation contre l'autoroute se prépare pour le lendemain. Problèmes pas trop graves et vite résolus: les gardes du corps de Padovani font taire définitivement Réjeanne et l'enfouissent dans le béton de l’autoroute; des policiers matraquent les organisateurs de la manif, saccagent leur local et les traînent en prison. Mêmes procédés de part et d'autre et même résultat: les troubleurs de conscience disparaissent du trafic.

La fête se continue, l'inauguration est un succès. Maire, ministre et entrepreneur peuvent dormir tranquilles, ils n'ont rien vu, rien su. Aux subalternes bien payés de se salir les mains.


Fiction et réalité
Un reflet de la réalité québécoise? Bien sûr! Mais pas seulement de ce pays et pas au niveau où certains voudraient le voir.

C'est un jeu facile, quand on suit l'actualité de mettre des noms connus sur les principaux personnages et événements du film (maire amateur d'opéra, rencontres d'hommes politiques avec la pègre, construction de l'autoroute est-ouest à Montréal).

Mais ce n'est pas à ce jeu que le film s'attache. Il dégage plutôt le modèle d'administration de la chose publique en régime capitaliste: pouvoir absolu des «puissances d'argent» (comme disait le Catéchisme des électeurs de Duplessis), rôle de bons serviteurs de ces puissances joué par les gouvernements, maintien de cet état de choses par les policiers de tous ordres. Que ceux qui jouent dans cette arène soient de bons pères de famille ou des bons diables (ça arrive) qu'ils croient ou non servir l'intérêt public ne change absolument rien à l'affaire: le système est ainsi organisé pour qu’un petit groupe de privilégiés accapare la plus grande partie du gâteau national.

Prenons la maison de Padovani: salon grand comme la moitié d'une salle de concert, bureau de conseil d'administration, sous-sol faisant penser à un gymnase (j'exagère à peine); partout, décoration ultra chic, moquettes luxueuses, fauteuils à mille dollars pièce. Honnête maison bourgeoise quoi! Mais qui paye tout cela? Les taxes et impôts de petits et moyens salariés collectés par le gouvernement pour financer (à prix excessifs et dépassant toujours les prévisions) une autoroute pour les «travailleurs» de la rue Saint-Jacques. Les mal logés de notre société fournissent ainsi sans s'en rendre compte des maisons dix fois trop grandes à leurs «serviteurs publics».

Et ces messieurs s'offrent comme divertissement de salon la quatuor à cordes et l'opéra. La Place des Arts chez soi!


Pendant ce temps...
... se détruisent pour faire place à l'autoroute des milliers de logements à prix modiques.

La dernière séquence (la meilleure) résume tout le film. À l'arrière de sa luxueuse limousine, Padovani roule sur «son» autoroute et n'a qu'un regard distrait pour les logements en démolition qui la longent. Une musique d'opéra marque son triomphe une fois de plus.

Une fois de trop.


Note (janvier 2000): l’air d’opéra qui est entendu à la soirée chez Padovani et lors de la séquence finale: «Che faro senza Euridice» d'Orfeo et Euridice, de Gluck.

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