Critique de la modernité - 2
18.
L'INDISCIPLINE DE L'ESPRIT MODERNE sous toute sorte d'apprêts moraux. — Les mots de parade sont: la tolérance (pour « l'incapacité de dire oui et non »); la largeur de sympathie ( — un tiers d'indifférence, un tiers de curiosité, un tiers d'irritabilité maladive); l'objectivité ( — manque de personnalité, manque de volonté, incapacité d'« amour »); la « liberté » à l'égard de la règle (Romantisme); la « vérité » en face du mensonge et de la falsification (naturalisme); l'« esprit scientifique » (le document humain : c'est-à-dire le roman-feuilleton et l'addition — au lieu de la composition); la « passion », en lieu et place du désordre et de l'intempérance; la « profondeur », en lieu et place du chaos et du pêle-mêle des symboles.
Les entraves les plus favorables et les remèdes contre la modernité :
1) le service militaire obligatoire avec des guerres véritables qui font cesser toute espèce de plaisanterie;
2) l'étroitesse nationale (qui simplifie et concentre);
3) une meilleure nutrition (la viande);
4) l'espace plus vaste et la salubrité des appartements;
5) la prédominance de la physiologie sur la théologie, la morale, l'économie et la politique;
6) la sévérité militaire dans les exigences et la pratique des « devoirs » (on ne loue plus...).
Ne pas se laisser tromper par l'apparence : cette humanité vise moins à « l'effet », mais elle donne de toutes autres garanties de durée, son allure est plus lente, mais sa mesure est beaucoup plus riche. La santé devient meilleure, on reconnaît les véritables conditions de la force du corps et on les crée peu à peu, l' « ascétisme » est ironisé. — La crainte des extrêmes, une certaine confiance en le « chemin droit », point d'exaltation, un besoin momentané de s'habituer à des valeurs plus étroites (comme « la patrie », « la science », etc.).
Mais l'ensemble de l'image prêterait encore à des équivoques — ce pourrait être là tout aussi bien un mouvement ascendant qu'un mouvement décroissant de la vie.
La « MODERNITÉ » envisagée sous le symbole de la nutrition et de la digestion. —
La sensibilité est infiniment plus irritable ( — sous les oripeaux de la morale : l'augmentation de la pitié —); l'abondance des impressions disparates est plus grande que jamais: — le cosmopolitisme des langues, des littératures, des journaux, des formes, des goûts différents, même des paysages. L'allure de cette affluence est un prestissimo; les impressions s'effacent; on se défend instinctivement d'absorber quelque chose, de s'en laisser impressionner profondément, de « digérer » quelque chose; — il en résulte l'affaiblissement de la faculté de digestion. Il se produit une sorte d'assimilation à cet accablement d'impressions; l'homme désapprend d'agir; il ne réagit plus qu'à des impressions du dehors. Il dépense ses forces, soit dans l'assimilation, soit dans la défense, soit dans la réplique. Profond affaiblissement de la spontanéité:
— l'historien, le critique, l'analyste, l'interprète, l'observateur, le collectionneur, le lecteur, — ils sont tous des talents réactifs, — ils font tous partie de la science!
Préparation artificielle de sa propre nature pour en faire un « miroir »; on est intéressé, mais ce n'est en quelque sorte qu'à l'épiderme; il y a une froideur par principe, un équilibre, une température maintenue à un degré inférieur, juste au-dessous de la mince surface, où il y a de la chaleur, de l'agitation, de la « tempête », un mouvement de vagues.
Opposition entre la mobilité extérieure, et une certaine lourdeur, une fatigue profonde.
Le surmenage, la curiosité et la compassion — voilà nos vices modernes.
Pourquoi tout devient cabotinage. — La sûreté d'instinct (conséquence d'une longue activité dans un même sens, pratiquée par une même espèce d'hommes) manque à l'humanité moderne; l'incapacité d'accomplir quelque chose de parfait n'en est que la conséquence: — l'individu ne rattrape jamais la discipline de l'école.
Ce qui crée une morale, un code, c'est l'instinct profond que l'automatisme seul rend possible la perfection dans la vie et dans le travail...
Mais aujourd'hui nous avons atteint le pôle opposé, nous avons même voulu l'atteindre — la conscience extrême, la pénétration de l'homme et de l'histoire : — par là nous sommes pratiquement le plus loin possible dans la perfection de l'être, de l'action et de la volonté : notre appétit, notre désir de la connaissance elle-même, — symboles d'une formidable décadence. Nous aspirons au contraire de ce que veulent les fortes races, les natures vigoureuses — comprendre est une fin...
Le fait que la science est possible dans le sens où elle est pratiquée aujourd'hui est une preuve que tous les instincts élémentaires, les instincts de défense et de protection de la vie, ne fonctionnent plus. Nous n'amassons plus, nous gaspillons les capitaux des ancêtres, même dans la façon dont nous cherchons la connaissance.
23.
Ce qui est aujourd'hui le plus profondément corrodé, c'est l'instinct et la volonté de la tradition : toutes les institutions qui doivent leur origine à cet instinct sont contraires au goût de l'esprit moderne... Tout ce que l'on fait en somme, tout ce que l'on pense, poursuit le but d'arracher avec ses racines ce sens de la tradition. On considère la tradition comme une fatalité; on l'étudie, on la reconnaît (sous forme d' « hérédité » — ), on n'en veut point. L'assimilation d'une volonté étendue sur de longs espaces de temps, le choix des conditions et des évaluations qui permettent que l'on puisse disposer de l'avenir, sur des siècles tout entiers — cela précisément est, au plus haut degré, antimoderne. De quoi il faut conclure que ce sont les principes désorganisateurs qui donnent son caractère à notre époque.
Pour une caractéristique de la « MODERNITÉ » — développement exagéré des formations intermédiaires; dépérissement des types; rupture des traditions, des écoles; la prédominance des instincts (préparée philosophiquement : l'inconscient devient d'une valeur plus grande) après que se fut produit l'affaiblissement de la volonté, du vouloir dans le but et les moyens...
La prééminence des marchands et des tiers, même sur le domaine intellectuel : le littérateur, le représentant, l'historien (comme amalgameur du passé et du présent), l'exotique et le cosmopolite, les intermédiaires entre les sciences naturelles et la philosophie, les semi-théologiens.
La tension critique : les extrêmes apparaissent et arrivent à la prépondérance. — Décroissance du protestantisme : considéré théoriquement et historiquement comme demi-mesure. Prédominance effective du protestantisme; le sentiment du protestantisme est tellement éteint que les mouvements les plus nettement anti-protestants ne sont plus considérés comme tels (par exemple le Parsifal de Richard Wagner). Toute l'intellectualité supérieure en France est catholique d'instinct; Bismarck a compris qu'il n'existait plus du tout de protestantisme.
Le protestantisme, cette forme de la décadence, intellectuellement malpropre et ennuyeuse, que le christianisme a su garder jusqu'à présent, pour se conserver dans le Nord médiocre, est quelque chose d'incomplet et de complexe qui a de la valeur pour la connaissance en ceci, qu'il a réussi dans un même corps des expériences d'ordre et d'origine différents.
Voyez ce que l'esprit allemand a fait avec le christianisme! — Et, en ne s'arrêtant qu'au protestantisme, combien de bière y a-t-il encore dans la chrétienté protestante! Peut-on imaginer une forme plus abrutie, plus vermoulue, plus paresseuse de la foi chrétienne que celle qui se manifeste chez un protestant de la moyenne allemande?... C'est là un christianisme bien humble et je l'appellerais volontiers une homéopathie du christianisme! — On me fait souvenir qu'il existe encore aujourd'hui un protestantisme arrogant, celui des prédicateurs de cours et des spéculateurs antisémites mais personne n'a osé prétendre qu'un « esprit » quelconque « plane » sur ces eaux... C'est là tout simplement une forme plus inconvenante de la foi chrétienne, et nullement une forme plus raisonnable...
Avec un mot arbitraire et choisi tout à fait au hasard, le mot « pessimisme », on s'est livré à un abus qui se propage comme une contagion: on y a oublié le problème où nous vivons, le problème que nous sommes. Il ne s'agit pas de savoir qui a raison, — il faut se demander où il faut nous classer, si c'est parmi les condamnés et les organismes de décadence...
On a opposé deux façons de penser, comme si elles avaient à lutter ensemble pour la cause de la vérité : tandis qu'elles ne sont toutes deux que des symptômes de conditions particulières, tandis que la lutte, à quoi elles se livrent, ne démontre que la présence d'un problème cardinal de la vie — et nullement d'un problème pour philosophes. Où appartenons-nous?
30.
PRINCIPAUX SYMPTÔMES DU PESSIMISME. — Les dîners chez Magny; le pessimisme russe (Tolstoï, Dostoïevski); le pessimisme esthétique, l'art pour l'art, la « description », (le pessimisme romantique et antiromantique); le pessimisme dans la théorie de la connaissance (Schopenhauer, le phénoménalisme); le pessimisme anarchiste; la « religion de la pitié », préparation au bouddhisme; le pessimisme de la culture (exotisme, cosmopolitisme); le pessimisme moral : moi-même.
Les distractions, l'affranchissement passager du pessimisme: — les grandes guerres, les fortes organisations militaires, le nationalisme, la concurrence industrielle; la science; le plaisir.
On a fait la tentative indigne de voir en Wagner et en Schopenhauer des traces de troubles cérébraux : on ferait une étude infiniment plus intéressante en précisant scientifiquement le type de décadence qu'ils représentent tous deux.
Le moderne faux monnayage dans les arts entendu comme nécessaire, c'est-à-dire comme conforme aux plus intimes besoins de l'âme moderne.
Il faut remplir les lacunes du talent, plus encore les lacunes de l'éducation, de la tradition, de la discipline.
Premièrement: on se cherche un public moins artistique qui est plus absolu dans son amour (— et qui aussitôt s'agenouille devant la personne...). On profite ainsi de la superstition de notre siècle, la croyance au génie...
En deuxième lieu : on harangue les sombres instincts des insatisfaits, des ambitieux, des inconscients d'une époque démocratique importance de l'attitude.
En troisième lieu : on transporte les procédés d'un art dans un autre, on mêle les intentions de l'art à ceux de la connaissance, ou de l'église, ou bien encore aux questions de races (nationalisme), ou de philosophie — on sonne en même temps à toutes les cloches et l'on éveille le sombre pressentiment que l'on est un dieu.
En quatrième lieu : on flatte la femme, les souffreteux, les révoltés, on introduit même dans l'art des excédents de narcotiques et d'opiats. On chatouille les lettrés, les lecteurs de poètes et de vieilles histoires.
Le faux «renforcement»: —
1) dans le romantisme : ce continuel espressivo n'est pas un signe de force, mais d'indigence;
2) la musique pittoresque, celle que l'on appelle dramatique, est avant tout plus légère (de même que le colportage brutal et l'alignements de faits et traits dans le roman naturaliste);
3) la passion est affaire des nerfs et des âmes fatiguées; tout comme la jouissance que l'on prend au sommet des hautes montagnes, aux déserts, aux tempêtes, aux orgies et aux horreurs — à ce qui est monstrueux et massif (chez les historiens par exemple); il existe effectivement un culte des débauches du sentiment ( — d'où vient que les féries époques cherchent à satisfaire dans l'art un besoin contraire — le besoin de quelque chose qui se trouve au delà des passions?)
L'art moderne considéré comme l'art de tyranniser. — Une logique des linéaments grossière et très accentuée; le motif simplifié jusqu'à la formule : la formule tyrannise. Dans le tracé délimité par les lignes, une sauvage multiplicité, une masse accablante qui trouble les sens; la brutalité des couleurs, de la matière, des désirs. Exemples: Zola, Wagner; dans l'ordre intellectuel saine. Donc de la logique, de la masse et de la brutalité...
SUR NOTRE MUSIQUE MODERNE. — Le dépérissement de la mélodie ressemble au dépérissement de l' « idée », de la dialectique, de la liberté dans le mouvement intellectuel, —une lourdeur et une bouffissure qui se développent vers de nouvelles tentatives et même vers de nouveaux principes; — on finit par ne plus avoir que les principes de son talent particulier, de ce qu'il y a de borné dans un talent particulier.
« Musique dramatique » — non-sens! C'est là bonnement de la mauvaise musique... Le « sentiment », la « passion », simples surérogations lorsque l'on n'est plus capable d'atteindre l'intellectualité supérieure et le bonheur que procure celle-ci. (p. ex. chez Voltaire). Au point de vue technique, le « sentiment », la « passion » sont plus faciles à exprimer — des artistes beaucoup plus pauvres y suffisent. Le penchant vers le drame révèle chez un artiste une plus grande maîtrise des moyens apparents que des moyens véritables. Nous avons une peinture dramatique, une poésie dramatique etc.
La séparation entre le « public » et le « cénacle » : pour le premier, il faut être aujourd'hui charlatan, dans le second, on veut être virtuose et rien de plus! Les génies spécifiques de ce siècle ont franchi cette séparation et ont été grands dans les deux domaines; le grand charlatanisme de Victor Hugo et de Richard Wagner, joint à une telle virtuosité véritable, leur a permis de satisfaire les plus raffinés au point de vue de l'art. De là leur manque de grandeur : ils ont une optique variable, tantôt dirigée sur les besoins les plus grossiers, tantôt sur les plus raffinés.
Si, chez un artiste, on entend par génie la plus grande liberté, sous l'égide de la loi, la légèreté divine, la frivolité dans ce qu'il y a de plus difficile, Offenbach a beaucoup plus le droit d'être appelé « génie », que Richard Wagner. Wagner est lourd, massif : rien n'est plus étranger pour lui que ces moments de perfection impétueuse, tels que ce polichinelle d’Offenbach les atteints cinq, six fois dans presque chacune de ses bouffonneries. Mais peut-être, par génie, faut-il entendre autre chose. —
Je distingue le courage devant les personnes, le courage devant les choses, le courage devant le papier. Ce dernier fut par exemple le courage de David Strauss. Je distingue encore le courage devant des témoins et le courage sans témoins : le courage d'un chrétien, d'un croyant en général, ne peut jamais être sans témoins, — cela suffit déjà à le dégrader. Je distingue enfin le courage par tempérament et le courage par peur de la peur : un cas particulier de cette dernière espèce c'est le courage moral. Il faut y joindre aussi le courage par désespoir.
Wagner avait ce courage. Sa situation par rapport à la musique était en somme désespérée. Il lui manquait les deux choses qui qualifient un bon musicien : la nature et la culture, c'est-à-dire la prédestination à la musique, l'éducation et la discipline musicales. Il avait du courage : de cette pénurie il fit un principe, — il inventa, à son propre usage, une catégorie de musique. La « musique dramatique » telle qu'il l'inventa est la musique qu'il était capable de faire... sa conception trace des limites à Wagner.
Et on l'a mal compris! — L'a-t-on mal compris?...les cinq sixièmes des artistes modernes sont dans son cas. Wagner est leur sauveur : cinq sixièmes, c'est du reste le plus petit nombre. Chaque fois que la nature s'est montrée inexorable et lorsque — d'autre part, la culture demeure abandonnée au hasard, réduite à une tentative, à un dilettantisme, l'artiste s'adresse maintenant par instinct, que dis-je? avec enthousiasme à Wagner : « mi-attiré, affaissé à moitié », comme dit le poète.
En musique, nous manquons d'une esthétique qui s'entendrait à imposer des règles aux musiciens et qui leur créerait une conscience; nous manquons, et c'en est une conséquence, d'une véritable lutte pour des « principes » — car, en tant que musiciens, nous nous moquons des velléités qu'Herbart a manifestées sur ce domaine, de même que de celles de Schopenhauer. De fait, il résulte de cela une grande difficulté : nous ne sommes plus capables de motiver les notions de « modèle », « maîtrise », « perfection » — nous tâtonnons aveuglément, avec l'instinct d'un vieil amour et d'une vieille admiration, dans le domaine des valeurs, nous sommes presque disposés à croire que « ce qui nous plait est bien »... Cela éveille ma méfiance d'entendre partout désigner Beethoven, bien innocemment, comme un « classique » : je soutiendrais avec rigueur que, dans d'autres arts, on entend par classique le type contraire à celui que représente Beethoven. Mais, lorsque je vois chez Wagner cette décomposition de style qui saute aux yeux, ce que l'on appelle son style dramatique, présenté et vénéré comme un « modèle », une « maîtrise » un « progrès », mon impatience atteint son comble. Le style dramatique dans la musique, tel que l'entend Wagner, c'est la renonciation à toute espèce de style, sous prétexte qu'il y a quelque chose qui a cent fois plus d'importance que la musique, c'est-à-dire le drame. Wagner sait peindre, il se sert de la musique, non pour faire de la musique, il renforce les attitudes, il est poète; enfin, il en a appelé aux « beaux sentiments », aux « idées élevées », comme tous les artistes du théâtre. — Avec tout cela il a gagné les femmes en sa faveur, et ceux qui veulent cultiver leurs esprits : mais ces gens-là, qu'ont-ils à voir à la musique? Tout cela n'a aucune conscience pour l'art; tout cela ne souffre pas quand toutes les vertus premières et essentielles de l'art sont foulées aux pieds et narguées en faveur d'intentions secondaires (comme ancilla dramaturgica). Qu'importent tous les élargissements des moyens d'expression, si, ce que doit exprimer, l'art lui-même, a perdu la règle qui doit le guider. La splendeur picturale et la puissance des sons, le symbolisme de la résonance, du rythme, des couleurs dans l'harmonie et la dissonance, la signification suggestive de la musique, toute la sensualité dans la musique que Wagner a fait triompher — tout cela Wagner l'a reconnu dans la musique, il l'y a cherché, l'en a tiré, pour le développer. Victor Hugo a fait quelque chose de semblable pour la langue mais aujourd'hui déjà on se demande en France, si, dans le cas de Victor Hugo, ce n'a pas été au détriment de la langue... si, avec le renforcement de la sensualité dans la langue, la raison, l'intellectualité, la profonde conformité aux lois du langage n'ont pas été abaissées? En France, les poètes sont devenus des artistes plastiques, en Allemagne les musiciens des comédiens et des barbouilleurs ne sont-ce pas là des indices de décadence?
Il y a aujourd'hui un pessimisme du musicien, même parmi les gens qui ne sont pas musiciens. Qui ne l'a pas rencontré dans sa vie, qui ne l'a pas maudit, ce malheureux jeune homme qui martyrisait son piano, jusqu'au cri de désespoir, qui, de ses propres mains, roulait devant lui la bombe de l'harmonie grise et brune?... De telles choses font reconnaître que l'on est pessimiste... Mais suffisent-elles à vous faire avoir l'oreille musicienne? Je serais tout disposé à croire que non. Le wagnérien pur-sang n'est pas musicien; il succombe aux forces élémentaires de la musique, à peu près comme la femme succombe à la volonté de son hypnotiseur — et, pour en arriver là, il ne faut pas qu'il soit rendu méfiant par une conscience trop sévère et trop subtile in rebus musicis et musicantibus. J'ai dit « à peu près comme » —: mais peut-être s'agit-il ici de plus que d'un symbole. Que l'on considère les moyens dont Wagner se sert de préférence pour arriver à un effet ( — les moyens que, pour une bonne part, il a dû inventer lui-même); ils ressemblent d'une façon étrange aux moyens dont se sert l'hypnotiseur pour atteindre ses effets ( — choix du mouvement, de la couleur de son orchestre, l'horrible faux-fuyant devant la logique et la quadrature du système, ce qu'il y a de rampant, de glissant, de mystérieux, d'hypnotisant dans sa « mélodie infinie »). — Et l'état où, par exemple, l'ouverture du Lohengrin transporte l'auditeur, et plus encore l'auditrice, est-il bien différent de l'extase somnambulique? — Après l'audition de la dite ouverture, j'ai entendu une Italienne s'écrier, avec ce joli regard extatique, à quoi s'entend la wagnérienne : « Come si dorme con questa musica! »
LA « MUSIQUE » ET LE GRAND STYLE. — La grandeur d'un artiste ne se mesure pas d'après les « beaux sentiments » qu'il éveille : il n'y a que les petites femmes pour croire cela. Mais d'après le degré qu'il met à s'approcher du grand style. Ce style a cela de commun avec la grande passion qu'il dédaigne de plaire; qu'il oublie de persuader; qu'il commande; qu'il veut... Se rendre maître du chaos que l'on est soi-même; contraindre son chaos à devenir forme, à devenir logique, simple, sans équivoque, mathématique, loi — c'est là la grande ambition. — Avec elle on repousse; rien n'excite plus à l'amour de pareils hommes despotiques, — un désert s'étend autour d'eux, un silence, une crainte pareille à celle que l'on éprouve en face d'un grand sacrilège... Tous les arts connaissent de pareils ambitieux du grand style : pourquoi manquent-ils dans la musique? Jamais encore un musicien n'a construit comme cet architecte qui créa le Palais Pitti... C'est là qu'il faut chercher un problème. La musique appartient-elle peut-être à cette culture où le règne de toute espèce de despote a déjà pris fin? L'idée du grand style serait-elle donc, par elle-même, en contradiction avec l'âme de la musique, — avec la femme dans la musique?...
Je touche ici à une question capitale : dans quel domaine se classe notre musique tout entière? Les époques du goût classique ne connaissent rien de comparable : elle s'est épanouie lorsque le monde de la Renaissance atteignit à son déclin, lorsque la « liberté » sortit des mœurs et même de l'âme des hommes: — est-ce un trait de son caractère d'être une contre-Renaissance? Est-elle sœur du Rococo, dont elle est certainement contemporaine? La musique, la musique moderne n'appartient-elle pas déjà à la décadence?...
J'ai mis jadis le doigt sur cette question : notre musique n'est-elle pas quelque chose comme
une contre-Renaissance dans l'art? n'est-elle pas proche parente du Rococo? n'est-elle pas née dans l'opposition contre le goût classique, de sorte que, chez elle, toute ambition de classicisme soit par elle-même interdite?...
La réponse à cette question de valeur qui a une importance de premier ordre ne serait pas douteuse, si l'on avait justement apprécié le fait que la musique atteint dans le Romantisme sa maturité supérieure et sa plus grande ampleur — , encore une fois, comme mouvement de réaction contre le classicisme...
Mozart — unie âme tendre et amoureuse, mais qui appartient encore entièrement au dix-huitième siècle, même dans ce qu'il a de sérieux... Beethoven — le premier grand romantique, dans le sens français du mot romantique... tous deux sont des adversaires instinctifs du goût classique, du style sévère, — pour ne point parler ici du « grand » style...
Pourquoi la musique allemande atteint-elle son point culminant à l'époque du romantisme allemand? Pourquoi Gœthe fait-il défaut dans la musique allemande? Combien Beethoven, par contre, fait-il penser à Schiller, ou plus exactement à Thécla?
Schumann a en lui de l'Eichendorff de l'Uhland, du Heine, du Hoffmann, du Tieck. Richard Wagner du Freischütz,du Hoffmann, du Grimm, de la légende romantique, du catholicisme mystique; de l'instinct, du symbolisme, du « libertinage de la passion » (l'intention de Rousseau). Le Hollandais volant sent la France, où le beau ténébreux 1830 était le type du séducteur.
Culte de la musique, du romantisme révolutionnaire de la forme, Wagner résume le romantisme, l'allemand et le français. —
Au fond, la musique de Wagner est, elle aussi, de la littérature, tout aussi bien que tout le romantisme français : le charme de l'exotisme (langues étrangères, mœurs, passions) exercé sur des badauds sensibles. Le ravissement en mettant le pied dans un pays immense et lointain, étranger et préhistorique, dont les livres ouvrent l'accès ce qui colore l'horizon tout entier de couleurs nouvelles, de nouvelles possibilités. Le pressentiment de mondes encore lointains et inexplorés; le dédain à l'égard des boulevards... Car le nationalisme, il ne faut pas s'y tromper, n'est aussi qu'une forme de l'exotisme. — Les musiciens romantiques racontent ce que les livres romantiques ont fait d'eux : on aimerait bien vivre des choses exotiques, des passions dans le goût florentin et vénitien : en fin de compte, on se satisfait de les chercher en images... L'essentiel c'est une façon de nouvel appétit, un besoin d'imitation, de recréation, de masque, de travestissement de l'âme... L'art romantique n'est que le palliatif d'une « réalité » manquée...
La tentative de faire du nouveau : la Révolution, Napoléon. — Napoléon, la passion de nouvelles possibilités de l'âme, l'élargissement de l'âme dans l'espace...
Épuisement de la volonté; débauche d'autant plus grande, dans le désir de trouver des sensations nouvelles, de les recréer, de les rêver... Conséquence des choses excessives que l'on a vécues : soif ardente des sentiments excessifs... les littératures étrangères offraient les épices les plus fortes...
Les Grecs de Winckelmann et de Gœthe,les Orientales de Victor Hugo, les personnages de l'Edda dans Wagner, les Anglais du treizième siècle dans Walter Scott — on finira bien un jour par découvrir toute la comédie! Tout cela fut, au delà de toute mesure, historiquement faux, mais — moderne et vrai!
Richard Wagner, évalué simplement quant à sa valeur pour l'Allemagne et la culture allemande, demeure un grand problème, peut-être une calamité allemande, en tous les cas une fatalité: mais qu'importe? Ne signifie-t-il pas bien plus qu'un simple événement allemand? Il me semble presque qu'il n'y a pas de pays dont il fasse moins partie que l'Allemagne; rien n'y est préparé à sa venue, le type qu'il représente est tout entier quelque chose d'étranger au milieu des Allemands, il y occupe une position singulière, il y est incompris, incompréhensible. Mais on se garde bien de se l'avouer : pour cela on est trop bonasse, trop carré, trop allemand. « Credo quia absurdes est »: c'est ainsi que le voulut l'esprit allemand. Dans ce cas comme dans tant d'autres il se contente donc, en attendant, de croire tout ce que Richard Wagner voulut que l'on crût sur lui-même. Dans les choses de la psychologie l'esprit allemand a de tous temps manqué de subtilité et de divination. Aujourd'hui, qu'il se trouve sous la haute pression du chauvinisme et de l'admiration de soi, il s'épaissit à vue d'œil et devient plus grossier : comment saurait-il être à la hauteur du problème Wagner?
EXAMEN D'ENSEMBLE : le caractère ambigu de notre monde moderne. — Ce sont les mêmes symptômes qui pourraient être interprétés dans le sens de l'abaissement et de la force. Et les indices de la force, de l'émancipation conquise, au nom d'appréciations sentimentales héréditaires (détritus que nous charrions), pourraient être mal interprétés comme de la faiblesse. En un mot, le sentiment, en tant que sentiment de valeur, n'est pas à la hauteur du temps.
D'une façon générale : le sentiment de valeur est toujours en retard, il exprime des conditions de conservation, de croissance d'une époque bien antérieure : il lutte contre de nouvelles conditions d'existence, d'où il n'est pas sorti et que, nécessairement, il interprète mal : il entrave, il éveille la
méfiance de ce qui est nouveau...
EXAMEN D’ENSEMBLE. — Toute croissance abondante amène effectivement avec elle un formidable émiettement et un dépérissement: la souffrance, les symptômes de dégénérescence appartiennent aux époques qui font un énorme pas en avant; tout mouvement de l'humanité, fécond et puissant, a créé en même temps un mouvement nihiliste. Dans certaines circonstances, ce serait l'indice d'une croissance incisive et de première importance, l'indice du passage dans de nouvelles conditions d'existence, si l'on voyait s'épanouir dans le monde les formes extrêmes du pessimisme, le nihilisme véritable. C'est ce que j'ai compris.