HORS D’ÂGE : Karl Stern et Le buisson ardent

Hélène Laberge

Le danger qui guette l'humanité post nazisme et post marxisme : elle risque de devenir la proie d'un «pragmatisme rationaliste, une forme de matérialisme non-marxiste» reposant sur une foi absolue dans la science. (Karl Stern)

Rien dans ce récit autobiographique1 publié dans les années cinquante ne semble avoir vieilli. C’est le miracle de l’intelligence juive allemande, un mélange de rigueur scientifique et de vision prophétique, porté à un très haut niveau par Karl Stern. Mais comme chez tous les grands écrivains, le récit comporte tous les niveaux, depuis les souvenirs de son enfance , les anecdotes les plus significatives de la montée du nazisme, les descriptions vivantes et piquantes de tous les êtres connus et inconnus qui ont jalonné la vie de l’auteur, depuis l’Allemagne jusqu’au Canada français en passant par l’Angleterre. Karl Stern est décédé en 1975, vingt ans après la parution de sa biographie.

Ce livre échappe non seulement au danger narcissique de l’autobiographie mais il se pourrait bien qu’il soit à long terme, lorsque le filtre du temps aura agi, l’un des livres de référence pour connaître la complexité des événements et la progression des idéologies qui ont abouti à une guerre et à un génocide qui continue, malgré tous les autres génocides qui se sont succédé depuis, à occuper une telle place dans l’imaginaire humain. Sans perdre de vue que c’est essentiellement le récit d’une conversion au christianisme, entendu dans le sens d’une reconnaissance du caractère divin du Christ.

Médecin et psychiatre juif d’origine allemande (il est né en Bavière), Karl Stern a fait ses études dans les années mil neuf cent trente, à Munich, à Berlin et à Francfort avec les plus grands maîtres de l’époque. Témoin de la terrifiante progression de l’antisémitisme nazi, pour y échapper, il a dû migrer à Londres dès 1938 puis, à la fin de la guerre, à Montréal où il a pratiqué dans un centre psychiatrique jusqu’à sa mort en 1975. C’est d’ailleurs en Angleterre qu’il a écrit cette exceptionnelle autobiographie The Pilar of Fire publiée en 1951 et traduite en français en 1955, sous le titre Le Buisson ardent.

Le lent et douloureux cheminement de Karl Stern vers le christianisme s’est fait à travers cette civilisation et cette foi juive que reflète l’Ancien Testament mais aussi dans la tragique évolution du nazisme des années mil neuf cent trente et quarante.

Pour qui est rebuté, ce qui est mon cas, par les exaltations de certains spiritualistes cosmiques, angéliques et athées, quel soulagement de suivre le récit pudique de la progressive adhésion au christianisme d'un esprit libre et droit. En tant que psychanalyste, Stern n’a cessé de tourner sur lui-même un regard lucide sur les raisons, sentiments, influences pouvant servir de sous bassement à sa conversion.

«Pour entreprendre d’écrire l’histoire d’une conversion, écrit-il, il faut être insensé ; d’ailleurs, le converti - «le transfuge» - est un insensé. Il l’est au sens paulinien du mot. Toutes les histoires de conversion paraissent, avec leur côté subjectif et arbitraire, recéler quelque secret tragique. Celle même de saint Augustin, racontée pourtant par un homme à l’intelligence puissante, dans l’atmosphère cristalline et transparente des paysages méditerranéens, présente ce caractère d’incertitude et de déraison, cet élément de solitude noire »(p.9).

«Je me dois d'écrire ici, et d'avance, qu'il me fallut très longtemps -- près de dix ans --pour accepter la divinité du Christ. Plus je croyais en lui en tant que Messie, plus Il restait un personnage historique, le prophète qui a réalisé toutes les prophéties au-delà même de leurs promesses, (p. 197) (...) J'imagine que quiconque finit par accepter le Christ atteint ce but d'une manière qui lui est propre. Ce caractère individuel des voies employées paraît s'associer au secret ultime de la personnalité.»( p. 198)

[…] À mesure que progresse l’histoire, la simple question de savoir si Jésus de Nazareth était ou n’était pas l’incarnation de Dieu, joue parmi les hommes un rôle de plus en plus déterminant. C’est la seule question, écrit Dostoïevsky, dont tout dépend dans le monde. La réponse qu’on lui réserve tranche dans le vif des liens humains et semble se projeter dans l’univers des objets inanimés eux-mêmes. Et si tout ce qui passe pour sottise aux yeux des Grecs, scandale aux yeux des Juifs, est la Vérité ?...»(p.192)

Pour reprendre son qualificatif, Stern se sentait doublement «transfuge», à la fois en tant que Juif imprégné des plus vénérables traits du judaïsme et en tant que membre d'un peuple persécuté. Il s'est longtemps demandé si son attrait de plus en plus grand pour le christianisme n'était pas une subtile façon de fuir la persécution dont ses frères étaient l'objet. «Plus je me sentais irrité, puis obsédé par la question (de la divinité du Christ), plus je paraissais m'agripper à la réalité pure et dominatrice, à l'appel de la communion des Juifs qui était devenue la communion tragique du destin.» (p. 192)

Suit un très beau portrait d'un des dirigeants de la congrégation orthodoxe de Munich, Eugen Fränkel qu'il s’était mis à fréquenter régulièrement «(Il) possédait la spiritualité transparente que j'ai souvent constatée chez les orthodoxes et qui semble si parfaitement inconnue de la plupart de ceux qui discutent la «question juive» (p. 195). Il était aussi très lié avec un couple de Japonais convertis au luthéranisme et une Allemande catholique avec qui il travaillait à l'Institut de recherche et qu'il voyait souvent en dehors du laboratoire. Il fut frappé par le fait que ces amis, Frau Flamm et les Yamagiwas, aimaient et comprenaient le monde du docteur Fränkel alors que ce dernier aurait été incapable de comprendre leur univers.

«C'est ainsi, écrit Stern, que je fis une autre découverte importante. Le christianisme confirmait et croyait tout ce que croyait le judaïsme, mais y ajoutait une affirmation fondamentale, que le judaïsme, lui, rejetait. Les hérésies sont fondées sur le reniement. Dans ce sens, le christianisme ne constituait pas une hérésie vis-à-vis du judaïsme; il ne rejetait rien d'essentiel, mais se réclamait d'une vérité supplémentaire et positive»(p. 195).

C'est progressivement aussi que, bien avant sa conversion, Karl Stern s'est rapproché du Judaïsme. Il était d’abord et avant tout un homme de science ayant occupé des postes de recherche dans les laboratoires allemands les plus prestigieux. On a trop tendance à confondre la nation juive avec sa religion. Stern lui-même souligne le fait que la génération de ses parents «avait perdu à peu près tout contact avec la tradition juive» (p.22). Dans la petite ville de la Bavière où il a grandi et où se trouvaient des communautés juives comme dans la plupart des autres villes de cette région, seul son grand-père avait, dans leur congrégation, reçu une instruction juive. De telle sorte qu'il dirigeait une partie du service pendant les fêtes. «Il n'avait pourtant rien d'un orthodoxe et affichait un esprit de tolérance assez souple, fréquent chez les Juifs occidentaux»(p.18).

À l'adolescence cependant, et sans avoir l'appui de ses parents, Karl Stern s'adonnera à la pratique orthodoxe avec tous ses rites. Pratique qu'il abandonnera par la suite.

Stern est un scientifique à la fois par formation et par une remarquable disposition intellectuelle à l'objectivité. «Il a étudié la médecine à Munich, Berlin et Francfort, puis, la psychiatrie et la neurologie à Munich, à l'Institut allemand de recherches psychiatriques dont le service de neuropathologie jouissait d'une réputation internationale. Les visiteurs affluaient des autres pays du monde, d'Amérique du Nord et du Sud, de l'Europe de l'Est, de la Turquie, de la Suède, etc.| Cet institut faisait partie de la Société Kaiser Guillaume, comparable à la Fondation Rockefeller, mais avait été à l'origine financé par James Loeb, banquier américain d'origine juive-allemande et par la Fondation Rockefeller» p. 125).

«Le tout, écrit Stern, concourait à communiquer à la maison l'aspect d'une enclave de science pure, libérée de toutes contingences nationales et politiques. En réalité, se retrouvaient les savants, étrangers et allemands, dans le service de génétique en particulier, qui avaient «une certaine affinité, consciente ou non, avec un point de vue biologico-raciste sur les problèmes de l'humanité.»

«S'affrontaient deux idéologies quant aux facteurs qui déterminent le comportement d'un être humain : D'un côté, le racisme qui «suppose a priori que le mode de vie d'un individu se trouve considérablement déterminé par certaines caractéristiques innées qu'il a reçues de ses ancêtres; d'où l'existence dans ce monde d'êtres dont les uns sont nobles et les autres médiocres, non par l'effet de leur libre choix, mais conséquemment à la structure chimique de leurs chromosomes. » De l'autre, le marxisme qui «soutient que le comportement de l'individu se trouve largement déterminé par les caractéristiques sociales et économiques du milieu où il est né.»

Avant même l'avènement de Hitler, fait remarquer Stern, se trouvaient dans le service de génétique «des savants dont le point de vue génétique avait sa source dans la littérature raciale, antisémite, des dix premières années du siècle». «Les gens n'avaient pas été poussés au racisme ou au marxisme par leurs découvertes scientifiques, mais s'étaient tournés vers la génétique humaine en raison d'une idée politique préconçue.» Ils voient ce qu'ils pensent au lieu de penser ce qu'ils voient, écrivait Bergson à la même époque. Cette idée politique préconçue, ne la retrouve-t-on pas à l’heure actuelle sous une forme en apparence différente du nazisme dans plusieurs champs de recherche scientifique : euthanasie, eugénisme ?
Ces recherches en génétique devaient aboutir comme on sait à une conception telle de l'eugénisme que la stérilisation des gens jugés inaptes devait logiquement en découler. Gardons-nous de croire que cet eugénisme était limité à l'Allemagne; «d'autres pays non fascistes avaient déjà mis sur pied un projet de législation du même genre» que celui du gouvernement nazi (p. 137). Mais aucun ne l'a fait d'une façon aussi radicale que l'État allemand. «Tous les schizophrènes, tous les maniaques de la dépression, tous les débiles mentaux et, je crois, presque tous les malades relevant de la psychiatrie devaient être stérilisés chirurgicalement» (p. 138). Cette entreprise «avait une apparence d'objectivité scientifique», elle visait aussi bien les Aryens que les non-Aryens. L’avortement proposé à notre époque aux femmes enceintes dont le fœtus semble présenter une anomalie ne relève-t-il pas aussi de cette apparence d’objectivité scientifique ?

Pragmatisme moderne et philosophie judéo-chrétienne

De son regard pénétrant, Stern voit «ce que serait une société organisée sur la base de principes prétendus scientifiques», et soulève le problème de l'euthanasie tel qu'il se pose hic et nunc et se posera pendant toute la durée de la vie humaine : pourquoi, au nom de quoi laisser vivre les incurables? Voici sa réponse: «D'un point de vue strictement pragmatique, en dehors de toute idée métaphysique de la personne humaine, il n'y a vraiment aucun argument à lui opposer. Nous, qui vivons dans un univers sans impératifs, nous accrochons à bien des principes formels qui sont un héritage du christianisme dont nous avons perdu la conscience - et non parce que nous avons gardé la foi réelle en la doctrine chrétienne de la réversibilité des mérites de la souffrance, ou dans l'enseignement hindou de la Karma, ou tout simplement dans l'immortalité de l'âme humaine. En fait, la plupart d'entre nous ne croient plus en rien de tout cela. De sorte que nous nous accrochons d'une main au pragmatisme moderne et de l'autre à la philosophie judéo-chrétienne. Mais la faille s'élargit chaque jour davantage, et le moment viendra où l'une des deux devra lâcher prise» (p. 140).

«La mort, avaient coutume de dire les philosophes grecs, est à l'origine de la philosophie. Ils auraient dû y ajouter la folie. Les déments incurables et les faibles d'esprit font la preuve de notre valeur morale et prennent la mesure de la tension et du dynamisme intérieurs de la chrétienté. Il y eut un fameux pasteur protestant, Bodelschwingh, qui créa une vaste colonie de débiles mentaux, d'idiots et d'épileptiques à Bethel, en Allemagne Occidentale. Pendant la guerre, lorsque les nazis entreprirent d'exterminer tous les gens atteints de maladies mentales, le pasteur Bodelschwingh insista pour être sacrifié en même temps que ses pensionnaires. Seule sa renommée internationale lui permit de s'en tirer et poussa les politiciens à l'épargner ainsi que les habitants de sa colonie. Ce fut en quelque sorte un des derniers retranchements de la chrétienté» p 140 .

On a retenu du nazisme, et pour cause, les effroyables persécutions contre les Juifs. Mais ce mouvement politique à l'origine, on le sait, s'était constitué contre la menace marxiste. L'Allemagne était le pays d'Europe le mieux placé géographiquement et politiquement pour voir les effets de la Révolution russe et du stalinisme. Stern reconnaît toutefois honnêtement que «nombreuses sont les années de ma vie où j'aurais considéré le désastre dont nous fûmes victimes sous l'angle du matérialisme dialectique. J'aurais vu dans cette philosophie le seul vrai remède» (p. 320). Suit une analyse de Marx qui fait voir l'attrait qu'il a pu exercer sur les jeunes idéalistes du monde entier.

«Or, on a souvent fait la remarque qu'il y a, en fait, deux Karl Marx. L'un était plein d'une véritable fureur religieuse. Il couvrit de malédictions les capitalistes du XIXe siècle et dévoila le manque de justice et de charité inhérent à une civilisation industrielle - tout à fait à la manière d'un Prophète de l'Ancien Testament. Sa tentative d'interprétation de l'histoire était, dans ses mobiles, d'une nature beaucoup plus spirituelle qu'il n'en avait conscience. (...) Bien des communistes de la première heure étaient les disciples de ce Karl Marx, et leur matérialisme n'était qu'un costume historique, celui du XIXe siècle. Certains des communistes qui furent persécutés par la police secrète tzariste ont un lien spirituel avec ces chrétiens que persécute aujourd'hui la police secrète stalinienne» (p.320). Et peut-être encore la police secrète de Poutine, mais qui vise de nos jours les opposants politiques !

Mais, poursuit Stern, «il existe un autre Karl Marx, l'absolutiste hégélien, le stratège de la lutte des classes. C'est malheureusement ce dernier qui a réussi. Et il a obtenu pour résultat un monde d'horreur qu'égale seul cet autre petit-fils de la pensée hégélienne, le national-socialisme.»

Immergé comme il l'a été dans ce monde d'horreur, Stern a sur l'histoire un point de vue aux antipodes du progressisme. «L'histoire, écrit-il, progresse selon des lois apocalyptiques immanentes qui lui sont propres et paraissent étonnamment indépendantes de ce que nous lisons chaque jour dans notre journal» (146). Comment ne pas avoir à l’esprit cette loi apocalyptique contemporaine dans le mouvement transhumaniste qui a la prétention d’abolir la mort mais avec des moyens financiers et techniques tels qu’ils achèveront de jeter dans l’océan des peuples entiers de migrants.

Travaillant avec des savants de toutes idéologies politiques, avant que les lois du Régime hitlérien n’excluent les médecins d'origine juive des hôpitaux, Stern eut l'occasion de converser longuement et souvent avec des collègues, fervents adeptes de la religion germanique néo-païenne. C'est l'époque de la musique de Wagner et de sa Tétralogie. C'est aussi celle où les jeunes philosophes allemands sont fortement influencés par le Surhomme de Nietzsche.

«J'ai été effroyablement antisémite, lui confie un jeune spécialiste de chimie organique, vous savez, jusqu'au jour où je me mis à étudier les textes du docteur Hauer. Je découvris alors que ce que nous détestons chez les Juifs, ce ne sont pas les Juifs; c'est le Christ et la religion chrétienne. Cette religion est si ouvertement étrangère à l'esprit des peuples européens que leur être entier se révolte contre elle.» Lorsque Stern lui demande des preuves de cette assertion, il lui répond que «l'enseignement moral de la Bible imprégnait les gens d'un sens désastreux de l'angoisse et de la culpabilité» (...) et que les peuples indo-germaniques possédaient une idée bien supérieure de l'ultime destinée de l'homme.» (p. 156)

Cette idée supérieure de la destinée de l'homme a trouvé sa parfaite réalisation dans les gaz des fours crématoires! Celui qui tenait ce discours, Stern le décrit non pas comme un «ogre nazi» mais comme un jeune homme sympathique qui, «sous le masque maladroit d'une Weltanschauung tudesque exprimait quelque chose que, sous des formes variées, bien des gens disent aujourd'hui en différents points du globe. Bien plus, poursuit Stern, il exprimait avec beaucoup de clarté ce que je considère aujourd'hui comme l'arrière-plan véritable de la révolution nazie tout entière.»

Réfléchir sur sa propre race, et analyser sans ressentiment la haine qu’elle a inspirée aux tenants du nazisme et aux antisémites est un autre trait remarquable de Karl Stern. Au sujet du pamphlet antisémite de Dostoïevsky, il écrit : «Comme toutes les grandes haines, la sienne se nourrit de la haine de soi-même. Tous les motifs qu’il projette sur les Juifs sont, tout au fond, les siens. Dostoïevsky fut l’un des plus profonds penseurs chrétiens du XIXe siècle, mais il y a un domaine où il a succombé aux forces chtoniques ou terrestres : le domaine du nationalisme. Là était son impureté. […] Il éclate d’une rage épileptiforme contre le nationalisme juif.»

Et au sujet de ce nationalisme juif qui a traversé les âges, il poursuit : «Nous touchons là de près aux raisons qui font que les défauts des Juifs, les vices, les impuretés des Juifs inspirent plus de haine que ceux des autres peuples. Parce que l’existence physique du peuple juif est, du point de vue de la métaphysique de l’histoire, une incongruité. Les Juifs sont là, ils sont vivants, alors que l’ultime signification de leur existence en tant que peuple serait que ce peuple se transcendât lui-même en tant que peuple. Telle est peut-être la raison qui fait que les Juifs qui se rapprochent du Christ luttent souvent plus que n’importe qui contre son étreinte finale»(p.204). Karl Stern souligne alors que chez les Juifs qu’il a vus hésiter sur le seuil de l’Église «à côté de la peur que leur inspire la lâcheté d’une trahison, à côté de l’angoisse de l’isolement, un autre élément, -- une horreur selon toute apparence invincible [...] une peur cosmique, une panique de mort et de dissolution » (p. 204).

(…) «Nous passons tous par ces convulsions mentales, et d’autres similaires, avant d’avoir arraché toutes nos racines terrestres pour nous laisser tomber dans l’espace et dans la grande étreinte.» 205. […]

«Tout se passe comme si l’angoisse d’un peuple était comprimée dans les limites de l’existence d’un seul individu, comme si l’angoisse de tous les peuples était contenue dans la nuit de Gethsémani. C’est là que l’être et le devenir atteignent ces sphères d’éternité que contient l’Histoire »(p. 204).

Cette angoisse que Stern a connue a, par la suite disparu lorsqu’il a découvert, après de longues réflexions sur son héritage judaïque, «qu’il n’y avait rien, en réalité, à quoi je dusse renoncer. Sur un plan spirituel, le Christianisme, c’est le Judaïsme. C’est le Judaïsme remplissant ses promesses. Il n’est, dans l’Ancien Testament, aucune vérité essentielle qui soit reniée par les Chrétiens. 207 […] C’est seulement avec les années, et graduellement, que je me mis à réaliser que la liberté de las volonté, qui est le plus grand don que Dieu ait accordé à l’homme, n’était nullement abolie par l’apparition du Messie »(p. 208).

«Sous l’indescriptible menace de la persécution, je commençais à entrevoir la signification du mystère d’Israël. Toutefois, aussi intense que fût cette expérience, elle ne fit que provoquer un changement dans ma vie. Le Christ n’est pas seulement le Messie envoyé à Israël. S’il possède une signification, alors sa Signification transcende tout destin national, et vous affecterait en tant qu’individu même si vous étiez le dernier homme de la planète»(p.209).

Temps et éternité

(…) «Si l'essence même de l'histoire était le temps, l'histoire ne serait qu'une matière sans forme ni structure, se déroulant comme une permanente finalité, horrible antagoniste de l'éternité. En fait, si on amenait à sa conclusion logique la dialectique matérialiste, on obtiendrait précisément cette image de l'histoire. Le seul phénomène qui introduise dans l'histoire un élément d'éternité, c'est la Prophétie. La vision prophétique élève l'histoire et l'illumine d'un rayon d'immortalité. Les penseurs chrétiens orientaux tels que Soloviev et Berdiaev, avec leur tradition platonicienne, comprirent ce point de façon très claire. Les grandes religions orientales laissent l'histoire de côté et n'y voient qu'une structure chaotique. C'est dans le Judéo-Christianisme seulement que le Temps et l'Éternité se rencontrent dans l'Histoire» (p. 199).

Paradoxalement, Stern, en tant que psychiatre et psychanalyste, fait preuve d'un extrême scepticisme à l'égard des références purement psychologiques. «La tragédie de l'homme moderne, nous dit-il, est celle d'Hamlet. Il ne se contente pas d'éprouver, il réfléchit. Et lorsqu'il a fini d'essayer sur lui-même tous les vieux tours démodés de l'investigation psychologique, il est perdu. Il manque de naïveté, et ne se fait pas confiance à lui-même; bientôt, il se voit pris sans espoir dans un réseau inextricable de références purement psychologiques. C'est alors que se produit le grand revirement; la seule chose qui soit réelle, la Réalité ultime, lui apparaît comme un phénomène relatif, un pur effet de miroir; et c'est le réseau de références qui prend une apparence de réalité. À ce moment, le grand reniement est accompli. C'est là un des pièges spirituels de notre époque. Chaque époque possède, j'imagine, une forme spécifique de négation qui lui est propre, et le processus que je viens de décrire est spécifique des hommes de notre temps»(p. 201).

Dans le lent cheminement vers sa conversion : «S'il est vrai, pensais-je fréquemment, que Dieu s'est fait homme, et que Sa vie et Sa mort furent chargées d'une signification personnelle destinée à chacun des individus dont les millions d'existence s'écoulent dans la puanteur des taudis, dans un univers sans horizon, dans l'angoisse étouffante des haines, de la maladie et de la mort - si c'était vrai, il y aurait là une raison de vivre gigantesque. Penser que quelqu'un est venu frapper à ces millions de portes noires, apportant à chacun la même parole de promesse et de salut! Le Christ a mis au défi, non seulement le chaos apparent de l'Histoire, mais ce que l'existence de l'individu a d'insignifiant» (p. 252).

Dans une lettre adressée à son frère Ludwig (l'un des fondateurs du sionisme vivant en Israël, et incroyant), il décrit avec une pénétration presque prophétique le danger qui guette l'humanité post nazisme et post marxisme : elle risque, dit-il, de devenir la proie d'un «pragmatisme rationaliste, une forme de matérialisme non-marxiste» reposant sur une foi absolue dans la science. «Un monde sans Christ, qu’il fût scientifique ou non, conduit à la négation totale, au néant. L’Allemagne et la Russie proposent de cette vérité des exemples assez évidents, Toutefois il existe des signes qui indiquent que le laïcisme et le pragmatisme, qui, par comparaison, ont eu un sort plutôt superficiel en dehors de la Russie, peuvent prendre la forme d’une norme scientifico-technocratique pour les êtres humains. C’est cela, et non la destruction matérielle, qui serait la fin du genre humain »(p. 322).

Terminerai-je cette recension sur cette sombre mais combien vraisemblable prophétie ? Plutôt sur ce constat qui accorde à l’Église le don de refléter «les différentes facettes de l’Histoire». «Au XIXe siècle, ce siècle où commença à gouverner de façon organisée les forces matérielles de l’univers, l’Église se mit à prôner «la petite voie» (de Thérèse de Lisieux) la vie mystique de «petites gens» inconnues. C’est la seule réponse logique à l’avènement d’un âge où l’organisation serait reine. Le Christ possède toujours la réponse appropriée, et Il la communique par l’intermédiaire de Ses saints»(331). Le pape François n’est-il pas ,par excellence, le dépositaire de cette tradition dans ses deux récentes encycliques ?

1.The Pilar on Fire Michael Joseph Ltd, 1951. Traduction française impeccable par Gilberte Sollacaro: Le buisson ardent, Paris, Éditions du Seuil, 1955).

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