Au temps des loups de Staline

Hélène Laberge

Une oeuvre qui a mûri et bien mûri pendant vingt-cinq ans.

Au temps des loups de Staline
Roman inspiré d'une histoire vécue


Il était une fois... non, il ne s'agit ni d'un conte de Noël ni d'un conte de fée! Bien que dans ce récit, vous trouverez de la féerie, la féerie des rencontres imprévues. Et les conséquences imprévisibles d'une telle rencontre.

Il était donc une fois un jeune homme curieux de la vie et des êtres qui rencontra une immigrante russe que la Révolution de son pays aurait dû broyer, mais qui survécut envers et contre la terreur devenue un mode de vie après l'écroulement du tsarisme. Entre cette vieille dame restée intacte d'esprit et d'âme (nous pouvons en témoigner nous qui l'avons connue et aimée) et ce jeune homme, s'établit un lien de confiance et d'admiration réciproque. Il en résulta un livre, l'histoire de cette survivante d'un régime qui sous prétexte d'égalité entre les humains ramena à un commun dénominateur tant de poètes, d'intellectuels et de savants. Et le plus souvent en les poussant à une mort choisie ou subie.

Ce livre, Au temps des loups de Staline, l'auteur, Mario Pelletier, a mis vingt-cinq ans à le porter à son point de perfection. L'histoire de Vera est le fruit de nombreux entretiens enregistrés et retranscrits. L'héroïne, après moult hésitations, ayant préféré garder l'anonymat du pseudonyme, une longue décantation s'en est suivie, une de ces décantations où les quelques éléments romancés s'inscrivent admirablement dans le mouvement et la réalité des événements vécus par Vera.

Soljénitsyne aurait aimé ce livre. Dans le style direct de l'auteur, épuré par une lente gestation, il aurait retrouvé la terrible atmosphère du bolchevisme, la suspicion, les dénonciations, les harcèlements, les vengeances, les emprisonnements, les angoisses de millions de citoyens maintenus sous la chape du silence, l'occultation de la liberté... Une torture morale quotidienne, prolongée le long des années.

L'histoire de Vera se déroule de 1904, date de sa naissance en Sibérie, à Khabarovsk, jusqu'en 1925, date de son arrivée, de sa fuite plutôt, en France. De la première page à la dernière, on est, on devient Vera elle-même, une Vera dont la mémoire sans failles a enregistré dans tous leurs détails les péripéties de sa vie, depuis une enfance entourée dans un milieu bourgeois confortable jusqu'au terrible éclatement de la famille consécutif à la Révolution. Pelletier nous les restitue avec une telle vérité et une telle progression des tensions politiques qu'on est littéralement enchaîné au déroulement des événements qui projetteront la jeune fille à Moscou dans des conditions de pauvreté, de famine et d'isolement insoutenables.

Nulle misère n'est sans rémission. Ce qui m'amène à révéler, maladroitement j'en ai peur, que la caractéristique fondamentale de Vera, c'est sa relation exceptionnelle avec tous les animaux, les chiens et les loups particulièrement, depuis sa plus tendre enfance. Une relation qui n'excluait pas, bien au contraire, celle qu'elle entretenait avec son entourage, y compris celui des domestiques. Après avoir écouté les récitals hebdomadaires de sa mère, excellente pianiste, «... elle finissait par s'échapper avec Boris (son frère), pour aller retrouver le monde plus vivant et plus coloré des domestiques, avec qui ils entretenaient des complicités pour cacher des chats et des chiens perdus; le plus souvent ils allaient voir la cuisinière qui tenait salon, autour de son samovar de cuivre...Il y avait toujours autour d'elle, … des chasseurs venus offrir leurs prises – élans, sangliers, ours – qu'il entassaient dans un coin de la cuisine... Et tout ce monde, qui parlait avec animation, charriait des odeurs de tabac, d'écurie et de forêt. »1

Vera fut célèbre dans sa petite ville pour son don de calmer un chien, un Doberman, qui terrifiait tout le voisinage. Ce don lui servira lorsque le Régime la stigmatisera par ce billet de loup qui lui fermera les portes de l'université ou d'un travail correspondant à ses compétences et qu'elle en sera réduite, pour gagner misérablement sa vie, à nettoyer les cages des animaux dans un zoo de Moscou.

J'ai évoqué Soljénytsine. Le puissant intérêt du livre de Pelletier réside dans ceci que les récits recueillis de la bouche de Vera ne sont pas des anecdotes isolés mais s'inscrivent dans la trame des événements dramatiques de la Russie du début du XXe siècle. Et l'auteur a évité le piège de l'enseignement de l'histoire. C'est à travers le destin personnel des Russes de toute allégeance et de toute fonction sociale ou politique qu'on apprend cette histoire telle qu'elle s'imprima dans la mémoire exceptionnelle de Vera. La mémoire est aux ordres du cœur, oui, si par cœur on entend une affectivité dirigée par la raison. Les extrêmes souffrances de Vera auraient pu la conduire au suicide. Le passage qui évoque ce suprême désespoir et la façon dont il fut surmonté est inoubliable.

Vera donc, pauvre, affamée et pour comble, poussée à bout par la haine d'un employé qui avait voulu la tuer, décide avant de s'enlever la vie de faire une dernière promenade avec le loup Gubbio, qu'elle avait apprivoisé : …

«C'était un beau jour de printemps, le soleil illuminait le moindre brin d'herbe... Gubbio était excité par toute l'éclosion qu'on sentait dans la nature. Tout ce qu'il flairait,voyait, entendait,goûtait. À tout bout de champ, un oiseau s'envolait d'un bosquet, un écureuil grimpait dans un arbre, un lièvre détalait, et Gubbio bondissait de joie. … Vera suivait les moindres faits et ges tes de son loup. Celui-ci d'ailleurs se tournait constamment vers elle pour l'interroger sur les mille et une sensations qu'il éprouvait, et aussi comme pour l'entraîner avec lui dans cette allégresse du printemps, dans cette fête de tous les sens. Insensiblement, malgré elle, Vera entrait dans le jeu. Tout à coup ce fut un éclair, un flash, comme si son esprit s'ouvrait à 180 degrés! Elle vit comme elle n'avait jamais vu auparavant. Arbre, fleur, oiseau, ciel, toute chose avait pris une dimension nouvelle. En un instant, elle avait compris combien elle connaissait pas la vie, à quel point elle ne savait pas vivre. Elle en était bouleversée, émue jusqu'au fond de l'être.»2

Je m'arrête; l'auteur ne doit pas à son tour vivre uniquement dans l'esprit du lecteur dans le vague souvenir d'une citation, si belle soit-elle. Ce qui est écrit avec le sang mérite d'être lu jusqu'au bout.

1: Mario Pelletier, Au temps des loups de Staline, Groupe Fides, Montréal, 2012, 260 pages, p.21

2-Ibid.,p.211

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