Séjour à la Wartburg - La traduction de la Bible
Le 26 avril 1521, sur les dix heures du matin, Luther quittait Worms en voiture, suivi des mêmes compagnons qui étaient venus avec lui. Aux portes de la ville, il trouva une vingtaine de cavaliers qui lui firent escorte jusqu'à Oppenheim. Les lettres de sauvegarde délivrées au nom de l'Empereur lui interdisaient de prêcher en route, mais Frère Martin n'en eut cure: l'apôtre Paul n'avait-il pas déclaré qu'il prêcherait contre un ange même, si un ange enseignait un évangile différent de celui du Christ? De Francfort, le 28 avril, il écrivait au peintre Cranach qui lui demandait ce qui s'était passé à Worms :
«Ce qui s'est passé à Worms? Ce qui suit, rien de plus:
— Ces livres sont-ils de toi?»
— Oui.
— Veux-tu en rétracter le contenu?
— Non.
— Eh bien, va-t'en!»
Il ajoutait: «Quels aveugles nous sommes, nous autres Allemands, de nous laisser si lamentablement berner et tourner en bourriques par les ultramontains (Italiens)!»
Le 1er mai, Luther prêchait à Eisenach, puis il se sépara de plusieurs de ses compagnons et poursuivit son chemin. Ceux qui demeurèrent étaient montés avec lui en deux voitures. Le 3 mai, on arriva à Mobra où docteur Martin fut l'hôte d'un oncle paternel nommé Heinz. Le même jour, il prêcha en plein air. Le 4 mai, accompagné de son fidèle Amsdorf, Luther se dirigeait sur Gotha; il avait dépassé Waltershausen, quand, à la brune, une troupe de cavaliers fondirent sur sa voiture, braquant leurs fusils sur le cocher avec ordre d'arrêter sur-le-champ. Amsdorf et Luther firent mine de se défendre. Le Frère augustin, qui avait accompagné son supérieur, prit la fuite. Les cavaliers s'enfoncèrent dans la profondeur des bois, emmenant Luther qui marchait à pied entre eux. Quand on fut hors de vue, Luther monta à son tour à cheval. À onze heures du soir, le réformateur se trouvait entre les hautes murailles de la Wartburg, robuste castel féodal qui appartenait à l'Électeur de Saxe. Ce dernier avait imaginé ce moyen de mettre son protégé à l'abri des foudres impériales. L'affaire s'était couverte d'un secret si rigoureux que l'Électeur Frédéric avait tenu à ignorer lui-même où Frère Martin serait conduit, en laissant le choix à ses conseillers intimes, sans doute pour que interrogé:
«Ne savez-vous pas où se trouve le docteur Martin?» il pût répondre en conscience: «Je n'en sais rien.»
Amsdorf avait été dans le secret de l'entreprise.
Aujourd'hui encore, on croit pouvoir indiquer avec précision l'endroit où le réformateur fut enlevé: jouxte une fontaine et un vieux tronc de hêtre que la foudre a frappé.
Arrivé à la Wartburg, Luther fut dépouillé de son habit de religieux et costumé en gentilhomme avec ordre de laisser croître sa barbe et ses cheveux de manière à faire disparaître sa tonsure. À la Wartburg il allait passer pour un jeune hobereau de bonne souche, le chevalier Georges, junker Georg. Le 14 mai, il écrira à Spalatin: «Tu ne me reconnaîtrais pas sans peine, car moi-même je ne me reconnais plus.»
La Wartburg se dressait au nord-ouest de la forêt de Thuringe, dominant la petite ville d'Eisenach. La construction en remontait au début du XIIe siècle. Elle avait longtemps servi de résidence aux landgraves de Thuringe; sainte Élisabeth de Hongrie y avait demeuré. Quand Luther y fut amené, les bâtiments, longtemps négligés, étaient en mauvais état: impression de tristesse et de délabrement. On y montre de nos jours la chambre que le réformateur y aurait occupée et où il réalisa l'œuvre qui fait son plus solide titre de gloire sa traduction allemande du Nouveau Testament.
En sa chambrette de la Wartburg Luther vit seul. De jeunes pages viennent lui apporter à manger deux fois par jour. Il écrit à Spalatin: «Je n'ai obtenu qu'avec peine de t'envoyer cette lettre, tant on a peur que ma retraite ne se découvre.» Le réformateur a beau loisir de méditer à son aise, affranchi de toute obligation, mondaine ou autre. Il vit seul, tout seul; mais aussitôt ses angoisses, ses troubles de conscience, ses terreurs et... le diable reparaissent.
Luther souffrait de ce que les médecins nomment la claustrophobie, terreur de la solitude. «Dès mon enfance, dira-t-il sur la fin de sa vie, j'étais pris d'angoisse quand je me trouvais seul. Salomon et saint Paul ont également flétri la solitude qui engendre la tristesse. La mélancolie est œuvre de Satan, prompt à en profiter pour vous faire souffrir.
Il dira en ses Propos de table (26 juin 1531):
«La joie qu'on trouve dans le commerce des gens honnêtes et pieux plaît au Seigneur... Montez à cheval, allez à la chasse avec des amis, amusez-vous avec eux: solitude et mélancolie sont du poison; c'est la mort de l'homme, en sa jeunesse surtout.» Il disait à son disciple Schalginhaufen, un de ceux qui ont pieusement recueilli ses Propos de table: «Ne restez jamais seul; vous êtes trop faible pour lutter contre Satan; le Christ lui-même fuyait la solitude.»
Une autre fois: «Dans une tête mélancolique le diable prend son bain.» — «Gerson a bien dit: Dans la solitude le diable nous pourchasse comme un mouton égaré.» «Pour moi je préférerais aller m'entretenir avec Jean, mon porcher, et ses cochons, que de demeurer seul.»
Accès de mélancolie — spleen, disons-nous aujourd'hui — auxquels Luther était sujet avec une fréquence et une intensité qui font pitié.
Et ses doutes sur la légitimité de son œuvre reviennent le percer de leurs traits cruels. «Mon cœur frémissait; je me disais: Es-tu donc seul à avoir le sens droit? En dehors de toi le monde entier serait dans l'erreur? Tant de siècles n'auraient progressé que sur la mauvaise route! Et si c'était toi qui te trompais, entraînant avec toi tant d'âmes dans l'abîme de la damnation éternelle!» Et dans ces pensées, dit-il encore, «souvent mon cœur gigotait en se tortillant, hat oft gezappelt». Puis «j'avais d'horribles visions; de hideux fantômes se dressaient devant moi.» — «Parce qu'il était dans l'isolement, dira son ami le médecin Ratzeberger, il lui venait beaucoup de trouble par les fantômes et les lutins.» «Hallucinations délirantes», noterait un aliéniste.
Frère Martin se plaint de ne plus pouvoir travailler, ni étudier, ni écrire, ni même prier, tourmenté qu'il est par les tentations de la chair et par ses maux physiques. Il lui devient impossible de dormir. Ses amis ne prient pas pour lui comme ils le devraient. Il est la proie d'une légion de démons, et ceux-ci, pour le tracasser, recourent aux formes et aux moyens les plus divers.
Le réformateur racontera à ses amis: «En 1521, quand j'étais à la Wartburg, on m'avait acheté un sac de noisettes dont je mangeais de temps à autre et que j'avais renfermé dans un bahut. Un soir que je venais de me coucher, voilà le diable qui se met à mes noisettes, qui les secoue, les jette contre les solives de la chambre et fait un vacarme d'enfer autour de mon lit. Je ne dis pas un mot et je commençai à m'endormir; mais voilà tout à coup un grand fracas dans l'escalier comme si l'on y faisait dégringoler des tonneaux par douzaines. Je savais pourtant très bien que l'accès à l'escalier était fermé par des chaînes et des verrous et que personne ne pouvait y monter. Cependant les tonneaux continuaient de rouler. Je me suis levé et suis allé dans l'escalier voir ce qui se passait. Tout était clos; alors je dis:
— C'est toi? Eh bien, vas-y donc!
«Et je me suis recommandé au Christ, notre Seigneur.» Un autre soir, le démon le devança en son lit sous forme d'un grand chien noir. On n'en connaissait pas de pareil au château. Après avoir récité sur lui un verset des psaumes, Frère Martin eut le courage de le saisir par la peau de la nuque et de le jeter par la fenêtre. Le chien noir, qui paraît tout de même avoir été un assez bon diable, se laissa faire. On ne le revit plus.
On montre encore à la Wartburg la trace d'une tache d'encre que Luther aurait faite au mur en lançant son encrier à la tête du démon; du moins la tache a été renouvelée, la dévotion des pèlerins ne cessant d'en arracher des parcelles en manière de reliques. De pareilles traces à la muraille laissées par les encriers que Luther lançait contre Satan, se retrouvent au couvent de Wittenberg et au château de Cobourg. Il semblerait que le réformateur ne put demeurer en un lieu quelconque sans engager contre le Malin des batailles à coups d'encrier.
À la Wartburg, une mélancolie infinie, insurmontable s'emparait de lui. Contre elle tous remèdes demeuraient impuissants. «Que je préférerais, disait-il, être brûlé vif pour la parole du Sauveur, plutôt que de pourrir ainsi vivant.» Il songe à quitter son asile pour se rendre à Erfurt où le corps universitaire lui est favorable; en dépit du mauvais vouloir impérial, il y enseignera publiquement; mais la peste, qui éclate à Erfurt, rend irréalisable son projet.
On imagine l'émotion que répandit en Allemagne la disparition du réformateur. On en trouve un émouvant témoignage dans le Journal (Tagebuch) de Luther. Les hypothèses les plus diverses, parfois les plus invraisemblables, se donnaient libre cours. Le nonce Aléandre, avisé entre tous, mandait à Rome que le «renard saxon» (Frédéric le Sage) avait dû cacher Luther en l'un des lieux de retraite dont il disposait. On parlait aussi du château de Sickingen proche la frontière française.
À la Wartburg, junker Georg était tenu en charte honorable. Il ne sortait que l'épée au côté, chaîne d'or au cou, suivi d'un jeune page attaché à son service. On lui enseignait les façons, les attitudes d'un vrai chevalier, la manière dont il devait porter l'épée et se passer la main dans la barbe.
Le chant des oiseaux le distrayait en sa solitude. Sa chambre, au haut des tours, voisinait aux cimes de la forêt. Le reclus date ses lettres: «De la région aux oiseaux.» «Autour de moi, écrit-il, ils chantent si gentiment; perchés sur les hautes branches ils louent le Seigneur de toutes leurs petites forces, jour et nuit.»
La chambre où vivait le rénovateur était une cellule très simple où l'on accédait par un étroit escalier. De la fenêtre la vue s'étendait sur un océan de verdure mouvante, bruissante. Le prophète solitaire restait des heures appuyé au rebord de la fenêtre à contempler l'étendue du paysage en sa robuste splendeur.
Luther allait par les bois à la cueillette des fraises; parfois à la chasse, mais pour donner le change sur sa personnalité, plutôt que par goût. Suivi de son jeune page, il se promenait à cheval dans les environs; puis il se retrouvait dans la solitude de sa chambre nue, et ses angoisses, les attaques du démon reprenaient, âpres, lancinantes, d'une cruauté aiguë.
Et Luther à la Wartburg souffrait physiquement et en raison même de l'excellence et abondance des repas qui lui étaient servis. «Du matin au soir, écrit-il à Spalatin, je suis dans l'inaction, tout alourdi à force de manger et de boire.» Luther souffrait d'artériosclérose et de constipation. Il décrit son mal en termes d'une précision parfaite, mais d'un réalisme qui en rend la reproduction difficile. Et les souffrances morales! Il mande à Melanchton, l'ami fidèle (13 juillet 1521):
«Ta lettre m'a déplu, d'abord parce que je vois que tu portes ta croix avec impatience, que tu cèdes trop à l'affection, que tu es tendre selon ta coutume: ensuite parce que tu m'élèves trop haut... L'opinion que tu as de moi me confond et me déchire, quand je me vois insensible et endurci, assis, fainéant dans l'oisiveté. Douleur! rarement en prière, ne poussant pas un gémissement sur le sort misérable de l'Église de Dieu. Que dis-je! ma chair indomptée me brûle d'un feu dévorant. En somme, moi qui ne devrais n'être que la proie de l'esprit, je me consume par la chair, la luxure, la paresse, l'oisiveté, la somnolence. Vous ne priez donc plus pour le pauvre docteur Martin, que Dieu se détourne de lui? C'est donc à toi de prendre ma place, toi que Dieu a mieux doué et qui lui est plus agréable.»
Cette supériorité que Luther reconnaissait à Melanchton sur lui-même s'exprime d'un sentiment sincère. Il y revient souvent.
Plus tard, en ses Propos de table, le réformateur dira encore: «Les petites choses et qui me touchent m'émeuvent beaucoup; les grandes me laissent indifférent. Je me dis: Bah! tu n'y peux rien! Melanchton au contraire s'émeut des graves questions qui concernent l'État, la nation, la religion. Et moi, seuls les faits d'ordre privé me pressent. Que les natures sont donc différentes!»
Ne pensons pas que ce fût égoïsme; Luther n'était certainement pas égoïste, c'était personnalité. La personnalité du réformateur était si forte qu'elle lui prenait sa pensée tout entière, d'où cette impuissance d'admettre ne fût-ce que la possibilité d'autres idées et d'autres sentiments que les siens.
Luther apprend qu'à Wittenberg les ecclésiastiques réformés osent prendre femme. «Bon Dieu! écrit-il à Spalatin, va-t-on se mettre à marier les moines à présent! Quant à moi, jamais! Garde-toi de la femme, pour ne pas tomber dans les tribulations de la chair!» Et combien le malheureux en souffrait.
Puis il se remet au travail. Avec ardeur il s'acharne à l'étude du grec et de l'hébreu, pour être à même de mieux comprendre l'Évangile et la Bible.
De sa retraite ignorée, Luther étonne le monde par l'importance et l'abondance de ses publications. Il écrit sur la confession, sur les vœux monastiques, sur ce qu'il nomme les «messes privées», c'est-à-dire sur les messes dites à l'intention d'un particulier; il n'admettait la messe qu'en cérémonie commune à l'ensemble des fidèles. L'archevêque de Mayence ayant voulu reprendre le trafic des indulgences, Luther publie contre lui une lettre d'une belle éloquence et violente qui le fait reculer. Voici enfin le chef-d'œuvre du réformateur: sa glorieuse traduction allemande des livres saints.
Bien que la lecture de l'Ancien et du Nouveau Testament n'ait pas été négligée en ce temps comme Luther l'a prétendu et comme parfois on le répète de nos jours, il est du moins certain qu'elle était souvent sacrifiée aux livres de piété pratique les plus divers.
En son Histoire de France; Sismondi rapporte les propos d'un moine français qui aurait dit en chaire:
«On a trouvé une nouvelle langue qu'on appelle grecque; il faut s'en garder avec soin: cette langue enfante l'hérésie. Je vois entre les mains d'un grand nombre de personnes un livre écrit en cette langue, on le nomme le Nouveau Testament; c'est un livre plein de ronces et de vipères. Quant à la langue hébraïque (Ancien Testament), ceux qui l'apprennent deviennent des juifs.»
Les propos en question ont sans doute été reproduits avec exagération; mais le fond ne doit pas nous surprendre. Le développement du christianisme, depuis les premiers siècles, s'était fait par le génie des grands peuples occidentaux, les Italiens et les Français en particulier. En prenant la Bible pour base ils en avaient de génération en génération, interprété l'esprit, il l'avait élargi, même, transformé en plus d'un point au désir de leur caractère national, de leurs aspirations, de leur civilisation. Et quand on pense à ce que ces deux peuples ont été du XIe au XVe siècle on ne peut que s'incliner devant leur œuvre avec une respectueuse admiration. Il est bien certain que l'Ancien Testament, la Bible proprement dite, est remplie de faits, de sentences, de préceptes de nature à heurter les conceptions religieuses et morales qui s'étaient généralement et progressivement formées. C'est ce que Renan a si bien compris et exprimé. Dans l'Évangile lui-même, pris en ses détails et à la lettre, plus d'un point ne cadrait plus avec les bases morales de la civilisation occidentale à la veille de la Renaissance; mais dans la lutte entreprise contre les doctrines pontificales, contre ce qu'il nommait le «papisme», Luther voulait ramener la foi à ses origines et l'y maintenir rigoureusement. Il voulait aussi que le peuple allemand pût, et dans ses éléments les plus humbles, s'abreuver à la source, source divine, de toute vérité. Ce fut ainsi qu'il fut amené à son œuvre. «Les grandes pensées viennent du cœur», enseignait Vauvenargues; du cœur sont venus le beau projet de Luther et la manière dont il l'a réalisé.
La Bible allemande du solitaire de la Wartburg deviendra pour l'Allemagne le livre national; le livre où, pour la première fois, elle s'affirmera dans son unité. Combien il est intéressant de noter que Jean Huss réalisa en tchèque une œuvre analogue et Calvin, avec son Institution chrétienne, en langue française. Comment se fait-il que ces trois grands réformateurs — hérétiques, si l'on veut, — aient réalisé de la sorte une action de caractère semblable chacun dans son pays et dans un domaine étranger à leur activité religieuse?
Luther était à la Wartburg quand, le dimanche 26 mai, à Worms, Charles-Quint publiait l'édit qui mettait le réformateur au ban de l'Empire. Frère Martin y était déclaré un hérétique endurci, dont les doctrines étaient de nature à pousser le peuple à la révolte et aux violences. Aussi, dans toute l'étendue de l'Empire, nul ne devait lui donner asile, boire ni à manger; quiconque parviendrait à s'emparer de lui était tenu de le livrer à l'Empereur. Dans les Pays-Bas, placés sous l'autorité de Charles-Quint, plusieurs de ses partisans étaient incarcérés, menacés du bûcher, contraints de se rétracter. À Rome une collection de ses ouvrages était livrée au feu, devant une statue en bois qui le représentait.
Le pape, en la bulle de condamnation dite la Cène divine (Bulla cœnae Domini), ajoutait le nom de Luther à ceux de Wicliffe et de Jean Huss en une commune flétrissure. Tout aussitôt Luther fit paraître une réponse dans le style qui lui deviendra coutumier. Le pape y est représenté comme un goinfre, un ivrogne qui d'une gueule avinée crache, en un lamentable latin de cuisine, jurons et injures. Le duc Georges de Saxe, fidèle à l'Église, était traité de pourceau.
Aussi bien le solitaire de la Wartburg s'affermissait-il en ses décisions par les échos qui lui parvenaient du dehors. Dans les diverses parties de l'Empire se débitait son portrait où l'on voyait une colombe, emblème du Saint-Esprit, planer au-dessus de sa tête qu'elle auréolait de lumière. Chansons, satires, libelles et caricatures contre les personnes d'Église, restées fidèles au culte romain, se multipliaient. À Wittenberg un Frère antonin qui allait, de coutume, quêter des aumônes pour son ordre, était insulté par les étudiants. Du haut de la chaire, les saints vénérés par l'Église catholique étaient tournés en dérision; on essayait de salir jusqu'à la chasteté, l'âme exquise d'un François d'Assise, et la foule réunie dans l'église accueillait ces ordures par des applaudissements.
Cependant à Rome, le 1er décembre 1521, s'éteignait le fastueux Léon X; il devait avoir pour successeur le doux, pieux et savant Adrien VI, qui avait été précepteur de Charles-Quint. La différence entre les deux pontificats serait extrême; mais le mouvement luthérien continuerait de suivre son cours, nonobstant les efforts du nouveau pape pour arrêter les progrès de la secte nouvelle en introduisant en Allemagne un sincère essai de réforme des abus ecclésiastiques.
Aussi bien les conséquences du terrible coup de bélier donné dans les usages, les pratiques et une doctrine séculaire ne devaient-elles pas tarder à se faire sentir. La doctrine romaine, assurait Luther, était contraire à la vérité, la seule vraie était la sienne; mais quel motif de le suivre, lui, plutôt que les conciles et les Pères de l'Église? Aussi, de toute part, dans les contrées où les idées de la Réforme s'étaient répandues, voyait-on les gens se mettre à discuter théologie, sur la place publique, aux foires et marchée, dans les auberges, aux péristyles des universités. Qui ne s'en mêlait pas? hommes et femmes, vieux et jeunes, bourgeois et étudiants: un cordonnier s'installait Père de l'Église. Et voici que d'autres prophètes, et qui se déclaraient, eux aussi, inspirés de l'Esprit saint, s'épanouissaient comme fleurs d'avril. L'agitation grandissait. Un moine augustin, comme Luther, célébrait à Wittenberg une messe nouvelle, réduite à la Cène: profanation! et Melanchton, l'alter ego du reclus de la Wartburg, suivait ses prédications. Carlstadt, le compagnon, voire le chef de file de Frère Martin à la disputation d'Augsbourg, appuyé d'un nombreux groupe d'adhérents, reprend ses doctrines en les accentuant. Il déploie le premier une théorie, où, cette fois, ce sera Luther qui le suivra: ce n'est pas aux autorités ecclésiastiques, mais au pouvoir séculier, princes, ducs, comtes, margraves, qu'il appartient de diriger une réforme religieuse. Il demandait à l'Électeur Frédéric d'interdire rigoureusement le sacrifice de la messe dans toute l'étendue de ses États.
Enveloppé du silence de la Wartburg, Luther commençait à estimer que, sur certain terrain tout au moins, il avait trop de succès. Il importait d'y mettre ordre et au plus tôt. Le 3 décembre au matin, revêtant son costume de hobereau saxon, il s'échappa de son vieux castel avec l'intention de se rendre aussi rapidement que possible à Wittenberg. À Leipzig il s'arrêta en une auberge pour y passer la nuit. Interrogé dans la suite devant les tribunaux où il sera traduit pour avoir donné asile à un banni, l'aubergiste donnera la description du voyageur: «Sur les midi un gentilhomme se présenta vêtu d'un costume de cavalier couleur grise, suivi d'un valet. Il portait la barbe et sous son chapeau, à la mode du jour, une petite calotte rouge. Cette calotte, il ne voulut pas l'enlever, mais l'enfonça profondément sur sa tête. Je ne pourrais dire, de propre science, si c'était Luther; mais une femme de passage, qui assurait fort bien le connaître, affirmait que c'était lui.»
Arrivé à Wittenberg, Luther se rendit chez Melanchton. Sa grande barbe amusait ses amis, lui donnant, disaient-ils, l'air d'un parfait cavalier. Lucas Cranach, qu'on avait mandé en hâte, le vint peindre sous cet aspect.
Luther resta absent de la Wartburg une huitaine.
Le jour même où il avait quitté sa retraite, des désordres assez graves avaient éclaté à Wittenberg. De l'église paroissiale, où ils avaient voulu dire la messe, des prêtres furent chassés violemment par une bande d'étudiants; le couvent des Cordeliers était en butte à de si alarmantes menaces que le Magistrat dut lui donner une garde armée; les fenêtres de la collégiale furent enfoncées à coups de pierre.
Luther disait que ces désordres le chagrinaient; puis, haussant les épaules:
— Que voulez-vous, qui sème le vent récolte la tempête.
Mais qui avait semé le vent?
Aussi dès son retour à la Wartburg, Luther rédige-t-il sa Fidèle admonestation à tous les chrétiens de s'abstenir de toute émeute et soulèvement (Eine treue Vermahnung zu allen Christen, sich zu verhüten vor Aufruhr und Empörung). Il ne veut d'aucune réforme par agitation populaire; elles doivent être réalisées par la seule autorité établie. Le peuple en son insubordination est aveugle. Les actes de violence qui viennent d'être commis sont d'inspiration diabolique. «Combien n'ai-je pas, par ma seule parole, brisé de puissance entre les mains des papes, évêques, curés et moines, jusqu'en celles des empereurs, rois et princes? Ne donnez plus d'argent pour des bulles, des cierges, des cloches et le reste; mais tenez-vous à une vie chrétienne faite d'amour et de foi. Prenons patience: tout le fourbi romain, papes, cardinaux, curés, moines, messes, bulles et ordonnances pontificales s'en ira en fumée. Le diable voudrait entraver le cours de la vérité par émeutes et violences. Restons sages, remercions Dieu pour sa sainte parole et, pour une insurrection spirituelle, gardons-nous la bouche pure et fraîche.
L'activité des Carlstadt et autres prédicateurs, notamment celle des prophètes de Zwickau, Nicolas Storch et Max Stubner, issue de son propre enseignement; celle des doctrinaires démagogues, des briseurs d'images pieuses, celle des dissidents qui vont se répandre en théories redoutées du luthéranisme sous le nom d'anabaptistes — préoccupaient, inquiétaient, irritaient notre héros. Sous l'action de ces prophètes nouveaux tout se troublait, se confondait. «On ne sait plus, écrit l'Électeur Frédéric, qui est cuisinier, qui est sommelier.»
Une lettre, de Luther à Melanchton (13 janvier 1522) traduit ses craintes. Après avoir demandé si ces nouveaux prophètes ont connu les troubles, les angoisses, les exaltations qui l'ont lui-même éprouvé, il ajoute:
«Aie soin que notre prince ne teigne pas ses mains du sang de ces nouveaux prophètes, c'est par la parole seule qu'il faut les combattre... Il ne faut contraindre personne à la foi... Je condamne le culte des images, mais les combats par ma parole, je ne demande pas qu'on les détruise, mais qu'on n'y attache pas sa confiance.»
Enfin, n'y tenant plus, le 1er mars 1522, Luther, vêtu en cavalier reprend le chemin de Wittenberg, où il entend s'installer définitivement. Le 3 mars il était à Iéna. Nous trouvons ici un vivant portrait du réformateur tracé par un jeune étudiant suisse, Jean Kessler, de Saint-Gall. Avec un camarade, il descendit à l'auberge de l'Ours, située quelque peu hors la ville. Ils y trouvèrent un cavalier qui les salua aimablement. Vu leurs souliers crottés, les deux jeunes gens voulaient demeurer assis sur un banc à la porte de l'auberge; mais l'inconnu: les fit entrer en les invitant à s'asseoir auprès de lui: coude à coude on boirait chopine.
Le cavalier en question portait une petite cape de cuir rouge, culottes et pourpoint sans ornement; il avait la main droite posée sur le pommeau de son épée, de sa main gauche il en tenait la poignée. Devant lui un petit livre était au vert. Le cavalier les reconnut aussitôt pour des Suisses.
— À Wittenberg vous trouverez des compatriotes.
Et les jeunes gens de lui demander s'il connaissait Martin Luther?
— Vous le rencontrerez auprès de son ami Melanchton qui enseigne le grec. Apprenez cette langue ainsi que l'hébreu; les deux langues sont nécessaires à la connaissance de la Bible.
L'un des jeunes gens s'enhardit à prendre en mains le petit livre ouvert devant l'inconnu. C'était un psautier en hébreu. Le jeune homme dit qu'il donnerait un de ses doigts pour avoir la connaissance de cette langue.
— Je travaille chaque jour à l'apprendre, — dit le cavalier.
L'hôtelier qui entrait, en voyant l'intérêt que les deux voyageurs prenaient à l'œuvre du réformateur, prit l'un d'eux à part et lui dit:
— C'est auprès de Luther lui-même que vous étiez assis.
Les jeunes gens crurent que l'hôtelier plaisantait, quand arrivèrent deux marchands. L'un d'eux posa un livre auprès de lui. Le cavalier lui ayant demandé ce qu'il lisait:
— C'est une dissertation du docteur Martin Luther sur quelques épîtres et évangiles; ne l'avez-vous pas encore lue?
— Je la recevrai bientôt, moi aussi.
Comme l'aubergiste appelait ses hôtes pour le repas du soir, les jeunes Suisses lui demandèrent d'avoir égard à l'état de leur bourse et de leur servir un repas modeste.
— Venez, venez, — interrompit le cavalier, — je paierai l'écot.
Durant le repas, celui-ci aborda diverses questions d'ordre religieux et en parlant d'une manière si aimable et intéressante que marchands et étudiants prêtaient plus d'attention à ce qu'il disait qu'au repas lui-même. Il parla des princes et seigneurs alors réunis à Nuremberg dans l'intention d'y traiter des affaires de religion et des charges dont le peuple était accablé, mais qui passaient leur temps en ripailles et débauches. Il exprima l'espoir que les générations nouvelles accueilleraient la vérité évangélique mieux que la génération actuelle toute pénétrée encore de l'erreur romaine. Enfin la conversation tomba sur Luther lui-même; l'un des marchands dit qu'à son jugement il devait être ange ou diable; mais qu'il serait bien désireux d'être entendu de lui en confesse, dût-il lui en coûter dix florins.
Au moment de partir, les jeunes gens remercièrent l'inconnu d'avoir payé leur écot, ajoutant:
— Ne seriez-vous pas Ulrich von Hütten?
— Les uns me prennent pour Hütten, — répondit le réformateur, — les autres pour Luther; bientôt je serai transformé en Markoff (personnage de légende populaire).
Après quoi il prit un verre de bière, les engageant à boire à sa santé:
— À Wittenberg saluez de ma part le docteur Jérôme Schurf (ce dernier était Suisse).
— Mais de la part de qui?
— Vous lui direz: «Celui qui doit arriver vous envoie son salut»; il comprendra.
Sur ces mots, l'intéressant cavalier se sépara de ses compagnons pour aller se coucher.
«Il était de bonne mine et de bonne façon, dit Kessler, quelque peu obèse, mais en marchant il se tenait très droit; penché en arrière plutôt qu'en avant, le visage et les yeux levés vers le ciel; sous des sourcils noirs, des yeux noirs, profonds, clignotants et qui scintillaient comme des étoiles; on n'aurait pu les fixer.»
Les marchands, ayant appris par l'aubergiste la personnalité de son hôte, voulurent le lendemain matin aller s'excuser de la manière un peu cavalière dont ils avaient parlé de lui la veille. Ils le trouvèrent à l'écurie occupé à harnacher son cheval:
— S'il vous arrive quelque jour de vous confesser à Martin Luther, conformément à vos propos d'hier soir, vous apprendrez par là même si celui que vous avez rencontré ici était bien lui.
Et, sautant à cheval, il poursuivit sa route vers Wittenberg.
Le 5 mars 1522, des environs de Leipzig, Luther écrit encore à l'Électeur Frédéric, à qui son cousin le duc Georges venait de faire entendre de pressantes menaces contre le réformateur: «Contrairement à la volonté de Votre Grâce princière, lui déclare-t-il, en substance, je rentre à Wittenberg pour mettre fin aux désordres que le diable y a fomentés. Je tiens ma doctrine non des hommes, mais du ciel, aussi n'ai-je pas à me laisser guider par les hommes sur la voie à suivre pour la défense de ce dépôt sacré.
«J'écris ces mots pour vous faire savoir que je vais à Wittenberg sous une protection plus haute que celle dont Votre Grâce pourrait me couvrir; aussi n'ai-je pas l'intention de recourir à cette dernière. Je crois même que je protégerais Votre Grâce plus efficacement que je ne serais protégé par Elle.»
Que si l'Empereur veut faire arrêter Martin Luther, que l'Électeur laisse faire.
«Celui qui a le plus de foi protégera le plus efficacement et comme je sens que Votre Grâce est encore très faible dans sa foi, je ne puis nullement voir en Elle celui qui doit me protéger et me sauver.»
La lettre se termine par ces mots:
«Si Votre Grâce princière croyait, elle verrait la gloire de Dieu; mais parce que Votre Grâce ne croit point, Elle n'a encore rien vu.
Écrit de Borna, à côté de mon guide, le mercredi des Cendres (5 mars 1522).»
H. Grisar estime très justement que cette lettre est un nouveau témoignage d'un esprit qu'on ne peut comprendre si l'on ne se rend compte que son auteur avait l'idée fixe qu'il était directement inspiré de Dieu.