Newton et son importance en philosophie
Isaac Newton naquit le 25 décembre 1642 à Woolsthorpe, près de Nottingham. Tout enfant, il montrait déjà du goût pour la mécanique et construisait des machines, des moulins et des pendules. Il fut d'abord destiné à l'agriculture, mais quand on vit qu'il abandonnait comme berger les vaches et les brebis à elles-mêmes pour se livrer à ses réflexions, on, fit droit à son désir de se consacrer aux études. A l'Université de Cambridge il fut bientôt si fort en étudiant tout seul qu'il dépassa ses professeurs. Il conçut de bonne heure l'idée de ses grandes découvertes scientifiques, tant dans le domaine des mathématiques que dans celui de l'optique et de l'astronomie. Comme plusieurs autres des génies les plus grands de l'histoire de la science, il garda longtemps dans le travail et dans le silence du cabinet ses idées tôt conçues, jusqu'au jour où il put enfin leur donner le dernier, fini et les démontrer pleinement. Il semble avoir eu l'idée du calcul différentiel avant Leibniz, bien que celui-ci l'ait devancé par la publication de sa découverte; ses autres grandes découvertes sont la composition de la lumière et la loi de la gravitation, mais il ne nous appartient pas d'en parler plus amplement. Ses œuvres principales sont Principia philosophiæ naturalis mathematica (1687) et Opticks (1704). Après avoir été professeur à Cambridge pendant un certain nombre d'années, il passa le reste de sa vie à Londres, où il occupait une situation élevée à la Monnaie. Il mourut chargé d'ans en 1727.
La grande importance philosophique qu'avait la découverte de la gravitation de Newton, c'était surtout de constater que les lois physiques valables à la surface de la terre sont valables également dans l'univers entier, aussi loin que nous pouvons l'embrasser du regard. La pensée fondamentale de Newton, qui d'après la légende lui vint dans toute sa clarté en un moment heureux, était la suivante: nous devons étendre ce que nous avons vu se passer sur la terre au delà du domaine terrestre, et voir alors si les conclusions que nous pouvons tirer de cette façon concordent avec les observations. La pesanteur est plus grande dans les vallées qu'au sommet des montagnes; mais il n'y a pas de raison pour qu'elle cesse si nous nous transportons par la pensée dans la lune ou dans une des planètes. Le mouvement de la lune ne doit-il pas pouvoir se concevoir comme un mouvement de chute, la direction de son mouvement s'écartant de la ligne prescrite par la loi d'inertie autant que la loi de la chute l'exige, étant donné l'éloignement de la lune par rapport à la terre? Il a formulé dans son chef-d'œuvre, comme règle particulière d'investigation (regula philosophandi), ce qui guidait ses pensées dans cette hypothèse: «Les propriétés qui ne peuvent se renforcer ou s'amoindrir, et qui appartiennent à tous les corps sur lesquels on peut faire des expériences, doivent être considérées comme des propriétés de tous les corps en général... On n'a pas le droit d'imaginer de ces rêves frivoles qui répugnent à l'enchaînement des expériences (tenor experimentorum) et l'on n'a pas le droit de délaisser l'analogie de la nature, vu que la nature a coutume d'être simple et toujours d'accord avec elle-même... En vertu de cette règle nous apprenons que tous les corps gravitent mutuellement les uns vers les autres.» — Newton posa dans cette règle d'investigation le principe qui sert de direction à toute la science et à la philosophie moderne. Nous l'avons trouvée sous des formes différentes et appliquée différemment chez Copernic, Bruno, Galilée et Leibniz. C'est chez Newton qu'elle trouve l'application la plus scientifique.
C'était là un agrandissement grandiose du champ visuel. On vit alors clairement que l'ordre fixe et réglé par des lois, qui est celui de la nature, règne non seulement sur cette terre, mais dans tout l'univers. La conception mécanique de la nature fondée par Kepler, Galilée et Descartes devint par suite plus sûre et plus vaste. Le monde se révéla comme une grande machine. On avait, à la vérité, soupçonné qu'il en était ainsi; mais ce fut •alors seulement qu'on trouva ce qui fait la cohérence des parties de la machine. Une grande confiance dans la méthode scientifique, le sentiment de la valeur de l'esprit humain, qui avait résolu pareil problème, telles étaient les dispositions qui devaient se développer en ceux même à qui leurs propres forces ne permettaient pas de pénétrer la solution du problème.
La méthode employée par Newton était certes aussi importante que ses résultats. L'idée géniale qui, en vertu du principe d'actualité, étend la démonstration vraie d'un petit cercle d'expériences à des cercles plus grands, n'en est que le premier pas. La démarche suivante, c'est la déduction rigoureuse des conséquences contenues dans l'idée posée. Et la troisième, c'est la preuve que ce qui découle ainsi logiquement de l'idée concorde avec l'expérience. La combinaison admirable de la déduction et de l'induction fait du chef-d'œuvre de Newton le modèle de toute investigation scientifique. Il commença part déduire les conséquences de son hypothèse, que toutes les planètes se meuvent d'après les mêmes lois que les corps tombant à la surface de la terre; puis il montra que les conséquences en sont vraiment confirmées par l'expérience. Enfin il conclut que c'est la même force qui agit en ces deux endroits. Des phénomènes, il s'élève à la loi, et de la loi à la force.
Il appelle cette force l'attraction, en ajoutant expressément que par cette dénomination il ne prétend fixer en rien la nature de la force, qu'il se borne à exprimer qu'elle fait rapprocher un corps d'un corps plus grand. A vrai dire, il ne croit pas à une force qui agisse de loin. Dans les Principia (2, 11) comme dans les Opticks (Query, 18-24), il déclare en effet que la force centripète devrait s'appeler plutôt «impulsion» (impulsus) qu' «attraction» (attractio). L'hypothèse la plus vraisemblable serait en effet d'admettre une matière éthérée pénétrant tout et moins dense à proximité des corps célestes qu'à de grandes distances de ces mêmes corps; cette hypothèse permettrait peut-être d'expliquer non seulement la pesanteur, mais encore la lumière et la chaleur. Son point de vue principal est toutefois exprimé dans le Scholium generale (à la fin du livre IIIe des Principia): «Je n'ai pas encore pu faire dériver des phénomènes la raison des propriétés de la pesanteur, et je ne me mêle pas d'inventer des hypothèses.» Pemberton (A view of Sir, Isaac Newton's philosophy, London, 1728, p. 407), raconte que Newton s'est plaint à lui d'avoir été mal compris du public. On croyait qu'il avait voulu par ce terme d'attraction donner une explication, alors qu'il voulait simplement attirer l'attention sur une force de la nature, dont il appartenait à une investigation plus complète de rechercher la cause et la puissance. Toutefois il inclinait (et ses disciples encore plus que lui) à voir dans la pesanteur une action immédiate de Dieu. — La doctrine de Newton n'est point du tout dans une opposition aussi marquée avec la physique cartésienne, que le croyaient les Cartésiens, Leibniz et beaucoup des amis de Newton. A proprement parler, il partage les vues générales de Descartes, bien qu'il en corrige les manières de voir spéciales grâce à la perfection de sa méthode. Il fut accusé bien à tort de vouloir réintroduire les «qualités occultes» de la scolastique. Il a satisfait à sa propre exigence: de ne poser que des causes qui puissent se démontrer (veræ causæ).
Mais ce n'est pas seulement par ses résultats et par sa méthode que Newton agit sur l'histoire de la philosophie. Il se présente en même temps chez lui, soit comme fond de sa doctrine scientifique, soit comme conséquence de celle-ci, une conception particulière du monde qu'il est intéressant de mentionner.
Il y a entre la conception religieuse de Newton et sa théorie mathématique de la nature une relation remarquable, qui tient à sa théorie de l'espace. (Les passages principaux sont le Scholium après les définitions contenues dans les Principia et Query 31 dans Opticks.) La conception vulgaire (vulgus) admet à tort, dit Newton, que le temps, les espaces, les lieux et les mouvements sensibles sont vrais. Elle les détermine d'après leur relation avec les choses sensibles. Mais il n'est pas dit qu'il y ait un corps quelconque à l'état absolu de repos, en sorte que nous pourrions le prendre comme point de départ pour déterminer les lieux et pour distinguer le mouvement réel du mouvement apparent. Pour qu'il pût y avoir un mouvement réel (c'est-à-dire un mouvement comme celui supposé par la loi d'inertie), il faudrait qu'il y eût un espace absolu et un temps absolu, non déterminés par leurs rapports avec un objet extérieur quelconque (sine relatione ad externum quodvis). Il faudrait qu'il y eût des lieux absolus, immobiles, pour qu'une détermination de lieu absolue pût se faire; mais la sensibilité ne peut nous montrer de pareils lieux. Les lieux absolus (loca primaria) sont des lieux tant pour eux-mêmes que pour toutes les autres choses. L'espace vrai et le temps vrai sont l'espace mathématique et le temps mathématique, mais ils ne sont pas objets de sensibilité. — Il est assez étrange que nous trouvions chez le grand savant le penchant dogmatique à passer brusquement du phénoménal et du relatif à l'absolu. Il postule un espace en soi (une espèce de locus sui), comme Descartes, Spinoza et Leibniz postulent une cause en soi (causa sui). Il ne fait pas seulement de sa conception mathématique une conception susceptible de nous guider dans le calcul des rapports des phénomènes; il la pose comme la vraie manière de voir, par opposition à la manière de voir sensible ou vulgaire, qui ne parvient pas à dépasser le relatif. Il fait une réalité vraie d'une abstraction mathématique. Dans la pratique (in rebus humanis), nous pouvons, à la vérité, nous en tenir à l'espace sensible, et oublier que la sensibilité n'est pas capable de nous montrer des lieux absolus: mais comme penseurs (in rebus philosophicis) nous devons faire abstraction des sens!
On pourrait sans douce montrer quelque hésitation dans les déclarations faites sur ce point par Newton, mais l'idée de l'espace absolu, idéal, conçu comme réalité, se rattache au noyau même de la conception du monde de Newton. L'espace n'est pas pour lui une forme vide, c'est l'organe au moyen duquel Dieu manifeste son omniprésence dans le monde et perçoit immédiatement les états des choses. C'est un «sensorium immense et uniforme». — L'étendue n'est donc pas pour Newton (comme pour Henry More) la marque caractéristique des choses matérielles. Est matériel seulement ce qui a, outre l'étendue, la solidité. Dans sa conception de l'espace considérée au point de vue de la philosophie de la nature, Newton se rapproche d'après ses propres déclarations de Gassendi, tandis que, en ce qui concerne le point de vue de la philosophie de la religion, il subit l'influence d'Henry More.
Pour ce qui est de l'existence de Dieu, Newton la prouve par la finalité et l'harmonie de l'ordre du monde; il abordait donc un thème sur lequel on broda des variations à l'infini pendant tout le XVIIIe siècle. — Comment se fait-il que la nature ne fasse rien en vain et prenne toujours les voies les plus simples? D'où viennent tout cet ordre et cette beauté que nous voyons dans le monde? Le mouvement des planètes autour du soleil dans des orbites concentriques à celle du soleil et situées presque dans le même plan, — en un mot toute l'admirable ordonnance (elegantissima compages) de notre système solaire ne peut s'expliquer d'après des lois mécaniques et ne peut s'être développée de façon naturelle. Ce n'est que de façon surnaturelle que les masses, les distances, les vitesses et les densités des différents corps célestes peuvent être convenablement organisées, et une force surnaturelle peut seule expliquer que les planètes tournent en cercle, au lieu de suivre la pesanteur et de tomber sur le soleil. Ajoutez à cela la remarquable structure, les organes et les instincts des animaux! — (Newton discute ce sujet dans les lettres à Bentley, outre le Scholium generale des Principia et Query 28 et 29 des Opticks, Cf. Brewster: Life of Newton II, p. 125 et suiv.)
Cependant la machine universelle n'est pas, de l'avis de Newton, absolument parfaite. L'essai de prouver l'existence de Dieu par la finalité de la nature peut se trouver facilement en contradiction avec lui-même: si en effet la nature a été créée parfaite, les forces immanentes en elle peuvent la maintenir en marche et l'activité de Dieu devient par la suite superflue. Cette possibilité n'apparaît pas dans la théologie de Newton, puisqu'il croit que l'influence réciproque des comètes et des planètes les unes sur les autres a fait naître dans le système des irrégularités qui rendent nécessaire l'action régulatrice de la divinité. — Ce point fut en butte aux vives attaques de Leibniz, qui compara malicieusement le système du monde de Newton à une pendule qui de temps en temps a besoin des soins de l'horloger. Clarke, disciple de Newton, défendit la doctrine de son maître, soutenant qu'il n'était pourtant pas possible de rendre Dieu superflu. — Ainsi on veut d'abord prouver l'existence de Dieu par l'ingéniosité du mécanisme de la nature — puis on craint que si l'ingéniosité est trop grande, l'existence de Dieu ne soit par là même réfutée, — et pourtant il faudrait que l'ingéniosité fût infiniment grande pour pouvoir fournir une preuve de l'existence de Dieu. — Cette partie de la pensée de Newton ne l'aurait pas à elle seule rendu célèbre. Par bonheur, l'esprit et la méthode propres au grand savant allèrent bien au delà de sa philosophie assez mal venue. Kant et Laplace montrèrent que le système solaire avait pu se développer de façon naturelle jusqu'à sa forme actuelle, et les grands mathématiciens français, surtout Lagrange et Laplace, démontrèrent que les irrégularités sont périodiques et se compensent. La doctrine et la méthode de Newton renfermaient une philosophie plus profonde que celle qu'il pouvait en tirer lui-même. Kant et Laplace furent de meilleurs disciples de Newton que Clarke. — Le danger qu'il peut y avoir à faire appel au surnaturel en matière de science se montre dans le propos cavalier tenu par Maclaurin, disciple de Newton qui a fait un excellent exposé de sa doctrine. Il dit des révolutions qui semblent s'être accomplies à des époques antérieures sur la terre: «Dieu ayant formé l'univers sous sa dépendance, il est obligé de le renouveler de temps en temps, et il ne semble pas qu'il importe beaucoup de savoir si ces grands changements sont produits par l'action de choses extérieures ou par les forces mêmes qui ont formé les choses à l'origine.» C'est déclarer superflue toute théorie évolutionniste, supprimer toute une série de problèmes scientifiques. Rien n'était plus loin de l'esprit qui avait présidé à l'éclosion de la véritable doctrine de Newton.