Bombardier ou la Nasa
Beaucoup d'encre a déjà coulé sur la décision du gouvernement du Québec de venir à la rescousse de Bombardier. Les journalistes économiques ont fait du bon travail en analysant les tenants et les aboutissants de cette transaction et plusieurs ont émis de sérieuses réserves à son endroit. J'ai comme eux certaines réserves mais pas pour les mêmes raisons.
Qu'on me comprenne bien. Loin de moi l'idée de mettre en doute la compétence des chercheurs et des ingénieurs québécois. Ils ont prouvé depuis longtemps qu'ils sont de calibre international. Je connais plein de jeunes scientifiques, en recherche ou en génie, qui font preuve d'une rare créativité et qui ne demandent qu'à mettre leurs connaissances, leur curiosité et leur enthousiasme au service de la société québécoise, comme l'ont fait plusieurs de leurs prédécesseurs qui ont été des pionniers dans de nombreux domaines. Malheureusement, aujourd'hui le génie de ces créateurs est trop souvent contraint par les coupures des budgets de recherche dans le secteur public, ou le profit des actionnaires dans le privé.
Depuis quelques années, j'ai le privilège d'être aux premières loges pour observer l'accélération, pour ne pas dire l'explosion, d'une nouvelle discipline qu'on appelle biomimétisme (bio: vie, mimétisme: imitation). Elle consiste à former des équipes pluridisciplinaires incluant systématiquement des biologistes pour créer de nouveaux produits ou de nouveaux procédés industriels inspirés de la nature. Dans le domaine de l'aéronautique, la compétition est féroce pour fabriquer des appareils plus écologiques. Boeing et Airbus, les deux principaux concurrents de Bombardier pour la CSeries, ont intégré le biomimétisme à leur stratégie de recherche et développement.
Le vol est un exercice très complexe qui repose sur de nombreux éléments tous susceptibles d'être améliorés en s'inspirant de la nature. Prenons par exemple le design des ailes d'avion. Dans le cadre de son projet ERA (Environmentally Responsible Aviation), la NASA, en partenariat avec l'AFRL (Air Force Research Laboratory) et la compagnie FlexSys Inc. fondée par l'ingénieur et chercheur Sridhar Kota de l'Université du Michigan, vient de mener avec succès une série d'essais (22 vols) avec un avion muni de volets flexibles appelés ACTE (Adaptive Compliant Trailing Edge) imitant les ailes des oiseaux. Ces volets, qui peuvent modifier leur forme en cours de vol et tirer avantage des flux d'air autour des ailes, pourront améliorer l'efficacité énergétique de 5 à 12% et réduire le bruit au décollage et à l'atterrissage de 40%, ce qui pourrait, par exemple, permettre aux avions de se poser à Dorval la nuit.
Au Québec, l'équipe du professeur Éric Laurendeau de Polytechnique Montréal, en partenariat avec Bombardier Aéronautique, le CRSNG (Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada), et le CRIAQ (Consortium de recherche et d’innovation en aérospatiale au Québec), s'inspire de la structure à géométrie variable des ailes du grand albatros, ce champion incontesté du vol économe en énergie, pour concevoir des ailes capables d'adapter leur forme aux mouvements de l'air environnant. Mais, curieusement, alors que le biomimétisme occupe une place importante dans les communications de Boeing et de Airbus, il n'est même pas mentionné sur le site de Bombardier...
Serons-nous en mesure de rivaliser avec les budgets de la NASA et de l'armée de l'air américaine? Dans combien de temps les technologies bio-inspirées des concurrents de Bombardier seront-elles commercialisées? Quels seront alors les avantages concurrentiels de la CSeries? Pendant combien de temps demeurera-t-elle le fer de lance du transport aérien en matière de performance environnementale? Sommes-nous en train d'investir dans un produit qui sera dépassé plus tôt que tard? Il me semble qu'en plus des considérations financières les réponses à ces questions pourraient nous éclairer sur la pertinence de demander aux contribuables québécois de renflouer Bombardier, même si ça brise le cœur de penser aux probables pertes d'emplois. Si au moins on avait acquis un peu plus de contrôle sur les choix stratégiques de la compagnie...
Andrée Mathieu
Co-auteure de L'Art d'imiter la nature. Le biomimétisme.
Collaboratrice à l'encyclopédie de L'Agora