Information, démocratie et éthique

Louis Valcke

Gorbatchev a été rapidement dépassé et entraîné par le courant de libéralisation qu’il avait pourtant lui-même déclenché; lorsque se manifestèrent les premières velléités d’indépendance au sein des États baltes, il avait encore le plein contrôle de la situation et il disposait toujours des pouvoirs nécessaires pour mettre fin à la désagrégation qui s’amorçait. Un peu plus de tanks, quelques matraquages en règle, quelques dizaines de morts auraient suffi : Krouchtchev, lui, ne s’était pas gêné. Gorbatchev refusa de suivre cette voie : c’est tout à son honneur. Mais, en août dernier, les putchistes, vieux de la vieille et durs des durs, avaient sans doute moins de scrupules. Plusieurs se réclamaient d’ailleurs de Staline. Pourtant, leur pâle tentative de répression fit long feu et tourna court. C’est qu’à Vilnius comme à Moscou, tout se déroulait sous le regard froid et impitoyable des caméras de télévision : les images insoutenables d’une répression sanglante transmises en direct — et non pas en différé comme à Budapest ou à Prague — auraient discrédité à jamais ceux qui l’auraient ordonnée. Et l’on peut espérer que, lors des convulsions qui vont sans doute frapper la Russie, les caméras nous montreront un Boris Yeltsin coordonnant les distributions de vivres, plutôt que tentant de ramener l’ordre par la puissance de ses tanks... 

Cette glasnost absolue et instantanée, due à la présence de la caméra, a été un élément déterminant dans la libération pacifique des pays de l’Est. Mais il y avait autre chose encore. L’Union soviétique, comme ses satellites, était, depuis plus de 20 ans, « travaillée » par les télévisions et radios occidentales, non pas seulement par les émissions de propagande directe, comme la Voice of America, mais par le flux continu d’images irréfutables contredisant au jour le jour le discours politique officiel. Par sa proximité, et malgré les tentatives de brouillage électronique, l’Est avait été rendu perméable à l’influence occidentale. Et si le massacre de Tien An Men a malgré tout été possible, c’est parce que la Chine est encore trop éloignée géographiquement et culturellement, et que cet isolement relatif la protège, si l’on peut dire, du virus démocratique. Mais il devient impossible de s’isoler indéfiniment de l’influence étrangère, et la communication, la communication télévisuelle en particulier, enclenché un effet de domino irréversible. 

On peut donc espérer que dans l’ordre mondial dont nous rêvons, il sera de moins en moins possible de faire appel à la force brute pour tenter de régler les contentieux nationaux ou internationaux ; cet effet bénéfique est, dans une large mesure, dû à la presse électronique qui, de façon inattendue et inespérée, semble en voie de réaliser cette transparence, condition fondamentale de nos utopies millénaires. C’est le bien qu’on en peut dire, et on ne le dira jamais assez. Mais ce bien se paye fort cher. 

En démocratie, l’information est essentielle. C’est pourquoi elle put naître en Grèce, précisément parce qu’au sein des cités-états de dimensions très restreintes, une information suffisante circulait à  peu près librement, et aussi parce que le citoyen individuel avait le sentiment de participer directement, par son vote et par sa parole, au processus politique1. Et la démocratie eut une seconde chance lorsqu’à la fin de l’Ancien Régime, une presse moins censurée put véhiculer une information plus libre au sein d’États pourtant beaucoup plus vastes et beaucoup plus puissants. Choisir la démocratie, c’est donc choisir la liberté de l’information. Remettre en cause la liberté d’information, c’est remettre en cause la démocratie : il n’y a pas de troisième voie. 

Cette constatation n’implique, de ma part, aucune admiration automatique, aveugle et béate à l’endroit du système démocratique. La règle de la majorité peut en effet se faire aussi tyrannique que celle du despotisme, sans être nécessairement ni plus intelligente ni plus éclairée. Mais, ici encore, seule une authentique liberté d’information pourra faire obstacle à la tyrannie qu’une opinion dite publique peut exercer. 

En démocratie, les représentants politiques étant élus, il importe qu’ils le soient « en connaissance de cause », c’est-à-dire en fonction de toute information pertinente. S’il est donc un lieu, en démocratie, où le droit à l’information doit pouvoir s’exercer en toute liberté, c’est très certainement lors de l’examen des candidatures politiques. Malheureusement, pour convaincante qu’elle soit à première vue, cette logique linéaire conduit vite à une impasse. L’information, en effet, doit être pertinente. Or, de la vie publique à la vie privée, où situera-t-on le point de partage entre ce qui est pertinent et ce qui ne l’est plus ? 

Bien évidemment, ce n’est qu’en démocratie que cette question se pose. Elle y est cruciale,

mais le paradoxe veut aussi qu’elle ne peut, en régime démocratique, recevoir de réponse claire et satisfaisante. Le problème ne surgit pas à propos des qualifications objectives du candidat éventuel, qu’il sera sans doute toujours possible de mesurer sans trop de difficulté. Mais selon quelles normes pourra-t-on évaluer ses aptitudes morales ? En effet, la liberté d’information, inhérente à la démocratie, suppose la liberté d’opinion, qu’elle renforce par son exercice même : toute société qui se démocratise tend vers le pluralisme des opinions et, nécessairement aussi, vers le pluralisme éthique. Dans cette société « éclatée », où rechercher les normes morales permettant de départager ce qui, dans l’information, est moralement pertinent ou non pertinent ? 

On peut craindre que l’autocensure des media ne soit, ici, inefficace. Non pas qu’elle soit un vain mot : la plupart des journalistes, on l’admettra au départ, sont gens intègres, ayant un haut sens moral et qui très certainement refuseraient de faire état de telle ou telle « révélation » dont ils estimeraient qu’elle relève plus du divertissement croustillant que de l’information légitime. Mais il se trouvera toujours l’un ou l’autre à ne pas avoir de tels scrupules devant un scoop possible, et, une fois lancée, toute information tombe dans le domaine public. Et c’est pourquoi, en fin de compte, quelle que soit sa qualité générale, l’information médiatique véhiculera toujours aussi ses strates les plus méprisables. 

Si marquée soit-elle, cette dégradation ne touche qu’une part de l’information, mais, à ce niveau, elle paraît inévitable, à moins d’une intervention autoritaire des pouvoirs publics, c’est-à-dire d’une censure officielle, ce qui reviendrait à subordonner l’idéal démocratique à l’idéologie dominante du moment. 

La prolifération d’une presse de qualité douteuse semble donc être le prix qu’il faudra payer pour le maintien et la promotion d’une authentique liberté d’information, liberté de la recevoir, comme de la donner. Dans ce cadre contraignant, seule la diversification de l’information disponible, par la multiplication de ses sources comme par l’indépendance de ses diffuseurs, pourra assurer au consommateur une liberté de choix minimale : en matière d’information, s’il faut rejeter toute censure, il faut aussi bannir tout monopole et toute centralisation. Notons que cette diversification n’a, en soi, rien d’utopique. Elle a joué et continue de jouer pour la presse écrite : pourquoi ne pourrait-elle pas jouer également pour la presse électronique ? 

Dans ses éléments les plus contestables, la presse tend donc à s’aligner automatiquement selon le seuil de « tolérance maximale » de la société : encore faut-il définir ce seuil puisqu’il constitue la limite en dessous de laquelle, malgré tout, on ne s’aventurera pas sans risque. C’est ici que les media, en particulier les media électroniques, risquent de générer leurs effets les plus négatifs. 

C’est que la définition d’un seuil, qu’on le veuille ou non, suppose quand même une norme, et, en l’absence de références proprement morales, seuls le législateur et le juge auront le pouvoir de déterminer les limites à ne pas transgresser. Et c’est ainsi qu’un jugement légal va se substituer au jugement moral que l’on attendait. 

Le principe du « consentement mutuel entre adultes », par exemple, est sans aucun doute un excellent principe de droit. Mais il y a quelque chose qui ne marche plus lorsque la référence à ce seul principe juridique se substitue à tout jugement moral. On en a vu les conséquences lors de l’enquête concernant la candidature du juge Thomas à la Cour Suprême des États-Unis. Cette candidature avait, sans doute, déjà fait l’objet d’une investigation longue et minutieuse, mais l’enquête ne devint véritablement publique que lorsque fut abordée l’allégation de harcèlement sexuel. A partir de ce moment-là aussi, cette seule question monopolisa l’attention de l’ensemble de la population américaine, avec, comme corollaire, que la vraie question, la question essentielle de l’intégrité globale du candidat, ne fut plus jamais abordée ou, plutôt, ce qui est pire, qu’elle s’identifia et se limita, dans l’esprit du public, à cette seule question. 

Même chose encore lors du procès du jeune Kennedy, autre événement médiatique qui fit les manchettes et riva toute l’Amérique à ses postes de télévision. La défense de l’accusé était, somme toute, élémentaire. Il s’agissait de convaincre le jury du « consentement » de sa partenaire, et, pour ce faire, Kennedy n’eut qu’à décrire, en n’omettant aucun détail, le déroulement de leurs ébats amoureux. Pourquoi le lui reproc her ? Il ne faisait que jouer à fond le jeu du légalisme, à quoi, selon les critères actuellement en vigueur, toute question concernant les moeurs finit par se réduire. 

C’est dans ce même contexte, tout aussi bien, que se situe l’étalage explicite des secrets d’alcôve les plus ahurissants — confessions, vantardises et exhibitionnismes tout à la fois — qu’appellent et que provoquent ces experts en sexualité radiophonique, dont les émissions polluent nos ondes, pourtant décrétées propriété publique... 

On justifie habituellement ces impudeurs agressives en partant du fait que la sexualité est une « dimension incontournable » de tout être humain : foin donc des tabous traditionnels qui l’enveloppaient d’une hypocrite retenue, vive la franchise et la pleine lumière ! 

Sans doute, sans doute… encore que, dans certains domaines, nous fassions preuve d’une réserve et d’une pudeur exemplaires. Nous n’aimons guère parler de « nos fins dernières », comme on disait autrefois. La mort nous fait peur, comme elle nous faisait peur autrefois : sur ce plan, rien n’a changé. Mais on peut aseptiser la mort, la rendre moins « traumatisante », en n’en que parlant que du strict point de vue médico·légal, comme le font tant d’émissions qui, pourtant, prétendent aborder le problème éthique de l’euthanasie. La mort, certes, est le scandale de toute vie humaine; c’est bien pourquoi le sens de la vie est inextricablement lié au sens de la mort. Refuser, par pudeur, pour ne pas choquer le public, pour ne pas lui faire peur, de poser cette question du sens, c’est évidemment fausser tout le débat qui entoure la mort et c’est surtout amputer l’être humain de sa dimension essentielle. Car, après tout, nous sommes les seuls animaux à avoir pris conscience de la mort et à poser cette question. 

 

1. C’est d’ailleurs pourquoi, par sa démesure et par l’impression de profonde impuissance que l’individu en retire, le « village global » de McLuhan n’est pas, en tout cas pas automatiquement ni nécessairement, un terrain favorable à la démocratie.

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