Lessing et le "monstrueux" Corneille
Il suivait, en effet, les pièces représentées, une à une, disant pourquoi l’Olinte et Sophronie de Cronegk n’était pas bonne, et pourquoi Le Triomphe des Honnêtes femmes, de Johann Elias Schlegel, lui plaisait, au contraire. Seulement, on n’avait guère de comédies allemandes dignes de tenir la scène ; on n’avait pas de tragédies. Alors on était forcé de recourir au répertoire français, de sorte que par une conséquence inattendue, le théâtre national de Hambourg aurait servi à consacrer la suprématie de la France, sans Lessing. Indulgent pour Regnard et pour Dancourt, sympathique au drame bourgeois de Diderot, pour la tragédie classique il était sans pitié. Elle ne mourrait donc jamais, cette orgueilleuse ? Chaque fois qu’on l’applaudissait, il montrait pourquoi on n’aurait pas dû l’applaudir ; il insistait sur ses défauts, chaque fois qu’on vantait ses mérites ; elle n’était que froideur, convention, artifice ; incapable de peindre les passions fortes, et de rendre les caractères au naturel. Certaines règles valaient une fois pour toutes, en ce sens qu’elles répondaient à des données immuables de la raison ; Aristote les avait formulées, avec la même certitude qu’Euclide avait conférée à ses propositions. Eh bien ! les Français croyaient s’y être conformés ; et pas du tout, ils les avaient travesties. En somme, tout leur théâtre était un contresens ; à proprement parler, il n’existait pas.
Lessing était obligé d’écouter, plus souvent qu’il n’aurait voulu, des tragédies de Voltaire. Qu’il s’agît de Sémiramis, ou d’Alzire, ou de Mérope (bien inférieure à celle de Maffei), elles étaient mauvaises. Eh quoi ! Voltaire encore ? — Toujours Voltaire ; et Lessing disait pourquoi : « Il n’y a pas, me semble-t-il, pour un critique, de meilleure méthode que de suivre cette maxime : qu’il cherche d’abord un adversaire à combattre ; il arrivera ainsi peu à peu à son sujet, et le reste viendra par surcroît. C’est pour cela que, dans cet ouvrage, je le reconnais franchement, j’ai pris une fois pour toutes à partie les écrivains français, et en particulier M, de Voltaire. Ainsi, cette fois encore, un léger salut, et en garde ! » Encore cette exécution ne lui suffit-elle pas, car il veut mettre à mal un autre auteur encore plus grand, le créateur même de la tragédie française : Pierre Corneille. Lessing ne peut pas souffrir qu’on l’appelle le grand Corneille : c’est le gigantesque, le monstrueux Corneille qu’il aurait fallu le nommer ; pas de grandeur où il n’y a pas vérité. Et non seulement ses tragédies sont mauvaises, mais il a voulu faire croire qu’il avait suivi les règles d’Aristote, pour se justifier après coup ; dans ses Discours, perfidement, une fois son œuvre terminée, il a interprété la pensée du philosophe grec « d’une façon radicalement fausse ». Donc Corneille est le premier corrupteur, le responsable, l’homme qui a donné au monde l’illusion que les Français avaient un théâtre, alors qu’ils n’en avaient pas. « J’ose faire ici une proposition qu’on prendra pour ce qu’on voudra : qu’on me cite une pièce du grand Corneille que je ne refasse mieux que lui ! Qui tient la gageure ? »
Personne ne l’a tenue. Le théâtre de Hambourg n’eut qu’une courte vie ; le dernier feuilleton de la Dramaturgie date du 19 avril 1769. Acrimonieuse, pédante, injuste tant qu’on voudra, elle est cependant si passionnée, si puissamment convaincue, si originale, qu’elle compte à demeure parmi les grandes œuvres de la critique. Elle a marqué un moment historique : elle est la révolte ouverte contre le génie français, nié jusque dans sa gloire suprême, le théâtre. A la place occupée par Corneille, Racine, Voltaire, Lessing mettait Shakespeare, le « géant », qui était, par rapport à la tragédie française, ce qu’une fresque est à une miniature ; il appelait même à son secours la Comedia espagnole, parce qu’elle n’était pas conventionnelle, et qu’elle traduisait une âme indomptée. Tant il fallait de compagnons à Lessing irrité, Anglais, Espagnols, à côté des Allemands, pour combattre le prestige de la France.