La querelle des bouffons
On ne peut comprendre ces querelles qu'à travers les idées des philosophes et des écrivains de l'époque. Le XVIIIe siècle a été surnommé le siècle des Lumières. Ces Lumières, ce sont particulièrement Voltaire et tous les encyclopédistes, dont les plus connus sont Diderot*, le fondateur de l'encyclopédie et Jean-Jacques Rousseau, qui rédigera tous les articles sur la musique. Or, il se trouve que Jean-Jacques Rousseau ne se contente pas d'écrire, il est également musicien et compositeur. Son opéra Le Devin du Village fut présenté à la cour, puis à l'Opéra, où il obtint un grand succès. Avec le recul, cette oeuvre musicale apparaît assez médiocre. Si elle fut reconnue à son époque, c'est qu'elle était au antipodes des opéras de Lulli et de Rameau, caractérisés par des thèmes mythologiques et des mises en scènes compliquées et fastueuses. Le Devin du Village offrait des scènes de la vie quotidienne sur des airs et des danses populaires.
Entre en scène Rameau et ses conceptions scientifiques de la musique, Rameau et ses opéras qu'on opposa d'abord violemment à ceux de Lulli, qui étaient joués depuis une quarantaine d'années et qui apparaissaient comme un modèle incontestable. A une époque où les idées romantiques des encyclopédistes enflamment non seulement la France mais l'Europe, Rameau est un classique, un scientifique qui compose de la musique ou, selon l'angle d'où on le regarde, un compositeur qui remet en question une certaine conception empirique des règles de l'harmonie, les évalue scientifiquement, les rationalise tout comme Bach avait, dans son Clavier bien tempéré, rationalisé les intervalles musicaux. Il était tout à fait nouveau qu'un musicien fût un théoricien, et les amateurs de musique «ne pouvaient pas croire qu'un homme capable de discourir avec tant de science sur les échelles, les intervalles et les accords fût également en mesure d'écrire une musique qui puisse être écoutée avec plaisir».
Plaisir de la musique! Science de la musique! Rousseau défend avec ardeur la suprématie de la mélodie sur l'harmonie qui ne doit être qu'un support à la ligne mélodique ...«De toutes les harmonies, disait-il, il n'y en a point d'aussi agréable que le chant à l'unisson et s'il nous faut des accords, c'est que nous avons le goût dépravé».
La représentation d'un opera buffa italien La Serva Padrona de Pergolèse à Paris en 1752 par la troupe des Bouffons servira de catalyseur à une querelle déjà amorcée plusieurs années auparavant par les Lullistes s'opposant aux Ramistes. Rousseau sera l'un des critiques passionnés qui allimenteront cette querelle. Les encyclopédistes et une partie des mélomanes trouvèrent incarnée dans cet opéra italien leur conception de la musique: la simplicité, le naturel, le pittoresque, la légèreté. Ils furent séduits par les rythmes enjoués et la mélodie très ornée de la musique italienne. La musique de Rameau, par opposition, leur sembla «logique, volontaire, intellectuelle». Rousseau avait fait dans son Essai sur les origines des langues l'apologie de la mélodie qui est le caractère spécifique de l'opéra italien. «Il n'y eut point d'abord d'autre musique que la mélodie, ni d'autre mélodie que le son varié de la parole; les accents formaient le chant, les chants formaient la mesure, et l'on parlait autant par les sons et par le rythme que par les articulations et les voix. Dire et chanter était autrefois la même chose, dit Strabon; ce qui montre, ajoute-t-il, que la poésie est la source de l'éloquence. Il fallait dire que l'une et l'autre eurent la même source, et ne furent d'abord que la même chose».
Mélodie contre harmonie
Or, toute la musique de Rameau était tributaire de sa théorie de l'harmonie. «Personne avant lui n'avait justifié la pratique harmonique en l'expliquant par une théorie cohérente, tirée de la nature du son et fondée sur un principe donné par la nature, qui tiennent compte tant des corps sonores que de nos organes auditifs». Debussy fera l'éloge de la conception harmonique de Rameau: «L'immense apport de Rameau est ce qu'il sut découvrir de la «sensibilité dans l'harmonie»; ce qu'il réussit à noter certaines couleurs, certaines nuances dont, avant lui, les musiciens n'avaient qu'un sentiment confus». Debussy va même jusqu'à considérer la connaissance de l'oeuvre de Rameau comme essentielle à la formation du musicien: Rameau, qu'on le veuille ou non, est une des bases les plus certaines de la musique, et l'on peut sans crainte marcher dans le beau chemin qu'il traça...».
Sur le plan musical, la Querelle des Bouffons devint la querelle de la mélodie contre l'harmonie. Rousseau soutient que «la mélodie fait précisément dans la musique ce que fait le dessin dans la peinture, c'est elle qui marque les traits et les figures, dont les accords et les sons ne sont que les couleurs». Et Rameau riposte en montrant que l'une est inséparable de l'autre: «C'est à l'harmonie seulement qu'il appartient de remuer les passions; la mélodie ne tire sa force que de cette source dont elle émane directement».
La Querelle des Bouffons, c'est donc le choc de deux esthétiques de la musique. Et sur le plan des idées, c'est l'affrontement du classisisme, encore incarné par Rameau, et du romantisme dont Rousseau peut être considéré comme le précurseur. Catherine Kintzler a fait une analyse très juste de ce conflit: «On ne peut rien comprendre à l'opposition entre Rameau et Rousseau sans oposer deux esthétiques étrangères l'une à l'autre... La Querelle des Bouffons, c'est le choc de deux esthétiques... D'une part, l'esthétique classique inspirée par Descartes, théorisée par Boileau, défendue ici par Rameau. D'autre part, l'esthétique de la sensibilité inspirée par les idées nouvelles de la philosophie, théorisé par Dubos, Shafterbury, Diderot et plus tard par Herder, défendue ici par Rousseau».
Dans ce célèbre affrontement, qui aura été le vainqueur? Rameau musicien continue à triompher même si ses adversaires avaient prédit qu'il ne passerait à l'histoire que comme scientifique. Le roi lui offre une pension annuelle et le nomme compositeur honoraire de la cour. Et Rameau bénéficiera en outre toute sa vie de la protection d'un généreux mécène.* De son côté Rousseau écrivain aura donné ses lettres de noblesse à une nouvelle conception de l'esthétique littéraire et artistique, le romantisme. Nous nous y attarderons en cours de route.
Rameau n'est pas le seul musicien à avoir provoqué de violentes réactions de rejet. Plusieurs compositeurs ont été l'objet de polémiques passionnées: nous évoquerons entre autres l'accueil fait à Paris aux premières représentations du Sacre du Printemps de Stravinski. Rousseau avait déjà montré comment l'accoutumance à certaines harmonies relève de la culture «Les plus beaux chants, a-t-il écrit, à notre gré, toucheront toujours médiocrement une oreille qui n'y sera pas accoutumée, c'est une langue dont il faut avoir le dictionnaire». Et Vuillermoz évoque pour sa part la rapidité avec laquelle l'auditeur s'habitue aux chocs auriculaires qui, «assénés généralement sous forme de dissonances, le surprennent d'abord, ébranlent ses nerfs, le troublent, le font souffrir et, souvent, l'indignent. Puis ces impulsions déterminent en lui d'étranges réactions, font vibrer des cordes insoupçonnées, libèrent des sensations secrètes qui n'attendaient que ce contact pour s'épanouir. Et le heurt qui lui avait paru cruel devient peu à peu voluptueux».
Ainsi avons-nous intégré Stravinski dont la musique fait maintenant partie du répertoire classique. «Car rien ne s'émousse et ne se métamorphose plus vite que les souffrances ou les joies de l'oreille». Nous cessons de trouver étranges certaines musiques: nous sommes pour ainsi dire entrés en elles pendant qu'elles nous pénétraient. Mais jusqu'où notre capacité d'absorption peut-elle aller? Et toute musique est-elle absorbable?