Monsieur Moi Je
Commentaire de Jean-Philippe Costes, auteur du Dictionnaire critique du cinéma anglo-saxon, sur le projet Radicalités convergentes.
J'ai parcouru avec intérêt les textes que vous m'avez indiqués. Pour un Français c'est-à-dire, pour un homme qui vit dans un pays en pleine décadence romaine, ces lignes ont une résonance particulière. Vous appelez de vos vœux un renouveau de la radicalité. Depuis Léon Gambetta et son fameux programme de Belleville, la France est devenue la "fille aînée" du Radicalisme. Au XIXè siècle, il s'agissait de mettre en pratique, avec intransigeance, l'idéal républicain. Que reste-t-il aujourd'hui de cette tradition politique? Rien, sinon des partis corrompus par l'exercice du Pouvoir. Au fond, la radicalité ne se retrouve aujourd'hui que dans une officine, hélas dominante: le Libéralisme et son ombre, le Libertarisme. Tout, absolument tout est Marché de nos jours. Education, santé, économie, sentiments (voir la prolifération des "sites de rencontres", foires écœurantes à la chair humaine)... rien n'échappe à la sacro-sainte loi de l'offre et de la demande. Le corollaire de cette pensée unique, règne de l'uniformité qu'Emmanuel Todd assimile à juste titre à la "pensée zéro", est le triomphe de ce qui est à mes yeux l'une des principales sources de la misère post-moderne: le Narcissisme. Le Citoyen, devenu client, doit être satisfait en toutes circonstances. Les marchands du Temple, pour étancher leur soif de profit, lui donnent l'illusion qu'il est un dieu omnipotent et omniscient. "Monsieur Moi Je" se croit ainsi au centre de l'Univers (Copernic se retourne dans sa tombe). Il enfante des dieux qui ont tous les droits et aucun devoir (enseigner l'autorité aux fils de Dieu relevant bien sûr du sacrilège). "Monsieur Moi Je" entend jouir sans entrave, en digne héritier de la vague libérale de 1968. Il est le seul souverain en ce bas monde (l'Anarchisme rejoint ici le dogme libéral, curieuse inflexion de l'Histoire des idées). "Monsieur Moi Je" n'est responsable devant personne, sinon devant lui-même. Il n'a aucun compte à rendre à la Société, à la Nature et à Dieu. Son égocentrisme fondateur le convainc de n'accepter aucune contrainte. Songez qu'en France et dans bien d'autres pays occidentaux, nous en sommes à considérer, le plus sérieusement du monde, que deux homosexuels peuvent aussi bien procréer que deux hétérosexuels... Quelle prodigieuse avancée de l'esprit humain! Le ridicule de la situation cache cependant une redoutable cohérence, qui permet de faire une jonction "dostoïevskienne" avec vos méditations: puisque Dieu, la Nature et même la Société n'existent plus, tout est permis (le plus pervers des frères Karamazov exulte). Il n'y a plus de LIMITE au-dessus du sacro-saint Individu.
Ce que "Monsieur Moi Je" ne comprend pas, hélas, c'est que la Limite dont vous faites judicieusement l'éloge est vitale à l'équilibre de l'Homme et plus généralement, à celui de toute communauté. Un poète a prononcé un jours des mots décisifs à ce sujet: "LE FLEUVE DEVRAIT TEMOIGNER DE LA RECONNAISSANCE A LA RIVE. SANS ELLE, IL SERAIT MARECAGE". Tout est dit. La Limite permet de nous définir en tant qu'individus, en tant que peuples, en tant que cultures vivantes et même, en tant que démocraties. Sans Limite, nous sommes voués au Néant de la Mondialisation, du Marché, du Laissez-faire le plus aveugle. Il n'y a plus de "vivre ensemble", de solidarité, de respect, de projets communs. Le chaos succède fatalement à l'adoration païenne de soi. Nous en revenons ainsi à la morale du mythe grec: Narcisse périt à force de vénérer sa propre image. Comment remédier à cette tragédie à la fois récente et immémoriale? Vous exaltez une certaine radicalité, vous préconisez un retour à quelques valeurs fondamentales. Je ne peux que partager votre opinion générale. Je me permets de la formuler en ces termes: notre salut - s'il existe - repose sur l'idée qui a forgé l'Amérique moderne: LA FRONTIERE. La Frontière que l'on repousse sans cesse, c'est l'esprit des pionniers. C'est le rêve d'un progrès qui loin d'être exclusivement quantitatif, serait essentiellement qualitatif (il y a ici une passerelle évidente avec une partie de l'idéal écologique). Poser l'existence d'une Frontière, fût-elle mythique, c'est aussi et surtout rappeler à "Monsieur Moi Je" et à son idole, le Marché libéral, qu'il existera toujours une Limite au-dessus d'eux...
Cordiales salutations de France, le pauvre pays des "sans-dents"...