Avortement et opinion
Le libre choix, en principe, est une bonne chose. Malheureusement, appliqué à l’avortement, ce choix a pour objet la vie ou la mort d’un amas cellulaire, qui est peut-être un être humain. Cette incertitude donne au problème de l’avortement sa dimension propre.
On admettra au départ qu’il ne saurait exister de critère empirique qui permettrait de décider avec certitude si cet amas cellulaire est ou n’est pas un être humain : c’est donc une question d’opinion. D’un point de vue empirique, seule la suspension de jugement est ici justifiée. Cependant, constater le conflit des opinions ne fait en rien avancer le débat, car l’« humanité » ou la « non-humanité » du foetus ne dépend nullement de l’opinion que nous nous en formons — pas plus qu’il ne dépendait de l’opinion de Galilée que la Terre tournât ou non.
Ceci dit, abordons d’abord le problème de l’avortement dans la perspective chrétienne ou, plus généralement, dans une perspective « croyante », entendant par là toute conception qui croit qu’au-delà de la réalité physique, il existe une autre réalité, plus fondamentale, dont la réalité physique reçoit son sens vrai. C’est ce que l’on entend en disant que l’être humain est corps et âme ou que sa réalité biologique est dépendante d’une essence ou d’une nature. Ici encore, en croyant cela, il est possible que l’on se trompe, comme il est possible que l’on soit dans le vrai, mais il est évident que ce n’est pas de notre opinion ou de notre croyance que dépendent l’existence ou la non-existence de cette âme ou essence. Nous ne sommes pas créateurs, et notre décret ou décision ne change en rien la nature des choses.
Cependant, si on admet la réalité d’une mystérieuse interaction psychosomatique, tout en maintenant une distinction réelle entre la « psyché » et le « soma » — et cette double acceptation fait partie intégrante de la dogmatique chrétienne — il est hautement probable que cette interaction s’enclenche au moment de la conception, car si l’âme est personnelle et individuelle, on s’attendra qu’elle apparaisse au moment où, sur le plan biologique, s’opère l’individuation, c’est-à-dire au moment où se fixe la combinaison génétique unique qui définit chaque individu, soit donc au moment de la conception.
Sans doute ne peut-il y avoir ici que probabilité et non certitude, mais, dans le contexte chrétien tout particulièrement, toute erreur d’appréciation à ce sujet entraîne des conséquences tellement graves que la plus élémentaire prudence commande de prendre au moins une marge de sécurité minimale et donc de postuler que l’union de l’âme et du corps survient dès ce moment...
Analysons le problème de l’avortement d’un point de vue positiviste : acceptons comme dogme métaphysique — c’en est un — de nier toute réalité transempirique. Assimilant toute réalité à sa dimension physique, nous nierons la qualité d’être humain au foetus et à l’embryon, car leur « humanité » n’est pas empiriquement constatable. Dans ce cas, l’avortement devient une question de libre choix.
Malheureusement, ce n’est pas seulement du foetus que nous ne pouvons plus affirmer l’humanité, mais d’aucun individu, quel que soit le stade de son développement biologique, car, en tant que principe distinct de la structure biologique, l’« humanité» n’est jamais constatable empiriquement. Dans ce cas, selon la même logique, l’euthanasie, passive et active, volontaire et involontaire, et toutes les formes d’eugénisme deviennent tout autant affaire de choix personnels ou collectifs, et dépendent des mêmes critères relatifs de convenance : qui donc décidera à partir de quel niveau la vie mérite ou ne mérite plus d’être vécue, et quel niveau d’inconvénients la société ou autrui devront assumer pour la préserver ?
C’est pour se prémunir contre de tels glissements que les sociétés modernes ont posé en clef de voûte de leurs systèmes juridiques la reconnaissance du caractère absolu et intangible de la dignité de l’être humain. Cette affirmation de principe fait dire à la Charte québécoise des droits et libertés de la personne que « tout être humain possède des droits et libertés intrinsèques (…) ».
De telles déclarations n’ont de sens que si elles sont entendues dans leur extension la plus vaste, dans leur sens absolu, et tel qu’aucune exception ne puisse y être tolérée ni même envisagée. En particulier, perdraient-elles toute signification si les sociétés qui les promulguent se réservaient en même temps le droit de déterminer qui est ou qui n’est pas être humain.
Il est donc de l’essence même des déclarations universelles des droits de se refuser à toute interprétation restrictive ou arbitraire. Or, si on considère comme caractéristique de tout être humain d’être un individu distinct qui conserve son identité personnelle au sein de l’espèce humaine, alors, dans toute la mesure où la biologie peut se prononcer sur de telles questions, il faudra admettre que la façon la moins arbitraire de situer l’hominisation du foetus est de la faire coïncider avec l’instant de sa conception. Certitude ? non pas; mais postulat éthique fondamental...