Propos de Luther sur l'éducation

Gabriel Compayré
Un petit écrit de Luther, qui date de 1521 et qui a été souvent cité, est le plus beau monument qui soit resté de l'ardeur et du zèle mis au service de l’instruction par des hommes qui voulaient «que tous apprissent et que l'on apprît tout 1». Cet ouvrage donne vraiment le droit de dire que l'enseignement populaire est le fils du protestantisme. Voici en quels termes le chef de la Réforme allemande s'adressait aux magistrats et aux sénateurs de son pays: «Je vous prie, chers amis et seigneurs, accueillez avec bienveillance mes écrits et mes conseils. Je cherche votre intérêt et celui de l'Allemagne tout entière. Nous voyons, dans toute l'étendue du pays, les écoles tomber; les gymnases n'ont plus d'élèves... C'est Satan qui suggère aux hommes cet oubli de l'éducation des enfants... La chose est grave et importante (res seria est, ingens est). Que si chaque année on emploie tant d'argent pour acheter des machines de guerre, pour construire des routes, pour rétablir des ponts, et en vue de mille autres objets d'utilité publique, pourquoi n'emploierait-on pas bien davantage ou tout au moins autant, pour nourrir des maîtres d'école, des hommes actifs et intelligents capables d'élever et d'instruire notre jeunesse ?... Nous avons parmi nous des maîtres distingués et savants, très avancés dans l'étude des langues et la connaissance des autres arts, et qui pourraient rendre les plus grands services, si on les employait à former les jeunes gens. N'est-il pas évident pour tout le monde qu'un adolescent peut aujourd'hui apprendre en trois ans plus de choses que n'en savaient autrefois toutes les universités et tous les monastères?... On a vu des jeunes gens étudier vingt ans, selon les anciennes méthodes, et arriver à peine à balbutier un peu de latin, sans rien connaître d'ailleurs de leur langue maternelle 2.

«Dieu a prodigué ses bienfaits au seizième siècle. Mais il ne faut pas laisser perdre ces richesses, il faut les répandre et les multiplier. Chaque jour, nous voyons naître et croître des enfants sous nos yeux, et il n'y a personne qui s'en occupe! Voulons-nous donc, nous Allemands, demeurer toujours des fous et des bêtes, comme les peuples voisins nous appellent (Germanœ bestiœ) ?

«La première chose que nous ayons à faire, c'est de cultiver les langues, le latin, le grec et l'hébreu; car les langues sont les fourreaux qui renferment l'esprit 3, les vases qui contiennent les vérités religieuses. Si nous laissons perdre les langues, le sens des Écritures s'obscurcira de plus en plus, et la liqueur céleste se répandra. Ce n'est pas que tout prédicateur doive pouvoir lire les saintes Écritures dans l'original, mais il faut qu'il y ait parmi nous des docteurs capables de remonter jusqu'à la source. Que de fois n'a-t-on pas glosé inutilement sur des passages mal traduits! Saint Augustin, qui ne savait pas l'hébreu, s'est souvent trompé dans ses interprétations des Psaumes, et il dit, dans sa Doctrine chrétienne, que celui qui veut expliquer l'Écriture devrait savoir l'hébreu, outre le latin et le grec. Saint Jérôme fut obligé de retraduire les Psaumes, parce que les juifs se moquaient des chrétiens, disant qu'ils ne connaissaient pas ce qu'il y avait dans ce livre.

«Voilà pour le spirituel: voyons maintenant ce qu'il y a à faire pour le temporel. Quand il n'y aurait ni âme, ni ciel, ni enfer, encore serait-il nécessaire d'avoir des écoles pour les choses d'ici-bas, comme nous le prouve l'histoire des Grecs et des Romains. J'ai honte de nos chrétiens, quand je les entends dire: "L'instruction `est bonne pour les ecclésiastiques, mais elle n'est pas nécessaire aux laïques." Ils ne justifient que trop, par de tels discours, ce que les autres peuples disent des Allemands. Quoi ! il serait indifférent que le prince, le seigneur, le conseiller, le fonctionnaire fût un ignorant ou un homme instruit, capable de remplir chrétiennement les devoirs de sa charge? Vous le comprenez, il nous faut en tous lieux des écoles pour nos filles et nos garçons, afin que l'homme devienne capable d'exercer convenablement sa profession, et la femme de diriger son ménage et d'élever chrétiennement ses enfants. Et c'est à vous, seigneurs, de prendre cette oeuvre en main, car si l'on remet ce soin aux parents, nous périrons cent fois avant que la chose se fasse. Et qu'on n'objecte pas qu'on manquera de temps pour instruire les enfants: on en trouve bien pour leur apprendre à danser et à jouer aux cartes! Si j'avais des enfants et des ressources pour les élever, je voudrais qu'ils apprissent, non seulement les langues et l'histoire, mais encore la musique et les mathématiques. Je ne puis me rappeler sans soupirer qu'il m'a fallu lire, non les poètes et les historiens de l'antiquité, mais les livres de sophistes barbares, avec grande dépense de temps, avec dommage pour mon âme, en sorte qu'aujourd'hui encore j'ai grand'peine à me débarrasser l'âme de ces souillures et de cette lie. Certes, je ne veux plus d'écoles semblables à celles d'autrefois, où l'enfant perdait plus de vingt ans à apprendre par cœur Donat et les vers insupportables d'Alexandre (frigidissimi versiculi), ne devenant pas même plus habile au jeu de paume. Nous vivons dans des temps plus heureux. Je demande que l'enfant aille à l'école, au moins une heure ou deux par jour, et il faut qu'on prenne les plus capables pour en faire des instituteurs et des institutrices 4. Assez longtemps nous avons croupi dans l'ignorance et la corruption; assez et trop longtemps nous avons été "les stupides Allemands", il est temps qu'on se mette au travail. Il faut, par l'usage que nous ferons de notre intelligence, prouver à Dieu que nous sommes reconnaissants de ses bienfaits.

«Les jeunes filles, elles aussi, ont assez de temps pour qu'on exige d'elles qu'elles aillent chaque jour à l'école, au moins une petite heure (saltem ad unius horulœ spatium). Elles emploient bien plus mal leur temps lorsqu'elles passent plusieurs heures à danser, à conduire des rondes, ou à tresser des couronnes.»

«Enfin, dit en terminant Luther, je voudrais que l'on créât de vastes bibliothèques, surtout dans les grandes villes. Mais il ne convient pas d'y admettre tous les livres sans choix. Il y a quantité d'ouvrages qu'il faut jeter au fumier.» Quant à lui, voici ceux qu'il recommande: la Bible en latin, en grec, en hébreu, en allemand, et dans d'autres langues, s'il y a lieu; après les œuvres théologiques, les livres nécessaires à l'étude des langues: les poètes, les orateurs, sans s'inquiéter s'ils sont chrétiens ou non; puis, les livres relatifs aux arts libéraux, au droit, à la médecine. Luther fait une place à part aux annales, aux chroniques, aux histoires qui nous révèlent les desseins de Dieu dans le gouvernement du monde.

Dans cette lettre, dont on nous pardonnera, à cause de son importance, d'avoir cité d'aussi longs fragments, nous voyons apparaître presque tous les éléments de la théorie moderne de l'enseignement du peuple : la nécessité morale de s'instruire imposée à tous les hommes; l'obligation civile pour les parents d'envoyer leurs enfants à l'école; les frais de l'instruction mis à la charge de l'État ou de la commune; la glorification du métier d'instituteur: «Après la prédication, c'est le ministère le plus utile, le plus grand et le meilleur, et encore ne sais-je pas lequel des deux doit passer le premier.» Mais Luther a le tort de ne pas distinguer nettement l'école primaire du collège d'enseignement secondaire ou même supérieur; d'exiger de l'enfant du peuple des connaissances qui ne sont pas appropriées à sa condition; enfin, de faire du latin, et non de la langue maternelle, la base de l'enseignement populaire 5.


Notes
1. Voyez Libellus de instituendis pueris; magistratibus et senatoribus civitatum Germaniœ Martinus Luther. (Œuvres complètes. Wittemberg, 1558, t. VII, p. 438-447.) Cet opuscule vient d'être réimprimé en allemand dans la collection pédagogique intitulée: Sammlung selten genordener pädagogischerSchriften des 15 und 17 Jahrhunderts, Zschopau, 1879.
2. Luther est très sévère pour l'ancienne éducation: Hoc non negaverim me potius velle gymnasia et monasteria in totum aboleri, quam quod ea utantur docendi vivendique ratione, qua hactenus usa sunt. (Ouvr. cité, p. 439.)
3. Vaginarum vice sunt linguœ in quibus gladius ille Spiritus, nempe Verbum Dei, tenetur insertus.
4. Voyez aussi sur ce sujet un autre opuscule de Luther: Predigt, dass man die kinder xur Schule halten sollen (1530), réimprimé à Schopau;1879.
5. Voyez Unterricht der Visitatoren, etc. Luther y divisait l'école en trois classes. Le latin était le fonds de l'instruction. Dans la seconde classe, l'enfant étudiait les morceaux convenables et décents des Colloques d'Érasme, les comédies de Térence et de Plaute, en même temps que les Livres saints.

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