Les ingénieurs de la pédagogie de demain

Louis-Bertrand Raymond
Il fallait s'y attendre: l'invasion était inévitable. Nous vivons l'ère de la technologie: notre civilisation est de plus en plus technologique. Comment défendre plus longtemps les frontières de l'éducation contre l'idéal technologique?

Depuis dix ans environ, l'arsenal de la technologie se déploie ouvertement dans la pédagogie et l'éducation. La reconnaissance est officielle: la technologie éducationnelle existe, elle s'enseigne dans les facultés universitaires d'éducation.


La technologie éducationnelle

Le couple technologie-éducation qui, il y a quinze ans seulement, aurait paru sinon scandaleux, du moins paradoxal, ne fait même plus sourciller. Il est vrai que bien peu ont une notion exacte de ce qu'est la technologie éducationnelle.

La plupart y voient une initiation aux media éducatifs de communication, aux techniques audio-visuelles et à l'apport qu'ils représentent pour la pédagogie.

En réalité le champ de la technologie éducationnelle est beaucoup plus vaste: il embrasse tout un ensemble de techniques, récemment créées et bien étiquetées, qui tendent à rendre l'enseignement plus efficace en le dotant d'un appareil méthodique, systématique, en somme scientifique.

La taxonomie, pour sa part, s'emploie à définir les objectifs pédagogiques en termes opérationnels qui rendent les comportements observables et mesurables. Pour le taxonome «apprendre est un changement de comportement»: de quel comportement (cognitif, affectif ou psycho-moteur) l'étudiant aura-t-il été rendu capable par l'apprentissage du cours, voilà ce que le pédagogue a comme tâche de préciser au départ, de contrôler et d'évaluer au terme.

L'évaluation a toujours existé, mais désormais on fera effort pour la rendre aussi technique et objective que possible. La docimologie se charge de dépasser la subjectivité et l'à peu près dans la correction des travaux des étudiants et dans l'évaluation de leur rendement.

Au niveau de l'administration scolaire, de la direction pédagogique ou générale, l'approche systémique qui a recours aux techniques de la cybernétique, vise à structurer, pour les rendre plus efficaces, tous les éléments de «l'organisation scolaire».

Pourquoi n'appliquerions-nous pas aux structures pédagogiques et éduca-tionnelles, des techniques qui ont fait leurs preuves en améliorant la gestion, le management de la finance et de l'industrie? Autant de secteurs de l'éducation que la technologie s'est annexés, sous le signe du rendement, de l'efficacité, Il faut mentionner enfin la nouvelle pédagogie audio-visuelle. Après une période d'improvisation, plus ou moins heureuse dans ses résultats, les techniques d'évaluation sont intervenues pour mesurer la pertinence, les possibilités et la valeur pédagogiques de tel type de document audio-visuel ou de tel document en particulier. Ici encore, remarquez que c'est le rendement qui importe.


Une éducation complice de la société technologique

Il semble bien qu'en définitive l'enseignement, la pédagogie et l'éducation d'aujourd'hui soient en train de se faire les complices d'une conception de l'homme et de la société qui mérite d'être examinée: c'est le moins qu'on puisse dire. Cette éducation «nouvelle», elle est à l'image de notre société technologique: l'homme a créé des techniques et ces techniques, à leur tour, ont créé un nouveau type d'homme.

Quand un coordonnateur de l'enseignement à la C.E.C.M. déclare «que l'éducation est à un niveau non technologique alors qu'elle doit être une science d'apprentissage et de technologie... que (comparée à l'industrie) la culture éducative actuelle ressemble à une culture sous-développée et qu'en termes d'efficacité l'éducation occupe la dernière place par rapport à la technologie des cultures sophistiquées de l'industrie, du commerce et des secteurs scientifiques et militaires»1, on ne saurait douter que notre civilisation de consommation et de rendement ait réussi à se façonner des éducateurs à son image et ressemblance.

Examinons donc quelques postulats sur lesquels repose, plus ou moins explicitement, cette perspective technologique de l'éducation. On suppose que «tout progrès technique est humain», que «les vraies solutions aux problèmes de l'éducation sont essentiellement des solutions techniques», que l'école doit être centrée sur les apprentissages, que le réel, c'est ce qui est quantifiable et mesurable.


L'au-delà de la culture et des valeurs

Or, comme l'a fort bien saisi Erich Fromm, «dans notre civilisation occidentale, nous avons eu tendance à considérer presque exclusivement les qualités abstraites des choses et des gens et à négliger leurs aspects concrets et individuels, facteurs d'unicité. La réalité des êtres et des choses nous échappe, et nous l'avons remplacée par des sortes de fantômes qui incarnent des quantités, et non pas des qualités».2

Une éducation axée sur le marché du travail, centrée sur l'apprentissage, oublie que Ia culture ne saurait coexister avec l'apprentissage, le développement d'habiletés spécifiques, de connaissances précises spécialisées.3 «Si on la compare à l'apprentissage, l'éducation nous paraît superflue. Voilà pourquoi actuellement l'éducation est de plus en plus écartée».4

Et le paradoxe veut «qu'une grande partie du système d'éducation actuel prépare mal les jeunes à affronter "la vie en organisation" précisément parce que ce système s'efforce avant tout de les y préparer... L'étudiant n'a pas appris ce que son travail lui-même ne peut lui apprendre, parce qu'il était trop occupé en classe à apprendre ce que son métier pouvait lui apprendre beaucoup mieux que l'école».5

Comme on peut le constater, cette évolution de l'éducation ne laisse rien à sa vraie place: la confusion règne parce que l'éducation est considérée, et bien à tort, comme une science appliquée, semblable aux autres sciences appliquées où la technologie est chez elle. Et, en plus, l'impatience caractéristique de notre époque fait que demain, en dévorant aujourd'hui, se dévore lui-même: rien alors ne vient en son temps.

Quant à la toute-puissance de la technologie, elle doit être ramenée à ses limites exactes; ses promesses, aux résultats obtenus. La technique de la taxonomie peut très bien entreprendre de mettre de la clarté et de l'ordre dans les objectifs de l'enseignement: elle ne saurait, avec compétence, ni définir, ni mesurer les finalités sous-jacentes aux objectifs. Pour la simple raison qu'une finalité, à cause des valeurs qu'elle implique, n'est pas mesurable, et, par conséquent, n'est du ressort d'aucune technique. Or, ce sont ces mêmes valeurs qui jouent un rôle déterminant dans le domaine affectif. Et pourtant la taxonomie ambitionne encore d'organiser l'apprentissage des comportements affectifs.


De l'euphorie au procès

Notre civilisation et son système d'éducation auront beau contribuer à renverser cet ordre, il reste que «c'est la culture, et non la technique, qui est première chez I'homme».6

Faire des réserves à l'endroit de la technologie éducationnelle, c'est évidemment courir le risque d'être accusé d'antiscientisme rétrograde. Que l'on s'inspire de la rigueur méthodique de la technologie pour mettre de l'ordre là où une pédagogie de l'improvisation, de la facilité et de l'imprécision fait régner le chaos, se trouvera-t-il un éducateur sérieux pour s'opposer à une telle contribution?

Mais le scepticisme à l'endroit de la technologie (non pas spécialisée mais dans son essence même), il vient des praticiens eux-mêmes, des observateurs du dedans, de ceux qui luttent actuellement contre le mythe et l'utopie de la technologie.

Le temps de l'euphorie technologique est périmé: celui de son procès est commencé. Les griefs contre la technologie sont formulés clairement et ils sont très sérieux: la multiplication du futile (de ce qui n'est pas nécessaire); la puissance niveleuse de la technologie qui réduit tout, hommes et choses, au même; l'isolement et la solitude au sein de la pseudo-communication; le déracinement du lieu et du temps; la réduction des êtres humains à des unités quantifiables, des problèmes humains à des équations mathématiques. Tels sont les fruits amers et véreux qui se sont substitués aux promesses conjointes de la science et de la technologie.


Des «matériaux» vivants et libres

Il existe des chercheurs en éducation, mais ils sont bien rares, qui ont eu la probité et le courage de reconnaître les limites que rencontre la recherche scientifique, surtout fondamentale, dans un domaine comme celui de l'éducation.

Quelle équation algébrique, disent-ils, pourra jamais rendre compte du réseau des variables impliquées dans tout comportement humain? Elles défient toute définition et toute quantification. Ajoutez à cela l'instabilité de tout comportement humain, que déjà l'expérimentation elle-même a tendance à biaiser, et aussi la fragilité de toute projection, de toute prédictivité.

Nous oublions trop souvent, comme le fait remarquer Robert L. Ebel, «que l'éducation n'est pas un phénomène naturel,qu'elle est un phénomène culturel, une invention, une création de l'homme».7

On s'évertue, selon ce chercheur, à analyser, à comprendre l'éducation alors que ce dont elle a le plus besoin c'est d'être reconçue et reconstruite pour mieux servir nos idéaux humains (our human purposes).

Et pour mener à bien cette tâche, l'approche technologique n'est ni la seule possible, ni vraisemblablement, la mieux désignée. Bien avant l'apparition de la science expérimentale, l'éducation a connu des réalisations remarquables: l'expérience complétée par les échanges, les discussions, rationalisée peut encore orienter l'éducation dans des voies nouvelles, adaptées au monde d'aujourd'hui mais exemptes de servilité.

Pourquoi alors demander à la technologie et à la recherche en éducation ce dont elles sont incapables: éclairer des choix, des décisions où les valeurs humaines interviennent?

La cybernétique et la dynamique industrielle ont permis au Club de Rome «de prédire des avenirs probables de notre planète à partir de l'interaction de l'évolution de certaines variables telles que les taux d'accroissement de la population, d'épuisement des ressources naturelles».

Il est donc possible, du moins apparemment, de prévoir mathématiquement le sort de notre planète: l'avenir de notre société et de l'éducation qui la reflète demeure d'une complexité qui dépasse l'empan de ces disciplines.

Que des «ingénieurs scolaires», les «pédagogues praticiens de demain» prennent la relève des pédagogues d'aujourd'hui, cela ne saurait suffire pour nous rassurer sur ce que sera l'éducation de demain: il s'agit ici d'une tout autre construction, celle dont les «matériaux» vivants et libres échappent aux lois universelles de la matière, de la quantité mesurable.


Notes
1 Georges Assal, Recherche portant sur l'interaction entre l'enseignement et la technologie, dans Prospectives, mai 1972.
2 Eric Fromm, Société aliénée et société saine, Paris, Le Courrier du Livre, 1956, p. 118.
3 Jean-Marie Hamelin, Le temps des illusions, dans Prospectives, décembre 1974.
4 Jerry Richard, cité dans ce même article.
5 Jean-Marie Hamelin, art. cit., p. 303.
6 Ibid., p. 301.
7 Ebel, Robert L., Some Limitations of Basic Research, dans Education, Phi Delta Kappan, oct. 1967, Michigan State University.

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