Orson Welles - Enquête sur un Prométhée enchaîné

Jean-Philippe Costes

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

Orson Welles (cliquez ici pour accéder à son dossier biographique)

 

             Charles Foster Kane est décédé dans sa somptueuse demeure de Xanadu. Le plus célèbre de tous les Américains est mort sans que personne n’ait percé le secret de sa vie. Qui était véritablement ce monstre sacré, par-delà les fantasmes que font naître la fortune et la notoriété ? Seul un enquêteur professionnel, armé de patience et de sagacité, peut caresser l’espoir de résoudre cette énigme…

 

            L’Artiste, dit-on, est tout entier dans sa première œuvre. C’est pour elle qu’il s’investit le plus. C’est grâce à elle qu’il expose les fondements de sa pensée. C’est à travers elle qu’il exprime la quintessence de son être. Orson Welles ne fait pas exception à ce principe universel et intemporel. Son ombre imposante plane sur l’ensemble du film qui a marqué son entrée dans le monde du Cinéma. Corps et âme, il est Citizen Kane. A l’image du magnat imaginaire, il est l’une de ces étoiles immuables, que nous croyons familières alors même qu’elles nous sont fondamentalement étrangères. Il compte parmi ces illustres dont des montagnes de littérature, en les élevant vers des cimes vertigineuses, ont fait des inconnus pour le commun des mortels. Qui était véritablement ce monstre sacré, par-delà les fantasmes que font naître la fortune et la notoriété ? Comment peut-on le définir ? Quel message d’outre-tombe a-t-il laissé aux spectateurs de sa courte mais impérissable filmographie ? Les hésitations et l’embarras qu’engendrent ces questions essentielles prouvent, à elles seules, qu’il est opportun de rouvrir le dossier Orson Welles. Une main mystérieuse l’a, semble-t-il, amputé des pages qui pouvaient remédier à l’ignorance générale.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Citizen Kane

 

            Le salut de l’homme en quête de vérité passe nécessairement par la modestie. Quiconque veut progresser sur le chemin cahoteux de la Connaissance et rallier le royaume opulent de la Complexité doit se résoudre, avec humilité, à partir du misérable marécage de la simplicité. Il lui faut s’en remettre au peu qu’il perçoit pour qu’un jour, la lumière transperce ses ténèbres et lui permette de voir enfin ce qu’il ne pouvait qu’imaginer. Quel invariant se dégage-t-il de la lecture répétitive et néanmoins instructive des biographies et des commentaires journalistiques ? Orson Welles appartenait à la race des Titans. La Nature avait décidé de lui donner la constitution physique de ces géants de la Mythologie Grecque. Doté d’une voix gutturale et de mensurations intimidantes, il ressemblait à quelque Gulliver, né pour dominer un monde de Lilliputiens. Comme Falstaff, l’un de ses héros favoris, il avait l’embonpoint d’un ogre toujours prêt à croquer la vie à pleines dents. Sa trajectoire cinématographique est le reflet de cette singulière propension à la démesure. Elle dessine, dans le ciel orageux de l’Histoire de l’Art, les contours d’un nouvel Olympe. Elle écrit, à l’encre de la Sagesse, une maxime dont l’abord sibyllin ne saurait occulter l’absolue véracité : le propre des grands est de donner le sentiment de n’avoir jamais été petit. 

 

            Orson Welles est ainsi de ces individus que la Providence, sublime arbitraire, a jugé bon d’immuniser contre les virus de la banalité, de l’insignifiance et de la médiocrité. Fils d’une pianiste de talent qui le laisse rapidement orphelin, il suit son père, un inventeur fantasque, dans de longs voyages aux quatre coins de la planète. A l’âge où les enfants ordinaires s’amusent dans les cours de récréation, il joue, sur scène, tous les personnages du Roi Lear. L’Adolescence et son cortège d’interrogations existentielles devraient entraver sa marche forcée sur les sentiers de la Gloire. Il n’en est cependant rien. Du haut de ses quinze ans, le jeune Orson contemple la Terre avec les yeux d’un conquérant pressé de conquérir. Après avoir publié des versions simplifiées des pièces de Shakespeare, il abandonne sa scolarité pour prendre d’assaut les scènes Européennes. Hilton Edwards et Micheal Mac Liammoir sont immédiatement séduits par son incroyable prestance de grand officier de la Tragédie. Les deux directeurs du prestigieux Gate Theater de Dublin décident donc de l’engager[1]. Le fougueux comédien connaît une percée foudroyante. Applaudi par le Public, salué par la Critique, il fait, à son retour en Amérique, une tournée triomphale au sein de la compagnie de Katharine Cornell.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La splendeur des Amberson (The Magnificent Ambersons)

 

          Quelques succès ne sauraient néanmoins rassasier un être doté d’un appétit dévorant. Aussi, l’insatiable Welles choisit-il de jeter son dévolu sur la mise en scène. Il écrit l’une des plus belles pages du Federal Theater, avant de prendre les rênes du Mercury. Il signe parallèlement ses premières œuvres de cinéaste en réalisant deux courts-métrages, intitulés The Hearts of Age et Too Much Johnson. Pour financer ses activités, il devient animateur à la radio CBS. C’est sur les ondes de cette station que le 30 octobre 1938, il met au point une mystification d’une audace inégalée : en pleine nuit d’Halloween, il persuade ses auditeurs que des hordes de Martiens belliqueux sont en train de débarquer sur le sol terrestre. Avec ce formidable pastiche de La guerre des mondes[2], qui plonge les Etats-Unis dans une panique inédite, Orson Welles grave son nom dans le marbre éternel de la Légende. Plus rien ne semble en mesure d’arrêter son ascension. Fait exceptionnel dans les annales du Cinéma, les studios de production[3] lui laissent toute latitude pour réaliser son premier long-métrage. Citizen Kane peut apparaître sur les écrans et faire de son auteur un Roi du Septième Art. Nous sommes en 1941. Le futur époux de Rita Hayworth, la Reine de Hollywood, n’est âgé que de vingt-six ans. Un colosse indifférent aux oukases du Temps vient de surgir des profondeurs du néant.

            A ce stade de l’enquête, la source de sa puissance demeure toutefois mystérieuse. Où ce Titan moderne a-t-il puisé la force de vaincre l’Oubli ? Ne serait-il qu’un phénomène de foire, qu’une effronterie et une précocité sans égales ont fait émerger des fonts baptismaux des media de masse ? De toute évidence, Orson Welles n’est en rien une icône cathodique, bénie par les dieux païens de la supercherie audiovisuelle. Sa grandeur prend racine dans la vérité de la Création et non, dans la vanité des apparences. C’est sur ces terres aussi fascinantes qu’inhospitalières que le réalisateur a fait germer les graines de son extraordinaire postérité. Démiurge il voulait être, démiurge il a été. Il a bâti un monde de ses propres mains[4]. Aucun des défis inhérents à ce travail Herculéen n’a eu raison de sa détermination. De cette volonté si farouche qu’elle confine à la surhumanité procède son envergure exceptionnelle : Welles est ancré dans la mémoire collective parce qu’il appartient à l’espèce rare des auteurs véritables. Il ne suit pas les autres, il les précède[5]. Il ne se soumet pas servilement aux règles préétablies, il les réforme en fonction de ses désirs et de ses besoins. Il fait du Pouvoir de créer le sens même de son engagement. Son rapport à la Technique en témoigne de façon très convaincante. Pendant que bon nombre de ses confrères se bornent à marcher sur les sentiers battus des conventions formelles, il mobilise ainsi les ressources prophétiques de son imagination pour explorer des voies nouvelles. Par quel moyen pourrais-je augmenter le degré d’implication des spectateurs dans l’histoire qu’ils regardent, s’interroge-t-il en préparant Au cœur des ténèbres (Heart of Darkness) ? En inventant la narration subjective, répond-il dans Citizen Kane, quatre ans après que l’adaptation du roman de Joseph Conrad eût été abandonnée pour des raisons financières[6]. Il suffit, en termes profanes, de substituer la caméra au héros pour que le Public, autrefois passif, se métamorphose en acteur du film[7]. La soif du Mal (Touch of Evil) est traversée par un même souci d’innover et de renverser les murailles prétendument indestructibles de la nécessité matérielle. Cette énigme policière à l’ambiance délétère contient en effet une question subliminale : comment faire en sorte que le Cinéma gagne en fluidité alors qu’il est, par essence, assujetti au rythme fractionné du montage ? La scène sur laquelle s’ouvrent les mésaventures du Commissaire Vargas (Charlton Heston) propose, d’emblée, une solution d’une hardiesse confondante. Au gré d’un plan-séquence de quatre minutes, qui s’étire magistralement sur des centaines de mètres, elle préconise un changement radical de la syntaxe picturale. Elle suggère, au mépris de la Tradition, que le Septième Art est parfaitement en mesure de dépasser le stade primitif du collage et de la rupture. Elle prouve, images à l’appui, qu’un découpage harmonieux peut remédier à la fatalité de la segmentation et permettre, au cinéaste, de relater des faits complexes en une seule et unique phrase régie par le principe de continuité.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le criminel (The Stranger)

 

            C’est en refusant de capituler devant les gageures de son métier qu’Orson Welles a gagné l’estime de ses pairs et l’admiration des foules. L’impossible est, à ses yeux d’infatigable combattant, l’antithèse de l’acte créatif. Toute son œuvre est fondée sur cette conviction. Elle transforme systématiquement l’obstacle en un tremplin vers l’Excellence. La dame de Shanghai (The Lady from Shanghai) est le symbole éblouissant de cette prodigieuse capacité à sublimer le pire pour atteindre le meilleur. A l’origine, le film n’est qu’un simple roman de gare, dont le producteur Sam Spiegel a cru pertinent d’acheter les droits[8]. Son intrigue, alourdie par d’improbables et foisonnantes machinations, repose sur un argument éculé : Elsa Bannister (Rita Hayworth), une vamp Américaine, se sert de Michael O’Hara (Orson Welles), un marin Irlandais, pour se débarrasser de son riche époux. Cette trame usée ne laisse, en apparence, aucun espoir de réussite. Le long-métrage semble condamné à ne jamais excéder la valeur d’une vulgaire série B. Son metteur en scène a heureusement une idée de génie. Puisque l’action est menacée par le spectre de la platitude, songe-t-il avec lucidité, il convient de la rehausser en inversant le premier et le second plan. Ce bouleversement du protocole narratif produit des effets spectaculaires. Il procure immédiatement un surcroît d’intérêt aux événements les plus convenus. Pourquoi les rares moments d’intimité entre les amants criminels ont-ils ainsi une saveur toute particulière ? Parce qu’ils ont lieu devant des aquariums, cages nauséeuses dont les pensionnaires effrayants figurent les dangers mortels de l’adultère. De même, d’où procède la postérité de cette séquence d’un abord banal durant laquelle O’Hara, le Roméo insouciant, décide de participer au complot conjugal ourdi par sa Juliette aux usages de Lucrèce Borgia ? Ses protagonistes sont filmés en plongée, du haut d’une falaise qui fait ressentir à chacun le vertige dévastateur de la transgression. Les illustrations analogues pourraient être multipliées à l’infini. Non  contentes de mettre en relief les richesses inépuisables du langage cinématographique, elles font d’Orson Welles l’un de ces fabuleux alchimistes passés maîtres dans l’art de changer le plomb en or.

 

            Faire ce que personne n’a fait, oser ce que nul n’a osé, aller où aucun autre n’est allé, telle pourrait être la devise de ce cinéaste aux ambitions de magicien des images. Pour achever de s’en convaincre, il suffit de se souvenir de la stupéfiante autorité avec laquelle il s’est approprié l’œuvre de William Shakespeare, le plus révéré de tous les auteurs Anglo-Saxons. La rénovation de ce monument du patrimoine mondial requérait une exceptionnelle témérité[9]. Cependant, Welles a atteint son objectif avec une aisance insolente. En filmant Macbeth, classique parmi les classiques, il fait naturellement passer la Tragédie Elisabéthaine du Théâtre au Cinéma, comme si l’inertie fondamentale de la Scène ne contredisait en aucune façon le besoin de mouvement du grand écran. En créant Falstaff (Chimes at Midnight), savante combinaison de Henry IV, Henry V, de Richard III et des Joyeuses commères de Windsor[10], il donne un second souffle à des textes que des siècles de vénération menaçaient d’enfermer dans l’académisme. En ajoutant un prologue à Othello, poignantes funérailles en forme de montée Christique au Golgotha, il accomplit l’inconcevable : offrir un supplément de hauteur à un ouvrage qui effleurait déjà les cieux de la Perfection.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La Dame de Shanghaï (The Lady of Shanghaï)

 

            D’aucuns ne verront que prétention dans ces projets titanesques. En vérité, la dynamique ascensionnelle qu’Orson Welles a suivie d’un bout à l’autre de sa carrière ne doit rien aux vanités stériles de l’amour de soi. Moins passionnelle que rationnelle, plus pédagogique que narcissique, elle nous enseigne qu’un artiste qui tolère des limites ne saurait être un Artiste et qu’un Créateur, avant d’être un conservateur de musée, est un explorateur qui doit sans cesse rechercher de nouveaux trésors. Qui sait entendre ne tardera pas à comprendre qu’une profession de foi philosophique sous-tend cette quête perpétuelle : la Vie ne se suffit pas à elle-même ; il nous incombe de la transcender, pour faire en sorte qu’elle mérite d’être vécue. Monsieur Arkadin[11], le héros de Dossier secret (Confidential Report), est le plus zélé propagateur de ce mot d’ordre aux confins du progressisme et de l’existentialisme. Au prosaïsme lénifiant du Réel, il préfère ouvertement l’extase de la Fiction. Il rédige sa biographie comme on écrit un conte. Héritier de Barbe-Bleue et du Capitaine Nemo, pères spirituels avec lesquels il cultive une étrange ressemblance physique et vestimentaire[12], il jouit goulûment des mille et un plaisirs que lui procure sa richesse et se déplace, d’un continent à l’autre, avec l’aisance déconcertante d’un demi-dieu doté du don d’ubiquité. La médiocrité du Quotidien n’a aucune place dans ses journées de nabab insaisissable, qui se plaît à raconter des légendes pour divertir les essaims de courtisans attirés par les lumières de sa renommée.

 

            Cet attrait pour le sublime, éloge exubérant du « Bigger than life » Anglo-Saxon, constitue l’un des piliers de la flamboyante filmographie de Welles. Monsieur Clay[13], le grand négociant d’Une histoire immortelle (The Immortal Story), ne vit ainsi que dans le but de donner corps à une légende que les marins se transmettent de navire en navire et de port en port. Plus significatif encore, Le procès (The Trial), remarquable adaptation du roman de Kafka, s’ouvre sur une fable que des dessins mi-naïfs, mi-inquiétants, illustrent à la manière d’un vieux recueil des frères Grimm ou d’Andersen. Tous ces récits véhiculent une morale dont l’aspect présomptueux, fruit d’un volontarisme exacerbé, ne doit pas occulter la pertinence : l’Homme, divin géomètre, est en mesure de tracer sa route à sa guise ; nulle exigence terrestre ne peut infléchir l’itinéraire qu’il a souverainement déterminé.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Macbeth

 

            Dans cette perspective imprégnée d’humanisme et d’optimisme, l’épopée individuelle devient plus exaltante que l’aventure collective. La vie singulière de Citizen Kane en témoigne superbement. Elle n’accompagne pas le destin de l’Amérique des années 1860 à 1940. Elle se superpose à lui, de sorte que les deux guerres mondiales et la crise de 1929 ne sont plus que les relais accessoires d’un itinéraire personnel, soudain promu au rang d’élément principal. L’ensemble du Cinéma d’Orson Welles est traversé par ce retournement de la hiérarchie ancestrale qui soumet l’histoire, orthographiée en minuscules à l’Histoire, écrite avec un grand « H »[14]. L’Absolutisme n’apparaît ainsi qu’en filigrane de Macbeth, tragédie inspirée d’un drame authentique que vécut l’Ecosse du XIè siècle[15]. Le Nazisme n’est qu’un prétexte à l’action du Criminel (The Stranger), récit des méfaits commis par un ancien séide de Hitler parti se réfugier aux Etats-Unis après l’effondrement du IIIè Reich. La splendeur des Amberson (The Magnificent Ambersons) ne fait que s’appuyer sur l’émergence du grand Capitalisme, figurée par la naissance de l’industrie automobile, pour relater la déliquescence d’une famille[16]. Quant au Procès, il conduit naturellement le Spectateur des années 1960 à songer à l’Union Soviétique de Staline. Ni le sigle U.R.S.S, ni le mot « Communisme » ne sont cependant mentionnés dans le film. Ils ne sont que des rumeurs, couvertes par les cris d’un héros accablé qui tente de faire tomber les murs d’une réalité intolérable.

 

            Cette dernière formule est de première importance. Le Réel, tonne Welles avec une autorité Jupitérienne, n’est au fond que le produit de nos désirs. Tel est le sens de Vérités et mensonges (F for Fake), essai documentaire sur l’imposture dans l’Art. Telle est la signification de la scène durant laquelle le truculent Falstaff, détroussé sans coup férir par deux voleurs, raconte à qui veut l’entendre qu’il a courageusement affronté une multitude d’assaillants sanguinaires : nous écrivons notre histoire à l’encre objective des faits mais aussi, à la lumière subjective de notre imagination.

 

            Croire que ces quelques développements suffisent à clore le dossier Welles ne serait que candeur ou suffisance. Les grands auteurs sont en effet semblables à des sources que rien ne peut tarir. Quiconque entreprend de les sonder peut, à tout instant, assister au jaillissement d’une richesse inconnue. Le plus énigmatique des réalisateurs Américains ne déroge pas à la règle. A peine a-t-on levé le voile sur l’un de ses mystères qu’un autre, plus intriguant encore, vient défier l’entendement : en dépit de sa stature de géant, Orson Welles fit une carrière placée sous le signe outrageant de la désillusion et de la souffrance. A l’exception du Criminel, film qu’il tourna moins par envie que par nécessité, aucune de ses œuvres n’eut ainsi le privilège d’être rentable. Même son cher Citizen Kane, que bon nombre de commentateurs et de réalisateurs considèrent comme le meilleur long-métrage du XXè siècle, connut l’infamie de l’insuccès commercial. La liste de ses projets inachevés prit, par ailleurs, des proportions inédites. Malgré ses efforts et les gages d’excellence que donnait aux argentiers Hollywoodiens son patronyme légendaire, Au cœur des ténèbres, It’s All True, Le Roi Lear (King Lear), Don Quichotte (Don Quixote), Le marchand de Venise (The Merchant of Venice), The Other Side of the Wind, Filming Othello et The Dreamers restèrent lettres mortes et amputèrent sa filmographie de près de la moitié de son contenu. Ignoré par le Public, repoussé par les studios, le dieu de la mise en scène fut constamment obligé de tirer le diable par la queue. « Travailler pour travailler », tel fut son pain quotidien des années 1940 aux années 1970 : pour alimenter ses rêves de cinéaste, il dut se contenter d’être acteur dans des production de qualités inégales. Ses sacrifices furent parfois récompensés. Il trouva, ça et là, les financements nécessaires à la poursuite de son sacerdoce de créateur. Cependant, il n’obtint jamais des moyens à la hauteur de son immense talent[17].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Prométhée enchaîné

 

            Comment expliquer qu’un génie universellement reconnu soit à ce point entravé ? Welles, le Titan, aurait-il été puni parce qu’il était le dépositaire d’un secret compromettant ? A l’instar du mythique Prométhée, a-t-il été enchaîné parce qu’il voulait transmettre aux hommes une vérité odieuse aux divinités qui règnent sans partage sur ce monde ? Aurait-il été la victime expiatoire d’une vaste conspiration des ego ? L’hypothèse est crédible, car le cinéaste maudit n’a eu de cesse de s’intéresser au Pouvoir et à ceux qui l’exercent. De Citizen Kane à Une histoire immortelle, les héros de ses films sont des rois, des milliardaires ou d’autres représentants de la Haute Société. Or, qu’ont en commun les princes qu’il a fait profession de décrire ? Ils sont invariablement des imposteurs, qui feignent d’être grands à seule fin de dissimuler leur ineffable petitesse. Ainsi, Macbeth est un affreux régicide grimé en noble d’Ecosse. Le riche Arkadin n’est qu’un pitoyable ruffian. Hank Quinlan[18], le policier d’élite de La soif du Mal, n’est qu’un vulgaire prévaricateur. Sous ses dehors de Mandarin de Macao, Monsieur Clay est un pauvre hère accablé de misère. Quant à Arthur Bannister (Everett Sloane), époux de la Dame de Shanghai et accessoirement, ténor du Barreau, il a fait de la rouerie une seconde nature.

 

            La dualité fondatrice de ces éminents personnages est trahie par leur environnement. A l’image de Charles Foster Kane et de George Minafer (Tim Holt), gardien de la splendeur des Amberson, ils se plaisent à vivre dans des univers baroques, microcosmes grandiloquents qui se piquent d’étonner autrui, de toucher les sens, d’éblouir par des formes tendues et contrariées, d’exalter au moyen de forts contrastes chromatiques et de perspectives audacieuses, d’écraser l’observateur ordinaire sous des structures qui diffusent une sensation de profusion et d’immensité. Néanmoins, cette formidable exubérance n’est qu’un trompe-l’œil grossier. Derrière la façade arrogante des paradis rococos, suggère Welles en esthète de la condition humaine, se cachent des enfers gothiques aussi répugnants qu’ignominieux. Othello[19], le chef de la garnison de Venise, a ainsi pour logis une forteresse plongée dans une pénombre perpétuelle, où les sous-sols sont inondés comme des égouts. Le château du ténébreux Macbeth est d’une laideur équivalente. Il suinte continuellement comme si Satan, caché dans les fondations, transpirait sa haine à travers les murs. Xanadou, le palais de Charles Foster Kane, n’échappe pas à cette malédiction. La demeure se voulait imprégnée de la lumière étincelante des contes de fées. Du haut de sa colline lugubre, elle ressemble cependant à un manoir hanté où ne résident que l’amertume et la cruauté[20].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Monsieur Arkadin (Confidential Report)

 

            Pour renforcer cette sensation d’éternelle damnation, Welles fait usage de toutes les armes que recèle son extraordinaire arsenal de technicien des images. En privilégiant les cadrages serrés, tout au long de La splendeur des Amberson, il nous montre que l’horizon des hommes de Pouvoir est beaucoup plus étroit que ne le suppose la Vox populi. En renversant sa caméra comme un bateau ivre, pour filmer les sombres pérégrinations de Monsieur Arkadin, il nous fait comprendre que les hautes sphères de la Société forment un monde irrémédiablement nauséeux. En privilégiant des décors dépouillés, comme dans Macbeth  et Une histoire immortelle, il nous persuade qu’en dépit des apparences, magnats et autres souverains souffrent d’une vacuité existentielle que l’abondance de biens ne peut combler. Gros plans expressionnistes, regards exorbités, visages angoissants et ambiances suffocantes viennent souligner ces enseignements pour mieux les transformer en un verdict assassin, que Shakespeare en personne semble avoir inspiré : il y a quelque chose de pourri au royaume des puissants. Les contre-plongées, prises de vue emblématiques du Cinéma d’Orson Welles, aggravent magistralement cette condamnation sans appel. D’une part, elles susurrent à l’oreille du Spectateur intimidé que les dominants, sortes de répliques des cyclopes homériques, ont pour vocation d’écraser les humbles sous leur botte implacable. D’autre part, elles dessinent d’un trait prophétique la pente naturelle du Pouvoir, oblique vertigineuse qui du Ciel mène tout droit au plus profond du gouffre.

 

            Ainsi donc, les dieux païens qui prétendent régner sur la Terre seraient tous promis à la déchéance. Ce lourd secret justifierait que monarques et oligarques, autocrates et ploutocrates aient tenté d’enfermer sous une chape de plomb l’insoumis qui a osé le révéler. William Randolph Hearst, ancien empereur de la Presse Américaine, accrédite à lui seul cette thèse du complot. Il a en effet usé de toute son influence pour interdire la sortie de Citizen Kane, au motif qu’il se sentait personnellement visé par ce film qui relatait le crépuscule d’une idole aristocratique. Mais de la censure, Orson Welles n’a jamais eu cure. Ni les chaînes, ni le Temps n’ont empêché ce nouveau Prométhée de nous faire don du feu sacré de la Connaissance. Le Pouvoir est impuissant ! rugit-il du haut de sa montagne de martyr. Il est atteint de tares incurables qui le vouent à la destruction !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La soif du mal (Touch of Evil)

 

            La convoitise est le premier de ces vices congénitaux sur lesquels planent les parfums nauséabonds du déclin et de la fatalité. La dame de Shanghai le montre avec la délectation, cruelle et néanmoins légitime, du contempteur heureux de pourfendre un mythe ancestral. Les héros de cette funeste intrigue sont pareils à des requins[21]. Maître Bannister et son associé, George Grisby (Glenn Anders), sont en effet avides de posséder la belle Elsa. Cette dernière, habitée par des pulsions similaires, ne rêve que de s’approprier la fortune de son mari. Pour satisfaire leurs désirs obsessionnels, les trois prédateurs calculent, dissimulent et manipulent. La rudesse de leurs adversaires, ajoutée aux impondérables de la Vie, les oblige à augmenter constamment le degré de complexité des complots qu’ils fomentent. Cette montée aux extrêmes, formule de Clausewitz qui sied parfaitement à l’effroyable condition des arrivistes, mène inexorablement ses instigateurs à leur perte. Prisonniers de leur logique monopolistique, les avocats et l’épouse indignes n’ont ainsi d’autre choix que de jouer à des jeux si complexes qu’il serait vain de vouloir les décrire en détails. Ils s’enferment peu à peu dans un dédale démentiel qui ne leur offre qu’une seule issue : le trépas[22]. Le cycle infernal de la décadence est bouclé. Comme le dit lucidement le modeste O’Hara, témoin privilégié de la mort violente de Grisby et du couple Bannister, le destin des carnassiers est de s’entre-dévorer.

 

            Aboutissement naturel de la convoitise, la propriété est, selon Orson Welles, la deuxième affection létale dont souffre le Pouvoir. Citizen Kane en administre la preuve éclatante. Puissant parmi les puissants, le héros de ce film aux accents testamentaires est devenu riche malgré lui, en encaissant les dividendes considérables de la mine d’or dont ses parents avaient par chance héritée. Cet homme, placé de force sous la tutelle d’un banquier alors qu’il était enfant, est conscient que conjuguer le verbe avoir, auxiliaire de prédilection des membres de sa caste, est foncièrement nocif. Il se jure par conséquent de ne vivre que pour être. A cette fin, il entreprend de dilapider ses biens. Il rachète un journal dont il sait que jamais il ne sera rentable. Il organise des campagnes de presse pour dénoncer les abus de son propre empire industriel. Il acquiert des monceaux d’objets d’art aussi coûteux qu’inutiles. Devenu politicien, il finit même par défendre la cause des plus démunis. Sa lutte s’avère cependant vaine. Son patrimoine, trop colossal pour être anéanti, parvient à la phagocyter. L’homme aux idéaux généreux oublie insidieusement ses promesses de jeunesse. Il fait place à un vieillard autoritaire et capricieux qui, entre autres manœuvres pathétiques, fait construire un opéra et circonvient des journalistes dans l’espoir illusoire que sa femme, une cantatrice dépourvue de talent, deviendra une diva d’envergure internationale[23]. Ce que tu possèdes finit par te posséder, rappelle Orson Welles en reprenant à son compte la sagesse populaire. Ce que tu possèdes, ajoute-t-il aussitôt, finit également par t’isoler. Kane l’apprend à ses dépens. Abandonné de tous, il achève sa morne existence dans une demeure à demi déserte, dont l’écrasante immensité l’oblige sans cesse à élever la voix pour se faire entendre de ses rares visiteurs. Tout avoir, explique son génial créateur, c’est par définition n’avoir besoin de rien ni de personne. C’est, par ailleurs, exclure l’altérité d’un territoire que l’on veut exclusivement pour soi. La clôture mortifère de Xanadou, sur laquelle s’ouvre et se referme le film, le montre avec une sidérante simplicité. Elle est ornée d’une pancarte inhospitalière, qui résume en deux mots la tragique solitude des nantis : « No trespassing »[24].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le procès (The Trial)

 

            Le Pouvoir, enseigne Welles avec l’autorité d’un disciple de Platon et de Montesquieu, brûle les doigts des ambitieux qui se font fort de le détenir. Il est dans sa nature sulfureuse d’engendrer des abus et subséquemment, de répandre l’iniquité. Hank Quinlan, le héros chancelant de La soif du Mal, ne saurait démentir cette assertion. Il a l’honneur d’être un haut gradé de la Police Américaine. Ses états de service sont les plus flatteurs dont puisse rêver un officier. A ce titre, il bénéficie du respect unanime de ses collègues. La véritable vénération dont il est l’objet s’avère pourtant dévastatrice. Elle finit en effet par le convaincre qu’il est au-dessus des lois qu’il est censé faire appliquer. C’est ainsi qu’il franchit, dans le mauvais sens, la frontière du Bien[25]. Ce voyage sans retour au pays du pire est semblable à un monstrueux engrenage, qui aspire ses victimes inconscientes et les broie au rythme accablant des tambours de la Fatalité. Persuadé d’être à l’abri des foudres de sa hiérarchie, Quinlan fabrique des preuves afin d’inculper un ouvrier dont il sait, sans l’ombre d’un doute, qu’il a supprimé son employeur. Vargas, agent Mexicain réputé pour son intégrité, découvre la forfaiture et menace de la dénoncer aux autorités compétentes. Aveuglé par son orgueil, le vieil accusé résout de briser son jeune détracteur. Il fait alliance avec Joe Grandi (Akim Tamiroff), le parrain de la pègre locale, dans le but de le compromettre définitivement. Une fois exécuté son plan diabolique, il élimine son complice embarrassant. Il oublie cependant sa canne sur les lieux du crime et se discrédite aux yeux de ses confrères. Traqué, il est finalement abattu comme un vulgaire malfaiteur[26]. Le mal endémique des Seigneurs a fait une nouvelle victime…

 

            Ce dramatique itinéraire qui, des rives de la Raison mène aux abysses de la Folie, est particulièrement instructif. Il sous-entend en effet que « l’ivresse du Pouvoir » est moins un piètre cliché qu’un redoutable pléonasme. Welles soutient cette thèse dans son admirable version du Procès de Kafka. Qu’advient-il de Joseph K (Anthony Perkins), le héros de ce long cauchemar dont Jean Cocteau aurait pu dire qu’il est de ces mensonges qui nous disent la vérité ? Un Etat sans âme ni conscience l’accuse d’avoir commis une infraction si mystérieuse que nul n’est en mesure de la nommer. Le faux criminel proteste énergiquement mais le Léviathan, inflexible Moloch, persiste à l’accabler. Il lui refuse la protection de la Loi et lui demande, au mépris des règles élémentaires de la Démocratie et de la Logique, de rapporter la preuve de son innocence[27]. Terrifié mais combatif, K exige d’être jugé, de manière à obtenir les moyens de se défendre. Sa visite harassante et oppressante au Palais de Justice lui signifie néanmoins que jamais son procès n’aura lieu. Hastler (Orson Welles), son avocat, n’est en effet qu’un vieillard manipulateur qui, saisissant symbole d’impuissance, accumule des montagnes de dossiers en souffrance à l’intérieur de son cabinet. Le juge, démon de perversité, emploie son temps à forniquer avec la femme de l’huissier, un pauvre diable rongé par la dépression. Le prétoire s’apparente pour sa part à un théâtre grand-guignolesque, où un Public avili aime à se gausser du spectacle que donnent des magistrats ridicules. Quant aux justiciables, miséreux pétrifiés par une attente interminable, ils espèrent en vain la tenue d’une audience que personne ne leur accordera. Pourquoi l’accès au Droit nous est-il interdit ? semblent-ils s’interroger entre peur et incompréhension. Parce que le Pouvoir, comme toute chose en ce monde, est prioritairement motivé par sa propre conservation[28]. Tel est le motif pour lequel il tend à devenir totalitaire : écraser l’Individu sous le poids de la Collectivité est pour lui la meilleure façon d’étouffer les prétentions juridiques des citoyens et plus généralement, de prévenir tout changement politique[29]. Cette stratégie a toutefois un coût exorbitant. En cédant au charme vénéneux du despotisme, l’Etat sape ainsi ses propres fondements. Il n’exerce plus ce que Max Weber appelait « la violence légitime ». Il ramène les hommes à l’insécurité de la Nature primitive, au mépris du pacte social cher aux philosophes contractualistes des XVIIè et XVIIIè siècles. En un mot comme en cent, il perd sa raison d’être et se condamne à l’aliénation. Le procès a été conçu en ce sens. Il est essentiellement « une histoire de fous », qui fait fi de toute cohérence[30] pour mieux nous adresser un message universel : le Souverain se corrompt dès lors qu’il s’évertue à durer.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Falstaff (Chimes at Midnight)

 

            A ceux que le Pouvoir fascinerait encore, Orson Welles oppose un argument propre à convaincre le plus sceptique de tous les incrédules. Les princes qui dominent la Terre ne sont pas des dieux, professe-t-il avec la clairvoyance d’un oracle. Ils sont de simples mortels et à ce titre, ils subissent les affres du commun des vivants. Macbeth nous rappelle ainsi que ces idoles adulées pour leur prétendue liberté sont, elles aussi, prisonnières de leur conscience. L’impétueux Général et sa femme, éminence grise aux desseins noirs comme l’Enfer, arrivent certes à endormir les bons sentiments qui, jadis, gouvernaient leur cœur. Ils se jurent d’assassiner le bon Roi Duncan (Erskine Sanford) et de s’emparer, sans faiblesse, du Trône d’Ecosse. La Cour suprême de l’Ethique est cependant insensible aux anesthésiques de l’ambition. Inamovible, elle siège dans toutes les têtes, que ces dernières soient nues ou couronnées. Le régicide immortalisé par la plume de Shakespeare en fait l’amère expérience. Taraudé jour et nuit par le spectre de ses victimes, son règne se transforme en calvaire. Son épouse connaît également un sort tragique. Hantée par un juge intérieur qui lui reproche constamment ses crimes, elle sombre dans la démence et se défenestre, afin d’échapper aux tortures insoutenables de son esprit enfiévré.

 

            Othello permet à Welles d’affiner sa réflexion Prométhéenne sur les limites de ceux que l’on appelle indûment « les grands de ce monde ». Le Maure intrépide est devenu, à force de sillonner les mers sur son navire de guerre, la plus éminente personnalité de Venise. Son prestige est tel que le Doge en personne a consenti à lui donner sa fille en mariage. Ses vertus exceptionnelles, hélas, ne l’exemptent pas d’un vice dramatiquement ordinaire : alors que son statut d’homme de Pouvoir lui impose de n’obéir qu’à la froide Raison, il est, comme toutes les créatures de chair et de sang, réceptif aux brûlures de la Passion. L’infâme Iago (Micheal Mac Liammoir), le comprend et s’engouffre perfidement dans la brèche de sa fragilité naturelle. Il parvient à la persuader que Desdémone (Suzanne Cloutier), sa fidèle épouse, le trompe avec le Lieutenant Cassio (Michael Laurence). Ivre de jalousie, Othello succombe à ses sentiments et perd tout discernement. Il élimine son rival imaginaire, tue sa bien-aimée innocente et choisit de suicider quand, sa lucidité revenue, il prend conscience d’avoir commis l’irréparable. Ainsi, l’insubmersible Amiral finit par s’échouer sur les récifs de sa propre humanité.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

Une histoire immortelle (The Immortal Story)

 

            Monsieur Arkadin fait naufrage pour un motif qui, tout en étant analogue, apporte un élément supplémentaire au travail de démythification qu’Orson Welles s’est juré d’effectuer. Le milliardaire, craint et respecté de tous, se conçoit comme une sorte d’Icare qui réussirait à planer au-dessus des contingences humaines. Un lourd fardeau lui interdit néanmoins de voler aussi librement qu’il le souhaite : il a fait fortune, entre les deux guerres mondiales, par des moyens contraires aux règles élémentaires de l’honneur et de la dignité. Ses turpitudes ne l’affectent pas outre mesure mais il ne veut à aucun prix que Raina (Paola Mori), sa fille unique, découvre le Brutus que dissimule son masque de César. Il demande par conséquent à Van Stratten (Robert Arden), un aventurier en quête d’argent facile, de retrouver les membres du gang d’esclavagistes avec lequel il dirigeait un réseau de traite des Blanches. Le jeune homme accepte de louer ses services de limier. Il est convaincu d’agir au profit d’un amnésique, désireux de reconstituer le puzzle de son passé. Arkadin a toutefois de plus sombres visées. Il suit méthodiquement son enquêteur privé pour éliminer, un à un, les témoins de son odieux commerce. Ce qu’il n’avait pas prévu, outrage à sa céleste majesté, c’est que Van Stratten déciderait, dans un ultime réflexe de survie, de révéler son terrible secret à sa chère progéniture. Touché en plein cœur, le fils spirituel de Dédale laisse son avion s’abîmer en mer. La fable que fut son existence délivre une morale cinglante : au même titre que les misérables, les puissants n’ont pas le pouvoir de se soustraire à leur passé.

 

            George Minafer, le petit potentat de La splendeur des Amberson et Franz Kindler (Orson Welles), le S.S. en fuite du Criminel, prolongent la chute emblématique de Gregory Arkadin. Le premier, enfant dieu devenu démon familial, veut plier le monde à sa volonté[31]. Rétif au travail, il entend bien continuer à vivre en aristocrate, dans un monde dont il désapprouve la démocratisation. Le second, retors et cruel, est résolu à faire renaître l’Allemagne Hitlérienne de ses cendres. Il se cache en Amérique, sous une fausse identité, en attendant l’hypothétique restauration du régime qui l’avait fait roi[32]. Les espoirs des deux tyrans sont cependant déçus. L’un et l’autre se heurtent à un obstacle universel et infranchissable : le Temps. Ainsi, l’impudent George Minafer est ruiné par sa folle ambition de mener grand train tout en restant oisif. Il connaît l’insigne déshonneur de devoir céder son luxueux manoir et d’accepter des emplois misérables pour subvenir à ses besoins[33]. Franz Kindler est, pour sa part, traqué par un chasseur de Nazis[34]. Réfugié au sommet d’un clocher, au bas duquel le conspuent des villageois en furie, il est tué de façon très symbolique par le mécanisme d’une horloge. L’Histoire est en marche, nous souffle Welles en filmant l’agonie de ses personnages. Elle ne tolère ni l’immobilisme, ni les retours en arrière. Ses ruses Hégéliennes n’ont que faire des prétentions des grands hommes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Vérités et mensonges (F for Fake)

 

            Que reste-il, dès lors, de ce Pouvoir dont le glaive étincelant a aiguisé les convoitises de générations d’humains ? Un rêve extatique et néanmoins chimérique, semble rétorquer Monsieur Clay. Nul n’est plus qualifié que le héros d’Une histoire immortelle pour prononcer cette sentence fatidique. Il possède tout ce qu’un homme peut posséder. Il a fait l’intégralité de ce qu’un homme peut faire. Il a même accompli ce que personne avant lui n’avait accompli : transformer une légende en réalité. Le riche marchand s’est ainsi attaché les services de Paul (Norman Cokley), jeune rescapé d’un naufrage et de Virginie (Jeanne Moreau), la fille de son défunt associé. En échange d’une confortable rétribution, il convainc les deux personnages tout droit sortis d’un roman de Bernardin de Saint-Pierre de donner vie à un conte, mystérieux et entêtant, aux termes duquel un vieux commerçant aurait payé un marin pour honorer l’épouse qu’il ne pouvait plus satisfaire. Cet exploit inédit aurait dû réjouir son auteur. Cependant, Sa Majesté Clay-le-Magnifique s’éteint dans les heures qui suivent sa réalisation. Sur son fauteuil démesuré, trône de pacotille reconverti en lit de mort, il apprend à ses dépens que détenir un pouvoir absolu, c’est se priver des horizons, des rêves et des désirs sans lesquels un homme ne peut avoir envie de perdurer[35].

 

            L’Artiste, dit-on, est tout entier dans sa première œuvre. Orson Welles confirme définitivement la validité de cet adage. L’ensemble de sa critique de la puissance est en effet résumé dans le film inaugural de sa prodigieuse carrière. Pour quelle raison le grand Citizen Kane laisse-t-il échapper un petit globe enneigé, au moment où son cœur endurci cesse de battre ? Que signifie le sibyllin « Rosebud », dernier mot qu’il prononce avant d’expirer ? « Bouton de rose » était la marque du traîneau d’enfant avec lequel il jouait, quand les banquiers vinrent le séparer de sa famille. La sphère qui tombe de ses mains inanimées symbolise quant à elle son empire déclinant[36]. Le mot et l’image, sublime alchimie que seule la magie du Cinéma permet d’obtenir, délivrent un message dont la portée transcende les frontières et les âges : à l’instar de Richard III, le Roi Shakespearien qui, perdu sur le champ de bataille, se dit prêt à troquer son royaume contre un cheval, l’Homme de Pouvoir n’est au fond rien de plus q’un individu ordinaire, drapé dans les oripeaux dérisoires de la magnificence. « Vanité » est ainsi la rime la plus riche du verbe « dominer ». C’est pour l’avoir prophétisé dès le commencement de son odyssée de cinéaste qu’Orson Welles, digne successeur de Prométhée, s’est condamné à finir enchaîné. Il est des révélations que les dieux ne sauraient tolérer.



[1] Notons qu’Orson Welles a, par la suite, dirigé les deux hommes dans son adaptation cinématographique d’Othello. Il a également joué dans un remarquable court-métrage réalisé par Hilton Edwards : Glennascaul.

[2] Roman qui, rappelons-le, fut écrit par Herbert George Wells.

[3] En l’occurrence, la RKO.

[4] Invention de Platon, le mot « démiurge » vient du Grec « dêmiourgos » qui signifie « créateur du monde ».

[5] A telle enseigne qu’il ne reconnaît qu’une seule source d’inspiration – inspiration qui, précisons-le, se limite essentiellement à la Technique : le Cinéma de John Ford.

[6] En 1979, Francis Ford Coppola tira de ce roman le mémorable Apocalypse Now.

[7] Cette substitution concerne essentiellement Thompson (William Alland), le journaliste chargé d’investiguer sur la vie de Charles Foster Kane. Elle amène le Spectateur à éprouver les sensations de l’enquêteur.

[8] Selon la légende, Welles n’aurait même pas daigné le lire en entier.

[9] Laurence Olivier fut, parmi les nombreux confrères d’Orson Welles, l’un des rares à relever le défi. Il signa d’excellentes adaptations de Henry V, de Hamlet et de Richard III en 1945, 1948 et 1955.

[10] Œuvres auxquelles s’ajoutent les Chroniques de Raphael Holinshed.

[11] Alias Orson Welles.                           

[12] Aussi intimidant qu’un ogre de Charles Perrault, Gregory Arkadin aime arborer la casquette d’officier de Marine du plus célèbre héros de Jules Verne.

[13] Une fois encore, le personnage est interprété par Orson Welles.

[14] A cet égard, Welles apparaît définitivement comme le cinéaste du retournement des conventions et de l’inversion des valeurs.

[15] Notons que ce drame de la monarchie dévoyée préfigure la tyrannie que les Tudor puis, les Stuart, firent régner dans l’ensemble des îles Britanniques.

[16] Maurice Druon aurait dit : « d’une grande famille ».

[17] Pour passer outre cette pénurie chronique, Orson Welles fut contraint de faire preuve d’une extraordinaire ingéniosité. Marina Vlady, la Lady Hotspur de Falstaff, en témoigne avec enthousiasme et admiration dans ses mémoires intitulés 24 images / seconde (Editions Fayard, Paris, 2005) : « Welles n’avait pratiquement aucun moyen technique. Pour les travellings, sa caméra était placée sur des caisses de vin reliées entre elles par des fils de fer. Il la poussait avec ses rares machinos et tirait lui-même les câbles de conserve avec quelques électros. Comme nous mourions de froid, dans le château médiéval ouvert à tous les vents au sein duquel nous tournions, il nous réchauffait et nous massait de ses mains puissantes. Toute la troupe y passait : ouvriers, acteurs, cuisiniers et charpentiers ».

[18] Alias Orson Welles qui, pour les besoins du rôle, s’était vieilli et avait grossi au point d’en devenir méconnaissable.

[19] Encore et toujours interprété par Orson Welles.

[20] Le château de Monsieur Arkadin présente des caractéristiques similaires.

[21] C’est ainsi que Michael O’Hara, observateur et victime de leurs innombrables forfaits, a coutume de les qualifier.

[22] Après l’assassinat de Grisby, Elsa et Arthur Bannister s’entre-tuent dans le labyrinthe de miroirs d’une fête foraine, lieu symptomatique de l’égarement et de la duplicité des gens assoiffés de Pouvoir.

[23] La malheureuse épouse, que l’hostilité du Public et l’obstination d’un mari tyrannique poussent au suicide, est incarnée par Dorothy Comingore.

[24] Défense d’entrer.

[25] Le film se déroule, de façon très symbolique, dans une ville traversée par la frontière qui sépare les Etats-Unis du Mexique.

[26] D’aucuns pourraient dire « comme un rat d’égout », le vétéran, obèse, débraillé, boiteux et aviné expirant dans une rivière aux allures de cloaque.

[27] Sur ce sujet, on se réfèrera utilement à Monsieur Klein, le chef d’œuvre de Joseph Losey.

[28] En l’espèce, Kafka et Welles rejoignent les conclusions philosophiques de Thomas Hobbes.

[29] Tout le film est marqué par cette prédominance de la Collectivité sur l’Individualité. L’appartement de Joseph K ressemble ainsi à une cellule carcérale. Son exiguïté contraste puissamment avec le gigantisme des lieux communautaires, qu’il s’agisse des entreprises, du Palais de Justice ou des barres d’immeubles à l’architecture Soviétique.

[30] Tous les chemins semblent mener au Palais de Justice, endroit chimérique où se déroulent des scènes délirantes qui ne correspondent en rien aux réalités d’un bâtiment officiel. Devant ce spectacle qui entremêle anarchiquement des faits improbables, le Spectateur perd peu à peu tous ses repères, qu’ils soient chronologiques ou géographiques.

[31] « Quand on est quelqu’un, on peut tout faire », lance-t-il avec dédain aux gens du Peuple. Cette outrecuidance paraîtrait comique si elle n’ouvrait la porte d’une tragédie qu’Orson Welles perçoit remarquablement : l’Homme de Pouvoir ignore la notion de limite ; par définition, il n’a au-dessus de lui aucune autorité qui soit de nature à réfréner ses excès. Isabelle (Dolores Costello), la mère de George, en fait la terrible expérience. Son fils, despote insensible aux inclinations de son cœur, l’empêche en effet d’épouser l’entrepreneur Eugene Morgan (Joseph Cotten) en secondes noces, au motif qu’il n’est pas issu d’une noble famille. Elle en meurt de chagrin, au terme d’une effroyable agonie.

[32] Kindler était un cadre du Parti National-Socialiste et un haut dirigeant du système concentrationnaire mis en place par le IIIè Reich.

[33] Triste ironie du sort, il est renversé par une automobile, porte-étendard d’une modernité démocratique appelée à écraser l’aristocratie finissante.

[34] L’Inspecteur Wilson, alias Edward G. Robinson.

[35] Oscar Wilde avait déjà lancé cet avertissement à la fin du XIXè siècle. Il y a deux tragédies dans la Vie, disait-il avec la gravité mâtinée d’ironie qui caractérisait son style. Ne pas satisfaire ses désirs et les satisfaire.

[36] Welles reprend cette image à la fin d’Une histoire immortelle, son dernier film de pure fiction. Monsieur Clay, le metteur en scène fatigué de vivre dans un théâtre d’ombres, meurt ainsi en laissant choir un coquillage sur le sol.




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