Dieu réside dans l'homme de bien
« Votre conduite est louable, elle est salutaire, si, comme vous le dites, vous continuez à marcher vers la perfection. Il est insensé de la demander aux Dieux, quand on peut la tenir de soi-même. A quoi bon élever vos mains vers le ciel? supplier le gardien du temple de vous approcher du simulacre, afin d'en être mieux entendu? Dieu est près de vous, il est avec vous, il est en vous. Oui, Lucilius, un esprit saint réside en nous, qui observe et note nos bonnes et nos mauvaises actions. Comme nous l'avons traité, il nous traite à son tour. Point d'homme de bien en qui Dieu ne réside. Sans cet appui, comment s'élever au-dessus de la fortune? De lui nous viennent les nobles conseils, les hautes inspirations. Dans le cœur de tout homme de bien, habite un Dieu : quel est-il? on l'ignore.
S'il s'offre à vos regards une forêt peuplée d'arbres antiques dont les cimes montent jusqu'aux nues, et dont les rameaux entrelacés ferment l'accès à la clarté du jour, cette hauteur prodigieuse, le mystère de cette solitude, ces masses imposantes de verdure qui s'étendent à perte de vue, tout vous révélera la présence d'une divinité. Et cette caverne dont le temps a miné les flancs, et au-dessus de laquelle s'élève une montagne, pour ainsi dire suspendue dans les airs, cette caverne que n'a pas faite la main de l'homme, mais que la nature a si profondément creusée, n'inspirera-t-elle pas à votre âme une religieuse terreur? Les sources des grands fleuves sont l'objet de notre cult ; l'éruption subite d'une rivière souterraine a fait dresser des autels; on vénère les fontaines d'eaux chaudes, et il est des marais qu'a consacrés leur profondeur immense, ou la sombre épaisseur de leurs eaux. Si vous voyez un homme que n'enraye aucun péril, que ne souille aucune passion, heureux dans l'adversité, calme au sein des tempêtes, qui voit les hommes à ses pieds, les dieux à son niveau, ne serez-vous pas saisi d'admiration pour lui? ne direz-vous pas : Il y a dans cet être quelque chose de grand, de sublime, qui ne saurait être de même nature que ce misérable corps? Ici Dieu se révèle. Oui, une âme grande et modérée qui regarde en pitié toutes les choses d'ici-bas, qui se rit des sujets de nos craintes et de nos espérances, est mue par une impulsion divine. Sans l'appui de la divinité, comment se maintiendrait-elle à cette hauteur? La plus belle partie de cet être est donc au lieu de son origine. Les rayons du soleil touchent la terre, mais tiennent encore au foyer d'où ils émanent; de même cette âme sublime et sainte envoyée sur la terre pour nous montrer la divinité de plus près, tout en vivant au milieu de nous, reste encore attachée à la céleste patrie. Elle y tient, elle la regarde, elle y aspire; c'est un génie supérieur descendu parmi nous. Quelle est cette âme? celle qui ne se repose que sur ses propres biens.
Quelle folie en effet d'admirer dans un homme ce qui lui est étranger! de s'extasier devant ce qui peut en un moment passer à un autre! Le frein d'or ne rend point un cheval meilleur. Autre est le lion à la crinière dorée, que l'on manie, que l'on force à subir l'affront d'une parure qui l'outrage; autre le lion du désert, la crinière en désordre, avec sa rude et sauvage fierté. Voyez-le : il bondit, il se précipite; il est tel que la nature l'a fait, terrible, mais beau de la terreur qu'il inspire. Quel contraste avec cet animal languissant et couvert d'or! On ne doit se glorifier que de ce qui est sien. On aime une vigne dont les sarments sont chargés de grappes, dont les appuis succombent sous le faix. Ira-t-on lui préférer une vigne, au raisin, au feuillage d'or? Non, le mérite de la vigne est dans sa fertilité; chez l'homme, il faut louer ce qui est de l'homme. Il a de beaux esclaves, un palais magnifique, des moissons abondantes, un ample revenu; tout cela n'est pas lui, mais bien son entourage. Admirez en lui ce qu'on ne peut ni lui donner ni lui ravir, ce qui est propre à l'homme; c'est-à-dire son âme, et, dans son âme, la sagesse. L'homme est un être raisonnable; il fait son bonheur en remplissant sa destination. Or, que veut de lui la raison? Rien que de très-facile; qu'il vive conformément à sa nature. Mais la folie générale y met de grands obstacles; on se pousse mutuellement au vice; et comment ramener à la raison des hommes que personne ne retient, et que la foule entraîne ? »