De la quantité à la qualité : un processus de maturation
En 2009, le physicien Fritjof Capra et la futurologue de l’économie Hazel Henderson publiaient un texte intitulé Qualitative Growth[1], établissant une différence entre la croissance économique quantitative, mesurée par le PIB, et une croissance qualitative bio-inspirée. La majorité des économistes et des politiciens ont une vision linéaire du développement, comme le démontre le continuum « pays sous-développés, en voie de développement et développés » : c’est le concept quantitatif de la croissance économique, étroitement associé à la notion de progrès. Le concept de croissance qualitative, par ailleurs, est une vision complexe inspirée de la biologie et de l’écologie.
Prenons par exemple la succession écologique dans une forêt mixte. À la croissance rapide des espèces pionnières succède une croissance plus lente, un processus de maturation, qui est suivi d’un déclin et d’une décomposition. La croissance économique illimitée que les économistes et les politiciens poursuivent avec tant d’ardeur n’est pas durable. A-t-on déjà vu un arbre croître jusqu’au ciel ? Dans sa phase de maturation, l’arbre se développe, notamment en ajoutant des couches ligneuses à son tronc ; il acquiert une certaine qualité. De même, tout l’écosystème forestier tend vers un équilibre dynamique entre les jeunes pousses en croissance, les arbres matures, et ceux qui sont en décomposition, permettant de recycler la matière. L’écosystème passe de la croissance quantitative (nombre de végétaux) à la croissance qualitative (complexité de la forêt). Pour qu’une économie soit durable, la croissance quantitative devrait être suivie, dans sa phase de maturation, par une croissance qualitative tenant compte des dimensions sociales, écologiques et spirituelles. Ce processus évolutif est un processus d’« apprentissage », comme l’a fait remarquer James Gleick dans son célèbre livre La théorie du chaos : « Life learned itself into existence » (expression impossible à traduire fidèlement).
De Léonard de Vinci à Galilée… et de retour à Léonard de Vinci
Fritjof Capra, qui a consacré deux livres à Léonard de Vinci[2], a vu en lui le premier véritable penseur systémique. Génie de la Renaissance, il disait que l’« art », spécialement la peinture, doit reposer sur la « science de l’artiste », sur sa connaissance des formes vivantes, sa compréhension de leur nature intrinsèque et des principes sous-jacents. La science de Léonard était empirique, c’est-à-dire basée sur l’expérience et l’observation. C’était une science des formes organiques, des patterns de relations et des processus de transformation. En un mot, c’était une science de la qualité.
Un siècle plus tard, Galilée a dirigé l’attention des scientifiques sur les propriétés quantifiables. Pendant plus de trois siècles, cette importance accordée à la quantité a empêché les scientifiques de comprendre les propriétés essentielles de la Vie. Au XXème siècle, les limites de cette approche quantitative ont commencé à poser des problèmes en biologie, en psychologie, en économie et en sciences sociales, car elle ne tenait pas compte des caractéristiques et de la dynamique propres aux systèmes complexes. L’univers était compris comme une machine composée d’un certain nombre d’éléments de base (atomes, ADN, agent économique, etc.).
Heureusement, depuis quelques décennies, avec l’étude de la complexité, la science se préoccupe à nouveau de la qualité. Une nouvelle conception systémique de la Vie émerge à la fine pointe de la science[3]. On découvre que le vivant, un peu comme les poupées russes, est un ensemble de patterns, de réseaux de relations emboîtés dans des réseaux toujours plus complexes (molécules, cellules, organes, organisme, écosystème, biosphère). L’évolution n’est plus comprise comme une compétition, mais comme une coopération, une sorte de danse rythmée par la constante émergence de nouveauté (innovation). Cette nouvelle science, qui tient compte de la complexité, nous ramène à une vision semblable à celle de Léonard de Vinci, il y a 500 ans.
« L’art est une manière de connaître la complexité »[4]
Le physicien Jorge Wagensberg, professeur à l’université de Barcelone et directeur du Musée des sciences Cosmo Caixa, considère l’art comme une forme de connaissance fondée sur le « principe de communicabilité de complexités non nécessairement intelligibles ». Dans son livre intitulé L’âme de la méduse : idées sur la complexité du monde, Wagensberg soutient que l’objectif de toute connaissance est de réduire la peur, la peur d’exister et, surtout, le doute sur la capacité de l’esprit humain à contrôler cette existence.
« J’imagine parfaitement le premier homme (ou le dernier singe) considérer pour la première fois la complexité du monde et se sentir absolument terrorisé, s’effrayant de chaque interaction avec le monde. Ne rien connaître ! Ni de ce que l’on perçoit, ni de ce qui se passe, ni de ce qui se passera ensuite. Je me suis toujours représenté les premiers hommes des cavernes comme morts de peur. Et l’on observera qu’ils ne mirent pas bien longtemps à découvrir qu’on peut leurrer un animal pour l’attirer dans un piège (connaissance scientifique), ni à apprendre à le peindre sur une paroi (connaissance artistique) » (p. 126).
Et j’ajouterai qu’ils n’ont pas mis beaucoup de temps non plus à croire à l’éternité, comme en témoignent les rites funéraires qu’ils ont tôt fait d’inventer.
Quand une complexité assaille l’esprit, cet esprit s’inquiète. La connaissance constitue alors une bonne thérapie contre cette angoisse existentielle. Mais il faut bien traiter la complexité d’une manière ou d’une autre. Selon Wagensberg, toute connaissance est une superposition de « trois formes fondamentales de connaissance : scientifique, artistique et révélée ». Il n’existe pas de scientifiques, d’artistes ou de croyants purs. Chacun renferme au moins une part minime des deux autres. Par exemple, « la théologie est l’expression de la tendance scientifique des croyants ». Mais concentrons-nous sur la science et sur l’art.
La connaissance scientifique combat la peur de certaines complexités parce qu’elle les rend intelligibles. « Les siècles récents témoignent que cette méthode a fonctionné face à de nombreuses complexités. Mais la science peut entrer en crise si la complexité s’accroît trop. Que faire si je ne peux plus séparer le sujet de l’objet de la connaissance, si l’observateur altère l’observation, si le créateur ne peut éviter d’influer sur la création ? Que faire si une complexité ne se laisse pas décomposer en parties pour l’expliquer dans sa globalité, ou s’il est impossible d’identifier des chaînes de causalité ? Que faire si l’on ne dispose pas d’expérience ni de modèle ? Eh bien, il y a une solution : changer de méthode. » (p. 126)
L’acte artistique repose sur une complicité entre deux esprits qui se ressemblent. L’artiste, obsédé par une complexité donnée, décide de la traduire en quelque langage (musique, peinture, roman, poésie, photographie, etc.), selon ses talents, non pour l’expliquer mais pour la transmettre. Il ne s’agit plus que la complexité soit intelligible, mais qu’elle soit « communicable ». La principale différence par rapport à la connaissance scientifique réside dans le fait que cette connaissance n’est pas une représentation unique de la complexité d’origine. « Une œuvre d’art est l’acte de couples d’esprits, toujours avec la même complexité à l’émission, mais avec des complexités différentes à la réception. Quelque chose se produit dans chacun de ces couples, mais pas nécessairement la même chose. » (p. 117)
Dans la connaissance scientifique, il n’existe pas de tels couples. D’entrée de jeu, le scientifique s’est exclu du monde qu’il entend représenter, de telle sorte que la complexité considérée puisse être connue de façon universelle. L’artiste, au contraire, renonce à l’universalité en échange de quoi il accède à la lumière, au son, à la chaleur, à la couleur, etc., autrement dit, il accède à la qualité.
Le principe de communicabilité de l’art face aux principes fondamentaux de la science
Le principe d’objectivisation
Selon Edmund Husserl, philosophe allemand, père de la phénoménologie, "Galilée, dans le regard qu'il dirige sur le monde à partir de la géométrie et à partir de ce qui apparaît comme sensible et mathématisable, fait abstraction des sujets en tant que personnes, porteuses d'une vie personnelle, abstraction de tout ce qui appartient à l'esprit en quelque sens que ce soit, abstraction de toutes les propriétés culturelles qui échoient aux choses dans la praxis humaine. »[5] La science de la quantité fournit une connaissance universelle et applicable, dont personne ne remet le prestige en question. Mais au nom de l’objectivité, elle a sacrifié les qualités, ce qui a fait dire à Erwin Schrödinger qu’on « ne doit pas s’émerveiller qu’elles soient absentes d’un modèle du monde d’où nous avons retiré notre propre personne mentale. »
Tout au long de son livre L’esprit et la matière[6] le célèbre physicien regrette qu’un « tableau modérément satisfaisant du monde n’(ait) pu être obtenu qu’au prix élevé de notre propre exclusion du tableau ».
« L’image scientifique du monde réel qui m’entoure est très déficiente. Elle procure quantité d’informations basées sur des faits, classe toute notre expérience dans un ordre merveilleusement logique, mais elle garde un silence spectaculaire sur tout ce qui nous importe réellement. Elle ne nous dit pas un mot sur le rouge et le bleu, sur l’amer et le doux, sur la douleur et le plaisir ; elle ne sait rien du beau et du laid, du bon et du mauvais, de Dieu et de l’éternité. »
À sa façon, Jorge Wagensberg exprime le même regret : « La connaissance scientifique pousse l’homme vers la solitude cosmique, vers son bannissement dans un monde sourd-muet, inodore, insipide et athermique », un monde dépourvu de qualité.
Le principe d’intelligibilité
La connaissance scientifique est basée sur l’idée que la nature est intelligible, qu’on peut la comprendre. Cette idée non démontrable est pourtant nécessaire pour entreprendre l’aventure scientifique. Wagensberg nous propose une fable mathématique :
« Une ligne est une figure géométrique qui comprend ce qu’est le point, parce qu’elle se sait créée par le mouvement de celui-ci ; une ligne connaît ses parties. De la même façon, une surface comprend ce qu’il en est des lignes et un volume ce qui en est des surfaces. Mais comment un point saurait-il qu’il peut se mouvoir ? Dans un monde unidimensionnel, il ne peut y avoir d’objet à deux dimensions. L’habitant d’un monde bidimensionnel ne peut savoir dessiner une sphère. Le ver de terre est un être impensable pour une bactérie, et lui-même n’en revient pas d’être dévoré par un oiseau. Nous-mêmes, si chers êtres tridimensionnels (…) comprenons si bien les espaces de dimension inférieure que nous avons même inventé des stratagèmes optiques pour dessiner les volumes sur des surfaces, c’est la perspective. Mais comment dessiner (imaginer, représenter, connaître) un espace à quatre dimensions tel l’espace de Minkowsky que nous manions si habilement en théorie de la relativité, ou un espace de phases de dimension n, que nous utilisons si efficacement en mécanique statistique ? Comment connaître quelque chose de plus complexe que nous-mêmes ? » (p. 123)
L’art consent à transmettre des complexités non intelligibles, il accepte qu’elles le soient. Comment la science pourrait-elle connaître la bio-physico-chimie de la beauté ? Pour connaître la beauté, il faut la montrer ; choisir une forme d’art et la transmettre. Car la beauté appartient au monde de la qualité.
Le critère de vérité
Le philosophe des sciences Karl Raimund Popper s’est intéressé aux critères de différenciation entre la science et les savoirs non scientifiques. La vérification n'est pas suffisante pour affirmer la validité et la scientificité d'une connaissance. Par contre, l'observation d'un seul fait ne corroborant pas la théorie, suffit à la réfuter. Par exemple, une théorie affirmant que tous les cygnes sont blancs serait immédiatement infirmée à la vue d’un seul cygne noir. Une connaissance scientifique n’est exacte que du fait de ne pas avoir été démentie, ce qui fait dire à Wagensberg que « même après cent millions de réussite, la nature se contente de murmurer un oui imperceptible ». (p. 134) La connaissance scientifique n’est donc que provisoirement vraie.
Au contraire, la connaissance artistique est provisoirement fausse, car elle ne se manifeste que lorsque l’artiste parvient à communiquer une complexité à un autre esprit. Mais elle existe dès lors que l’acte de transmission a lieu, fût-ce une seule fois. Selon Wagensburg, « le pire que puisse entendre un peintre au vernissage de son exposition, ou un compositeur à la première de son œuvre, c’est : « Il ne se passe rien. » (p.117)
Goethe, considéré comme le dernier génie universel, a bien su décrire la rencontre entre l’esprit de l’artiste et celui du « contemplateur », le moment où la compréhension de la complexité survient :
« Il se rencontre souvent des occasions où une œuvre d’art me déplaît au premier coup d’œil, parce que je ne suis pas encore en état de la juger ; mais si je remarque en elle un mérite, je l’étudie davantage, et alors je fais une foule de découvertes qui me font le plus grand plaisir ; j’aperçois dans ces choses de nouvelles qualités, et en moi de nouvelles capacités. »[7]
Une question de maturité
Comme dans la succession écologique de l’écosystème forestier dont nous avons parlé plus haut, peut-être est-il temps que le modèle économique actuel entre dans sa phase de maturation… Souhaitons que le présent ralentissement de la croissance quantitative soit le signe que l’économie mondiale quitte l’adolescence et entre dans sa phase de croissance qualitative qui permettra de développer les dimensions sociales, culturelles, écologiques et spirituelles. Alors seulement pourrons-nous prétendre embrasser le monde dans toute sa complexité.
[1] Document publié conjointement par l’ICAEW (Institute of Chartered Accountants in England and Wales)
et le groupe de réflexion Tomorrow’s Company :
https://www.icaew.com/-/media/corporate/files/technical/sustainability/qualitative-growth.ashx?la=en
[2] Fritjof Capra, The Science of Leonardo: Inside the Mind of the Great Genius of the Renaissance
Doubleday (30 octobre 2007) ; 352 pages
Fritjof Capra, Learning from Leonardo: Decoding the Notebooks of a Genius
Berrett-Koehler Publishers (4 novembre 2013) ; 392 pages
[3] Fritjof Capra et Pier Luigi Luisi, The Systems View of Life: A Unifying Vision
Cambridge University Press (10 avril 2014) ; 510 pages
[4] Jorge Wagensberg, L’âme de la méduse : Idées sur la complexité du monde
Édition du Seuil, Science ouverte (février 1997); 170 pages
[5] Edmund Husserl, La Crise des Sciences européennes et la Phénoménologie transcendantale,
Gallimard, 1936, p. 69-70.
[6] Erwin Schrödinger, Mind and matter
Cambridge University Press, 1958
Publié en français sous le titre L’esprit et la matière
Édition du Seuil, 1990 ; 250 pages