Corneille libertin
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Merlin montre cependant fort bien, à propos des accusations de « libertinage » à l’encontre de Théophile, de Guez de Balzac et du Corneille du Cid que « c’est d’abord l’usage, libre, des mots, l’investissement sur les mots, qui est perçu comme libertin » [20] et comment cet usage libéré des mots se fait au profit de l’affirmation du particulier souverain, du moi, d’un moi « absolu », au sens de son entière déliaison, ontologique et éthique, d’avec le corps politique. Ce que les ennemis de Balzac comme Goulu trouvent scandaleux, c’est que l’épistolier « propulse le moi lui-même, le moi tout nu, à la hauteur d’une dignité publique » [21]. Ce qui est « parfaitement libertin », chez Corneille c’est « l’être solipsiste qui fait de son moi à la fois son propre sujet et son propre souverain » [22]. La pratique libertine des mots, qui trouve son expression dans le purisme et promeut le moi absolu, dégagé des passions politiques, contre lequel réagissent les dévots nostalgiques d’une éloquence des choses et d’une unité organique des citoyens et de l’État chrétien, est de ce point de vue foncièrement en phase avec l’absolutisme politique : en effet, « la solution absolutiste vise à dépassionner la sphère politique en l’articulant à une logique de l’intérêt, renvoyant l’usage des passions à la liberté étroitement circonscrite des particuliers : en ce sens, l’absolutisme favorise le “libertinage” » [23]. Car dans l’absolutisme, le souverain règne absolument, il est la seule source de la loi et les particuliers n’ont aucun droit de regard sur la sphère de l’État ; « en revanche […] leur salut, leur conscience, leurs mœurs, leur appartiennent. Un espace particulier libre, c’est-à-dire décroché de tout bien public (et, en tant que tel, aux yeux d’un « dévot » comme Goulu, libertin), se détache du corps politique » [24]. (...)
Notes
13. « La publication du particulier dans les Lettres de Guez de Balzac », Libertinage et philosophie au XVIIe siècle, n° 3, 1999, p. 85. L’auteure prend l’exemple de Balzac, qui commet la faute impardonnable aux yeux de ses détracteurs, de conférer au moi - le moi particulier hérité de Montaigne -, par l’éloquence, une scandaleuse dignité publique (voir citation infra, dans le corps du texte), de sorte qu’il brouille la partition du public et du privé, qui est pourtant le préalable de sa démarche. Ibid., p. 81. L’attention à ces effets de brouillage et à ces contradictions, dans la pratique de ce qui est bien d’abord une fiction théorique, sont d’une grande importance pour comprendre les enjeux politiques à long termes, par-delà les convictions des acteurs, du repli (publié) sur le privé. Voir aussi, de la même auteure, « Curiosité et espace particulier au XVIIe siècle », Curiosité et Libido sciendi de la Renaissance aux Lumières, textes réunis par Nicole Jacques-Chaquin et Sophie Houdard, Paris, ENS, éditions, 1998, volume I, p. 109-136, en particulier p. 126-128 : « Curiosité et libertinage ».
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20. Hélène Merlin-Kajman, L’Excentricité académique. Littérature, institution, société, Paris, Les Belles Lettres, 2001, p. 70
21. L’Excentricité académique.Ibid, p. 81.
22. Hélène Merlin-Kajman, L’Absolutisme dans les lettres et la théorie des deux corps. Passions et politique, Paris, Honoré Champion, 2000, chap. VII, § 3. Mais voir l’ensemble de ce chapitre intitulé « Corneille libertin » sur les « héros » libertins bien différents que sont le Tirsis de Mélite et l’Alidor de la Place Royale.
23. L’Absolutisme dans les lettres, ibid., chap. 2, § 2.
24. « La publication du particulier dans les Lettres de Guez de Balzac », art. cité, p. 76.
Jean-Pierre Cavaillé, Libertinage, irréligion, incroyance, athéisme dans l’Europe de la première modernité (XVIe-XVIIe siècles) - Une approche critique des tendances actuelles de la recherche (1998-2002), février 2003. Passage tiré de la section 19 : Politiques du libertinage