Impressions sur «La Mer» de Michelet

Gustave Flaubert
Comment vous remercier, monsieur et cher maître, de l’envoi de votre livre (*)? Comment vous dire l’enchantement où cette lecture m’a plongé?

Mais laissez-moi d’abord un peu parler de vous, c’est un besoin que j’ai depuis longtemps, et puisque l’occasion se présente j’en profite.

Il y a des génies que l’on admire et que cependant on n’aime pas, et d’autres qui plaisent sans qu’on les considère; mais on chérit ceux qui nous prennent à la fois par tous les bouts, et qui nous semblent créés pour notre tempérament. On les hume, ceux-là! On s’en nourrit, ils nous servent à vivre.

Au collège, je dévorais votre Histoire romaine, les premiers volumes de l’Histoire de France, les Mémoires de Luther, l’Introduction, tout ce qui sortait de votre plume, avec un plaisir presque sensuel, tant il était vif et profond. Ces pages (que je retenais par cœur involontairement) me versaient à flots tout ce que je demandais ailleurs vainement : poésie et réalité, couleur et relief, faits et rêveries; ce n’étaient pas des livres pour moi, mais tout un monde.

Combien de fois depuis, et en des lieux différents, me suis-je déclamé (seul, et pour me faire plaisir avec le style) : « J’aurai voulu voir cette figure pâle de César… » « Là, le tigre aux bords du fleuve y épie l’hippopotame, etc., etc. »! Certaines expressions même m’obsédaient, comme « grasses dans la sécurité du péché », etc.

Devenu homme, mon admiration s’est solidifiée; je vous ai suivi d’œuvre en œuvre, de volume en volume, dans le Peuple, la Révolution, l’Insecte, l’Amour, la Femme, etc., et je suis resté de plus en plus béant devant cette sympathie immense qui va toujours en se développant, cet art inouï d’illuminer avec un mot toute une époque, ce sens merveilleux du vrai qui embrasse les choses et les hommes et qui les pénètre jusqu’à la dernière fibre.

C’est ce don-là, Monsieur, parmi tous les autres, qui fait de vous un maître et un grand maître. Il ne sera plus permis d’écrire sur quoi que ce soit sans, auparavant, l’aimer. Vous avez inventé dans la critique la tendresse, chose féconde.

Je suis né dans un hôpital et j’y ai vécu un quart de siècle; cela m’a peut-être servi à vous sentir, en beaucoup d’endroits, plus que littérairement. Et pour employer une expression du peuple, que vous comprendrez, je vous aime parce que vous êtes un brave, vous avez la Bonté (la quatrième des Grâces), et en même temps, plus que personne, l’invincible séduction des Forts, ce charme sans nom qui est un excès de la Puissance.

Puis voilà que vous descendez dans la Nature elle-même, et que le battement de votre cœur vibre jusque dans les éléments. Quel admirable livre que La Mer! D’abord je l’ai lu tout d’une haleine, puis je l’ai relu deux fois, et je le garde sur ma table, pour longtemps.

C’est une œuvre splendide d’un bout à l’autre, qui a l’air simple et qui est sublime. Quelle description que celle de la tempête d’octobre 1859? Quel chapitre que celui de la mer de lait, avec cette phrase exquise à la fin : « De ses caresses assidues… la tendresse visible du sein de la femme… »! Vous nous donnez des rêveries immenses, avec l’atome, la fleur de sang, les faiseurs de mondes! Il faudrait tout citer! Vous faites aimer les phoques, on se trouve ému et on a de la reconnaissance pour vous. Quelle merveille d’art et de sentiment que votre page sur les perles (196-197), les mers polaires, la baleine; « l’homme et l’ours fuyaient épouvantés de leurs soupirs… »

On dirait que vous avez fait le tour du monde sur l’aile des condors, et que vous revenez d’un voyage dans les forêts sous-marines; on entend le murmure des grèves, c’est comme si l’eau salée vous cinglait à la figure, partout on se sent porté sur une grande houle.

Et ce qui n’est pas magnifique est d’une plaisance profonde, comme ce petit roman de la dame aux bains de mer, si fin et si vrai! Le tableau de idiots sur le paquebot d’Honfleur m’a redonné une impression personnelle, car, moi aussi, ces gens-là m’ont fait souffrir! Ils m’ont chassé de Trouville où, pendant dix ans de suite, j’allais passer les automnes, je vivais là-bas, pieds nus sur le sable, en sauvage; mais dans un coin de votre livre j’ai retrouvé les soleils de mon adolescence.

N’importe! même dans un jour de défaillance, à un de ces lugubres moments où les bras vous tombent de fatigue, quand on se sent impuissant, triste, usé, nébuleux comme le brouillard et froid comme les glaçons qui craquent, on bénit la vie, cependant, s’il vous arrive une sympathie comme la vôtre, un livre comme La Mer. Alors tout s’oublie, et de ce haut plaisir il reste peut-être une force nouvelle, une énergie plus longue.

Permettez-moi donc, Monsieur, de serrer cordialement, avec un frémissement d’orgueil, votre loyale main, qui est si habile, et de me dire (sans formule épistolaire)

Tout à vous. […]

(*) La Mer

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Passage tiré d’un article écrit en février 1855 et concernant plus spécialement le tome de l’Histoire de France de Michelet consacré

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