Musique

Hélène Laberge

On peut tenter de définir la musique par des conjectures sur son origine. Les premiers sons ont-ils été émis pour des raisons pratiques de communication ou pour s'enchanter soi-même? Pour imiter le chant des oiseaux ou le grognement des bêtes? Pour calmer un enfant fiévreux ou endormir une douleur? Orphée, le mythique inventeur de la lyre, charmait les animaux, les plantes et même les pierres. La première danse est-elle née de l'impulsion produite par les premiers rythmes? Ou les cadences du danseur ont-elles déclenché le désir de les accompagner par le battement des mains ou le sifflement de la voix? Quelle que soit l'opinion retenue, elle ne peut être qu'une conjecture parmi d'autres. Voici celle d'Alain : « A la chasse, il est nécessaire que les chasseurs s'avertissent de loin; ils ont commencé sans doute par crier en arrondissant leurs mains autour de leur bouche; puis ils ont fait des porte-voix en écorce et en métal; et là-dedans ils mugissaient en ne gardant de la voix ordinaire que l'aigu et le grave, joint à un rythme. C'est alors que la physique a réglé et comme filtré ces cris-là; car un tuyau ne renforce pas également tous les sons, mais seulement ceux qu'on appelle harmoniques; et, comme ceux-là s'entendaient mieux que les autres, on a appelé bons crieurs et maîtres dans l'art de crier ceux qui poussaient ces sons-là; c'est ainsi que le porte-voix est devenu peu à peu trompette, cor de chasse, clairon, en même temps que l'art de crier devenait l'art de chanter; toute notre musique est bâtie sur les notes que donne un clairon ou un cor de chasse. C'est dans ce qui nous entoure, dans la nature même qu'il faut chercher l'origine des institutions, et non dans les vieux papiers (1) ».


Note

1. Alain, Préliminaires à l'esthétique


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« La vie sans musique n'est qu'une erreur, une besogne éreintante, un exil. »

Friedrich Nietzsche, lettre à Peter Gast, 15 janvier 1888.

 

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« Le temps que "prend" la musique, et qu'elle nous donne lorsque nous l'exécutons ou nous l'entendons, est le seul temps libre qui nous soit accordé avant la mort. »

George Steiner



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Essentiel

La dimension cognitive de la musique, sa supériorité sur les mathématiques peut être mise en lumière grâce à la distinction entre metron et rythmos: pour utiliser une image de Klages, avec le metron, notre attention est fixée sur la grille, qu'il est nécessaire d'appliquer au réel pour le convertir en données utiles; avec le rhytmos, elle est fixée sur ce que l'on peut voir entre les mailles de cette grille, sur le silence interstitiel. Comme disait Mahler, «tout se trouve dans la partition – sauf l'essentiel». (Andreas Goppold)

Enjeux

Musique de l'omniprésence ou omniprésence de la musique?

Victor Hugo disait: « La musique, c'est du bruit qui pense ». Il rejoignait ainsi l'inépuisable définition de Leibniz: « La musique est une mathématique de l'âme qui compte sans savoir qu'elle compte ». Cette définition de Leibniz vaut-elle pour notre époque? Arrêtons-nous d'abord à un phénomène tellement enkysté dans notre temps que nous ne le percevons pas comme une chose récente: il s'agit de l'envahissement, de l'imprégnation de toute notre vie sociale et personnelle par la musique, sous l'influence de découvertes techniques permettant l'enregistrement et la diffusion permanente des sons. Un philosophe américain, Allan Bloom, décrit ce phénomène de façon convaincante: « Nous sommes, écrit-il, à l'ère de la musique et des états d'âme qui l'accompagnent. Pour trouver l'équivalent de cette explosion d'enthousiasme musical, il faut remonter au moins un siècle en arrière et évoquer l'Allemagne et l'atmosphère qui entourait les opéras de Wagner. [...] Les Wagnériens vivaient pour Wagner. De nos jours aussi, on peut dire qu'une très grande partie de nos jeunes gens entre dix et vingt ans vit pour la musique, qu'elle est leur passion, que rien d'autre ne les enthousiasme comme elle et qu'ils ne peuvent rien prendre au sérieux qui soit étranger à la musique (1) ».

Nous sommes à l'ère de la musique. Nous vivons effectivement dans une époque où elle envahit et imprègne tout. Les ethnologues objecteront qu'elle imprégnait également la vie entière de nos ancêtres. Effectivement, dans les civilisations égyptienne, hébraïque, grecque et romaine - qui auront été le berceau de la musique occidentale - diverses formes musicales présidaient aux grands rites de la vie quotidienne. D'une façon telle que les ethnologues ont pu regrouper ces manifestations musicales autour de la religion, de la guerre et des grands moments de la vie en société. Chez les Égyptiens et les Romains notamment, on faisait de la musique dans les temples, au cours des banquets et des fêtes populaires et lors des défilés militaires. En quoi le phénomène actuel est-il nouveau? En ce que, dans une partie de plus en plus importante de notre vie, nous ne choisissons plus nos sons, ils nous sont imposés, alors que jusqu'à l'avènement de l'industrialisation du son, l'usage qu'on faisait de la musique était circonscrit et ritualisé.

D'une part, elle exigeait un long apprentissage puisqu'il fallait, faute de notation musicale adéquate, la mémoriser pour la transmettre, et d'autre part, il fallait pour l'entendre ou bien savoir l'interpréter, - ce qui n'exclut pas, bien au contraire, la capacité d'improviser - ou bien pouvoir se procurer des musiciens, ou bien se déplacer dans les lieux ad hoc. Allan Bloom a montré que la musique a la propriété de conférer « une justification incontestable et un plaisir gratifiant aux activités qu'elle accompagne: le soldat qui entend l'orchestre militaire scander sa marche est captivé et rassuré; la prière du croyant se trouve exaltée par le son de l'orgue dans l'église; et l'amant est transporté et sent sa conscience apaisée par la guitare romantique (2) ».

Mais comment justifier la mélopée ininterrompue et ininterrompable diffusée dans tous les lieux publics, où tous les styles de musique se succèdent dans l'anarchie? Leur répétition conduit inévitablement à l'indifférenciation.


Notes

1-2 Allan Bloom, L'âme désarmée, Paris, Julliard, 1987, p. 74.


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La musique. Conférence de Louis Dandrel (L'Université de tous les savoirs, 22 décembre 2000): "Faire un état de la musique aujourd'hui oblige à dresser un inventaire abondant et disparate. On peut tenter d'y voir ou d'y entendre plus clair en observant les transformations des situations d'écoute, les techniques de traitement et diffusion du son, ou encore les évolutions de l'architecture. L'extrême diversité de la musique semble en effet coïncider avec le fractionnement et le mélange des espaces où elle prend forme et se propage. Des ethnologues et des historiens ont déjà mis en évidence des relations entre des développements de musiques traditionnelles ou savantes et leur milieu acoustique. La production et la consommation de musique paraissent à ce jour doublement liées à leur environnement qu'elles contribuent à façonner mais dont elles sont étroitement dépendantes." Vous pouvez faire l'écoute de cette conférence en Real Audio (Telerama.fr).

 

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Muzak, le contremaître musical
La diffusion des sons dans les endroits publics relève de compagnies dont la plus importante s'appelle Muzak, fondée à New York en 1934. Cette compagnie dans sa publicité se présente comme une technique de l'administration contemporaine «et par conséquent, non comme une forme d'art ou de divertissement». Cette musique est essentiellement destinée à accroître la production des travailleurs dans les bureaux, les endroits publics, et comme telle, utilise les procédés connus du conditionnement. «Le produit destiné aux bureaux et aux usines présente des chansons en séquences de quinze minutes... chaque séquence évoluant d'un rythme lent vers un rythme rapide. L'intensité et le tempo des séquences elles-mêmes augmentent et diminuent aussi selon le cycle d'une journée de travail, correspondant aux hauts et aux bas de l'humeur des travailleurs ou d'autres facteurs environnementaux ou psychologiques prédéterminés par le département de génie humain dans les bureaux de Muzak à New York (1)». Les résultats sont-ils à la hauteur du génie humain? Des enquêtes ont démontré que l'utilisation de Muzak accroît la productivité «en particulier chez ceux dont le niveau d'instruction est faible».

Muzak ne se contente pas de jouer ce rôle psycho-social dans le monde du travail, on le retrouve aussi dans le monde médical où il est «utilisé comme aide à l'anesthésie dans les salles d'opération de certains hôpitaux». Aux sons de quelle musique les opérés se réveillent-ils?

Cette musique aseptisée se reconnaît à son orchestration fixe et sans relief. Elle dessert, entre autres, 22 des 25 industries américaines les plus importantes, et la musique qu'elle met savamment au point est diffusée dans 18 pays et dans plus de 500 villes à travers le monde.

«Le compositeur et écrivain canadien R. Murray Schafer a mis en doute la validité de la prétention de Muzak de «masquer» des sons moins attrayants comme ceux de la machinerie des usines ou le brouhaha des supermarchés. Il considère l'ubiquité croissante de cette musique qu'il appelle ironiquement «Moo-zak» comme une invasion de l'intimité et une dénégation de la liberté de choix. Il voit également en Muzak le germe d'une atrophie générale de la sensibilité esthétique par l'inévitable exposition à un semblant de musique qui pourrait rendre les sujets non prévenus de moins en moins réceptifs aux expériences d'écoute consciente, non seulement de la vraie musique et de celle qui divertit, mais aussi de l'environnement naturel (2)».


Notes

1-2 Encyclopédie de la musique au Canada, Éditions Fides, p. 713.

 

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Nietzsche, critique de la modernité en musique
«En musique, nous manquons d'une esthétique qui s'entendrait à imposer des règles aux musiciens et qui leur créerait une conscience; nous manquons, et c'en est une conséquence, d'une véritable lutte pour des "principes" — car, en tant que musiciens, nous nous moquons des velléités qu'Herbart a manifestées sur ce domaine, de même que de celles de Schopenhauer. De fait, il résulte de cela une grande difficulté: nous ne sommes plus capables de motiver les notions de "modèle", "maîtrise", "perfection" — nous tâtonnons aveuglément, avec l'instinct d'un vieil amour et d'une vieille admiration, dans le domaine des valeurs, nous sommes presque disposés à croire que "ce qui nous plait est bien"... Cela éveille ma méfiance d'entendre partout désigner Beethoven, bien innocemment, comme un «classique»: je soutiendrais avec rigueur que, dans d'autres arts, on entend par classique le type contraire à celui que représente Beethoven. Mais, lorsque je vois chez Wagner cette décomposition de style qui saute aux yeux, ce que l'on appelle son style dramatique, présenté et vénéré comme un "modèle", une "maîtrise" un "progrès", mon impatience atteint son comble. Le style dramatique dans la musique, tel que l'entend Wagner, c'est la renonciation à toute espèce de style, sous prétexte qu'il y a quelque chose qui a cent fois plus d'importance que la musique, c'est-à-dire le drame. Wagner sait peindre, il se sert de la musique, non pour faire de la musique, il renforce les attitudes, il est poète; enfin, il en a appelé aux "beaux sentiments", aux "idées élevées", comme tous les artistes du théâtre. — Avec tout cela il a gagné les femmes en sa faveur, et ceux qui veulent cultiver leurs esprits: mais ces gens-là, qu'ont-ils à voir à la musique? Tout cela n'a aucune conscience pour l'art; tout cela ne souffre pas quand toutes les vertus premières et essentielles de l'art sont foulées aux pieds et narguées en faveur d'intentions secondaires (comme ancilla drarnaturgica). Qu'importent tous les élargissements des moyens d'expression, si, ce que doit exprimer, l'art lui-même, a perdu la règle qui doit le guider. La splendeur picturale et la puissance des sons, le symbolisme de la résonance, du rythme, des couleurs dans l'harmonie et la dissonance, la signification suggestive de la musique, toute la sensualité dans la musique que Wagner a fait triompher — tout cela Wagner l'a reconnu dans la musique, il l'y a cherché, l'en a tiré, pour le développer. Victor Hugo a fait quelque chose de semblable pour la langue mais aujourd'hui déjà on se demande en France, si, dans le cas de Victor Hugo, ce n'a pas été au détriment de la langue... si, avec le renforcement de la sensualité dans la langue, la raison, l'intellectualité, la profonde conformité aux lois du langage n'ont pas été abaissées? En France, les poètes sont devenus des artistes plastiques, en Allemagne les musiciens des comédiens et des barbouilleurs ne sont-ce pas là des indices de décadence?»

FRIEDRICH NIETZSCHE, "Critique de la modernité" (1887), trad. Henri Albert, publié dans le Mercure de France, Paris, 1902, t. 146, v. 41

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