Une vie de Poussin annotée par Ingres
La vie de Poussin hanta d'autant plus Ingres que, par différents points, la sienne propre s'y apparentait. Comme le maître des Andelys, il vécut longtemps loin de sa patrie. Jeune homme d'abord, méconnu, brutalisé, il s'enferma dans Rome puis dans Florence (1806-1824); il ne revint en France qu'à l'âge de quarante-quatre ans, rapportant ce chef-d'œuvre : le Vœu de Louis XIII. En 1834, il s'en alla de nouveau, écoeuré par la sottise d'une critique qui n'avait rien compris au Martyre de saint Symphorien. Six années durant, il ne quitta guère la Villa Médicis que pour ses promenades quotidiennes du Pincio ou ses longues rêveries de la Villa Madama, devant les fresques à demi éteintes de Jules Romain. Il se croyait toujours méconnu. Il lui semblait que tout le monde était coalisé contre lui et que jamais on n'admettrait pleinement la forte leçon de son génie. Alors il se remémorait les misères dont, avant lui, on avait abreuvé tant de hauts esprits :
- Homère, repoussé, mendie. Apelle accusé par la Calomnie et sauvé par la Vérité. Son ouvre de justificateur. Phidias, accusé injustement, meurt misérablement, si ce n'est violemment...
- Enfin notre grand Poussin, persécuté par un Fouquières, dégoûté, quitte la France qu'il devait orner; l'Italie le reçoit pour toujours, l'adopte et l'appelle italien (1).
De ces sujets – on y voit, par exemple, Poussin éclairer un cardinal dans son escalier – voici les huit principaux, groupés par Ingres lui-même sur le plus précieux de ses cahiers :
- I. - Sa vie est en danger aux Quatre-Fontaines, à Rome; il est assailli par des soldats espagnols et ne doit son salut qu'à son courage, en se défendant avec son portefeuille.
II. - En présence du saint André du Dominiquin, les Fouetteurs (2), il persuade les jeunes peintres qui dessinent celui du Guide de l'abandonner pour étudier d'après celui du Dominiquin.
III. - Poussin soigné par la famille Jacques Duguet; celui-ci lui donne sa fille en mariage.
IV. - Guaspre Duguet, frère de sa femme, devient son élève et son ami; il l'emmène en France avec lui.
V. - Le Cardinal de Richelieu reçoit le Poussin à bras ouverts.
VI. - Poussin démêle le Roi, qui était mêlé parmi les courtisans pour éprouver sa sagacité, en s'enclinant respectueusement devant le monarque.
VII. - Vouet, Fouquières et Lemercier ligués contre Poussin.
VIII. - Poussin entouré de ses amis et peintres de son temps, discourant, respecté, écouté et admiré, se promenant sur la place d'Espagne ou la Trinité du Mont.
Dans sa jeunesse, quand il attendait à Paris que le gouvernement consulaire l'envoyât à Rome, la première commande officielle qu'on lui fit, c'était un dessin pour la gravure du Jugement de Salomon – celui de Nicolas Poussin, qui est au musée du Louvre. – Des difficultés administratives survinrent qui l'empêchèrent de mener l'entreprise jusqu'au bout; mais il n'oublia jamais le dessin de Salomon et il le jugeait assez important pour l'inscrire au nombre de ses œuvres (4).
Le Musée Ingres, à Montauban, ne garde pas moins de treize tableaux ou fragments de tableaux, oeuvres originales ou copies d'après Poussin, et cela encore est significatif. Lorsque, en 1883, Ingres protesta contre un coup d'État qui, selon lui, compromettait l'enseignement artistique, il ne manqua pas de s'appuyer sur Poussin pour déclarer qu'il était inutile de créer un atelier de peinture :
- Le dessin est tout, c'est l'art tout entier. Poussin n'avait-il pas dit : «Cette application singulière à étudier le coloris n'est qu'un obstacle qui empêche de parvenir au véritable but de le peinture, et celui qui s'attache au principal acquiert par la pratique une assez belle manière de peindre»?
Ah ! qu'il était poussinesque celui qui empruntait au vieux maître cette définition de la peinture : «Une imitation faite avec des lignes et couleurs, en quelque superficie, de tout ce qui se voit sous le soleil, ayant pour fin la délectation » ! Quand Poussin disait que le Caravage était venu au monde pour «détruire» la peinture, Ingres ajoutait, en pensant à Delacroix : «On pourrait bien en dire de même de Rubens et de tant d'autres!...» Ils étaient faits pour s'entendre et, à travers les siècles, Ingres reprenait les traditions de clarté, de simplicité, de grandeur héritées de Poussin – lui-même héritier de l'antiquité classique dont il avait retrouvé les hauts enseignements parmi les ruines de la campagne romaine :
- Pline, en nous peignant les malheurs et la simplicité des mœurs de Protogène, aux yeux de la postérité en a fait l'image de la vertu. La vie de Poussin offre un aussi bel exemple; comme celle de l'artiste grec, elle est l'école du grand peintre, du sage et du philosophe.
En 1821 parut un livre, une traduction française, qui portait ce titre : «Mémoires sur la Vie de Nicolas Poussin, par Marie Graham, auteur d'un Voyage aux Indes, etc.» (5). - Les Mémoires étaient suivis des Deux dialogues des Morts de Fénelon, destinés à décrire deux tableaux du Poussin – où Parrhasius et Poussin, d'une part, Léonard de Vinci et Poussin, d'autre part, échangent des considérations générales sur les mérites respectifs des anciens et des modernes. Un Catalogue des principaux tableaux du Poussin terminait l'ouvrage.
Qui était Marie Graham ? Le traducteur anonyme en disait peu de chose, assez toutefois pour faire entendre qu'elle était une femme remplie de savoir et de mérite. Un séjour de deux années à Rome lui avait permis de réunir les matériaux de cette biographie. Celui qui avait accepté l'honneur de présenter aux Français l'ouvrage de Marie Graham sur le peintre d'Eudamidas ne pouvait enregistrer sans réserves son jugement sur l’École française : «Nous en appellerons», disait-il. Il disait aussi : «Nous contesterons quelques-unes de ses idées sur l'état de la peinture en Angleterre, idées que l'on pourrait mettre au rang des préjugés nationaux.»
La notice du traducteur révélait d'ailleurs que Marie Graham était «peintre elle-même».
Marie Graham, c'était aussi Lady Callcott, auteur de plusieurs autres livres qui ne sont pas sans valeur : – ses deux noms sont ceux de ses deux maris.
Ingres se procura les Mémoires sur la Vie de Nicolas Poussin; il les lut. En plus d'un point, apparemment, il n'en fut pas satisfait : il les annota, souvent avec sévérité, parfois même avec indignation, estimant, comme le traducteur, que Marie Graham excédait ses droits d'insulaire, quand elle parlait de l'École anglaise, et qu'elle mettait une partialité excessive à juger l'École française.
Le volume ainsi annoté, Ingres en fit présent à l'un de ses amis. Sur la première page on lit cette déclaration manuscrite :
A. Le Go,
Secrétaire de l'Académie.
Le fils du signataire, M. Henri Le Go, ingénieur en chef des Forges et Chantiers de la Méditerranée, a pieusement conservé cet exemplaire des Mémoires sur la Vie de Nicolas Poussin.
C'est de lui que nous le tenons, avec tant d'autres documents précieux pour l'histoire du maître montalbanais.
Dès les premières pages de la Préface, Ingres protestait (6). Marie Graham prétendait que «les deux ou trois tableaux d'autel qu'il [Poussin] a peints pour quelques grandes églises sont au-dessous de ceux de plusieurs de ses rivaux». Ingres écrivait, en marge : «Non. Ils sont dignes de lui et toujours supérieurs aux autres.» L'une des idées de l'ouvrage, c'est que la liberté publique donne un réel essor aux arts : «Ce fut donc, comme on devait l'espérer, à Bologne, la plus libre de ces villes [des Etats de l'Église], que se forma la seconde École de peinture.» Ingres ajoute : «Et la première de la décadence.» Et, une page plus loin, Marie Graham exprimait l'espoir que les Anglais devront leur art à la liberté, lngres lui répond : «Mais il y a bien longtemps que vous en jouissez, de cette liberté. Allons, paraissez donc.»
C'est en 1820 que Marie Graham écrivait. David, à Bruxelles, jetait alors ses dernières lueurs sur l'École française. Prud'hon ne cessait pas de produire. Gros, Guérin, Gérard étaient pleins de vie et, jusque dans leurs erreurs, ils attestaient la vitalité de notre génie. Quelques années encore, et l'ardeur des romantiques, aussi bien que celle des élèves groupés autour d'Ingres, allait donner au monde le spectacle magnifique d'une nouvelle renaissance de l'art français. Marie Graham s'en faisait accroire à elle-même quand elle proclamait que l'École anglaise était « maintenant la meilleure de l'Europe » : – «Ah! madame est Anglaise, répliquait lngres, et ne se dit pas de sottises.» Elle donnait pour preuve «les productions étrangères», sans plus : «C'est trop simple pour un bel esprit», déclarait Ingres.
Une note de Marie Graham laisse entendre que les seuls paysagistes anglais peuvent, en 1819, rivaliser avec Guaspre-Poussin et Claude Lorrain – Wilson et Turner en tête. – «Les Français, les Allemands et les Italiens faisaient des vues correctes ou imaginaires; mais nous n'avons vu rendre la poésie de Rome d'une manière satisfaisante que par des Anglais.» Pour Ingres, c'est là une «erreur mensongère ou passionnée». Il redouble par cette remarque : «Doucement, madame, car c'est le seul M. Boguet, Français, qui est leur digne successeur [de Guaspre et de Claude Lorrain], mais il n'est, à la vérité, connu et apprécié que de bons esprits» (7).
Ingres approuvait Marie Graham cependant : – «Cela est vrai» –, quand elle disait des Allemands qu'ils se fourvoyaient, dans leur imitation des anciens, «en prenant trop exactement le contraire du mal pour le bien» et en adoptant «une simplicité puérile». Mais quand elle constatait que les Italiens, devenus «nuls en peinture», se jetaient tous dans la sculpture pour suivre «l'exemple de Canova», Ingres s'écriait : «Et c'est un exemple faux et misérable» – les deux termes devant s'appliquer au sculpteur maniéré qui précipitait à sa perte l'art italien.
Mais entrons avec Ingres et Marie Graham au vif du sujet.
Les débuts du jeune Poussin, aux Andelys, remontent, suivant notre biographe, à une époque où l'art de peindre était «fort peu avancé en France». À quoi Ingres, qui n'ignore pas les origines de l'art français, riposte aussitôt : «Madame se trompe. Une foule de noms illustres existaient déjà.» Puis : «Un Anglais ou une Anglaise n'a pas toujours le droit de parler ainsi» des défauts de l'Ecole française, pour affirmer ensuite qu'on entrevoyait «le goût épuré de Lebrun» : – «Lebrun n'a jamais eu le goût épuré», proteste le lecteur, qui ne manquera aucune occasion de réclamer contre la place qu'attribue à ce peintre, au premier rang, Marie Graham. Quand elle parlera des maximes sur l'art que Poussin fit entendre à «Lebrun, sur le Pincio» : – «Il aurait dû en profiter davantage», grommelle Ingres. Et, devant l'éloge excessif de Lebrun, par Claude Nivelon, reproduit là : – «c'est la première flamme française qui depuis longtemps ait jeté quelques étincelles» – Ingres murmure encore : «Une de nos flammes de quatrième ou cinquième ordre.»
«Horatius Cocles sur le pont [tableau de Lebrun] a été longtemps pris à Paris pour l'ouvrage du Poussin... Il est maintenant à la galerie du Collège de Dulwich». – «Il faudrait le revoir aujourd'hui», conseille Ingres.
Nous l'avons vu nous-même, au collège de Dulwich : le conseil était d'une savoureuse ironie, et nous l'avons senti dès l'abord. L'œuvre de Le Brun n'a aucun des charmes qui, dans la même galerie, caractérisent si formellement l'Enfance de Jupiter, du Poussin, par exemple, le Triomphe de David, les cinq tableaux qui représentent là le grand maitre (8).
A dix-huit ans, Poussin arrivait à Paris, où sa douceur lui attira quelques amitiés fidèles, celle de Courtois, notamment, mathématicien du roi, Courtois lui mit sous les yeux des gravures de Marc-Antoine et des dessins des grands maîtres italiens où il «apprit à concevoir ses sujets d'une manière noble et historique», – «que les Anglais n'ont jamais et ne sentiront peut-être jamais», ajoute Ingres. – Rentré aux Andelys, il peignit beaucoup à la détrempe; d'où la dureté qu'on lui reprochera plus tard : – «Non, absurde», dit Ingres.
Il procède ainsi, en marge, par affirmations ou par négations rapides, en homme qui ne suspend sa lecture que pour la commenter au passage, d'un trait vif. Quand elle suit Poussin à Rome, où il étudie l'antique, Marie Graham disant que «les tableaux historiques des anciens ressemblent plus à des sculptures coloriées qu'à des tableaux», Ingres griffonne : «Madame se trompe.» Quand elle nie qu'ils aient pratiqué la perspective : «Erreur.»
L'histoire est bien connue de Poussin copiant la Flagellalion du Dominiquin dans l'église de Saint-Grégoire, où le même sujet traité par le Guide attirait la foule des jeunes peintres. Poussin, cité par Marie Graham, osa comparer un autre tableau du Dominiquin, la Communion de saint Jérôme, à la Transfiguration de Raphaël : – «Il osa, à la vérité, beaucoup trop», dit Ingres – et, lorsque Poussin proclamera que les chefs-d'œuvre de l'École romaine sont justement ces deux pages et la Descente de Croix de Daniel de Volterre, il conclura, lui : «N'en déplaise à notre grand peintre, les chefs-d'œuvre de l'Ecole romaine sont les peintures du Vatican, de Raphaël et de Michel-Ange». – «Non», répliquera-t-il encore à cette assertion de Poussin que la Communion de saint Jérôme est «un des plus beaux tableaux du monde». – «Faux et absurde», lancera-t-il à Marie Graham, qui baptise de «nouveau et charmant» l'art des Carrache.
Plus loin, il approuve la réponse de Poussin à ceux qui l'accusaient d'avoir peint le Christ dans sa gloire comme un Jupiter tonnant : «Je ne puis ni ne dois me représenter le Christ, en quelque situation que ce soit, sous la figure hypocrite et dolente d'un sectaire ou d'un moine mendiant...» – «d'un Père douillet», dit Ingres.
Marie Graham assure que les derniers ouvrages de Raphaël sont les meilleurs : «C'est une question que Madame résout trop facilement peut-être», suivant l'annotateur. Il la secoue un peu rudement lorsqu'elle a l'audace d'inscrire côte à côte les noms du Guide et de Michel-Ange : «Mauvais goût, manque de tact, de venir nommer le Guide après Michel-Ange.»
Quelle que fût son admiration pour son cher Poussin, il n'admettait pas, nous venons de le voir, qu'on le comparât à Raphaël. L'Extase de saint Paul, peinte pour faire pendant, chez M. de Chanteloup, à la Vision d'Ezéchiel, il ne voulait pas qu'on la mît «sur la même ligne» que le tableau de Raphaël : «Non ! s'écrie-t-il, on n'a jamais pu le dire, si ce n'est le chevalier del Pozzo, grande ignorance ou grande passion pardonnable, au reste, pour un si grand homme que Poussin.» Et, comme notre Anglaise explique les défaillances de Raphaël – peu à son aise, suivant elle, dans de tels sujets où Poussin excellait : – «Ignorance crasse – fulmine-t-il – sur le mérite de l'homme-Dieu, Raphaël, qui s'est surpassé lui-même dans ce tableau». – C'était, d'ailleurs, il faut bien le dire, le propre sentiment de Poussin qui, en décembre 1643, envoyait l'Extase de saint Paul à M. de Chanteloup avec ces lignes : «Je vous conjure d'éloigner mon tableau de celui de Raphaël, autant pour éviter la calomnie que pour m'épargner la confusion que j'éprouverais en voyant mon ouvrage faire le pendant de celui de cet illustre peintre, et perdre par là le peu de mérite qu'il possède.»
Poussin exécuta une double suite des Sacrements : «On remarqua que celui du Mariage était le moins bon», d'après Marie Graham. Ce n'est pas l'avis d'Ingres : il estime que la remarque venait «mal à propos». En 1642, Poussin envoya Moïse sauvé des eaux à M. Pointel, ce qui rendit jaloux M. de Chanteloup : celui-ci jugeait l'envoi «supérieur aux tableaux que le Poussin avait peints pour lui», – «Il se trompait», dit Ingres. – En 1648, vient Rébecca et Éliézer au puits – «le plus beau de ses admirables tableaux», selon Ingres, et il constate «le bon goût qu'avait M. Pointel», – lequel avait commandé Rébecca. – On offrit des sommes considérables du tableau, mais M. Pointel ne voulut pas s'en séparer, «ne fût-ce qu'un seul jour». Ingres soupire : «C'est heureux !»
Marie Graham paraît n'admirer que modérément Renaud et Armide : – «Tableau délicieux», dit Ingres. – Le nom de Landon, peintre et critique, étant venu sous la plume de l'auteur, Ingres, qui n'avait pas oublié l'injustice montrée par ce confrère, aux Salons de 1806 et de 1819, écrit : «Peut-on célébrer tel misérable !»
Les Saisons, de Poussin, furent peintes pour le duc de Richelieu. Lorsqu'on les vit à Paris, l'Hiver surtout produisit grand effet et Marie Graham le rappelle : – «Oui, dit Ingres, mais on n'estime pas assez les autres.» – Puis la biographe est traitée deux ou trois fois d’«absurde», parce qu'elle n'aime pas l'effet général du Déluge et qu'elle n'admet pas une cataracte là où «toutes les eaux devraient être de niveau». Elle conclut un peu vite que certains sujets «ne peuvent se rendre» : Michel-Ange n'a pas pu nous faire comprendre, dans la Chapelle Sixtine, «que le moment est venu où chacun doit rendre compte». – «Il ne faut que des yeux cependant», assure Ingres, – et c'est le même homme qui, disant à ses élèves de regarder la nature, ajoutait : «Prenez mes yeux!»
Marie Graham cite une lettre de Poussin à Félibien, où il critique un historien qui paraît avoir parlé de la peinture comme un avengle le pourrait des couleurs. Véritablement, il n'y connaissait rien. Il n'est pas le seul : «Plusieurs de ceux qui ont tenté la même entreprise ont reçu la récompense qu'ils méritaient, c'est-à-dire le ridicule.» Ingres savoure le morceau : «Attrape!» – Et, dans cet «Attrape!» il y en a pour Landon, pour Kératry, pour Chaussard et tous les autres qui ont dénigré le peintre de l'Odalisque.
Ingres, au demeurant, était de cet avis que pour parler congrûment de la peinture, un peintre vaut n'importe quel critique. Marie Graham prise très haut les écrits de Reynolds. Mais, comme elle vante «l'expression et la beauté des tableaux de Reynolds», Ingres en conteste au moins la «beauté : oh! non». Il accorde, après cela, que les leçons rédigées par Reynolds ont souvent du mérite. «L'esprit suffit pour faire comprendre les leçons de Reynolds», dit Marie Graham : – «Oui, c'est vrai quand il dit bien», précise Ingres. Mais il est tout à fait mécontent de cette singulière comparaison d'après laquelle Poussin, s'il avait écrit, se serait élevé «à la hauteur des principes de Reynolds». – «Oh! de grâce, Madame, ne comparons pas ainsi.»
Poussin donnait lui-même l'exemple de la modestie en refusant de se laisser placer par ses amis au rang des «hommes dont le mérite et la vertu surpassent autant les miens – disait-il – que la planète de Saturne est élevée au-dessus de la nôtre». Loin d'y rien perdre, il y gagne ce commentaire : «Admirable honnête homme!»
Marie Graham appuie son jugement sur celui de Reynolds lui-même qui étudie Poussin et Rubens : «On peut opposer à cette manière éclatante [celle de Rubens], négligée, abandonnée et sans précision» – Ingres ajoute : «Fausse et désastreuse pour l'art !» – la manière simple, soignée, pure et correcte du Poussin, et on aura un parfait contraste.» – Ingres, là-dessus, réclame encore : «Mais un contraste monstrueux, qu'il n'est point nécessaire et qu'il est dangereux de citer». – Reynolds reprend : «Cependant ces deux caractères, bien qu'opposés, avaient un rapport :» – «Aucun !» rectifie Ingres; – «c'est que tous deux conservèrent un accord parfait dans les diverses parties de leurs genres respectifs, etc.» – Ingres, jugeant inutile, avec raison, de comparer ou d'opposer l'un à l'autre deux peintres qui n'ont aucun lien commun, s'élève contre ce qu'il y a de faux dans les idées de Reynolds : «Sophismes... Mais il faut bavarder et faire des livres. Heureusement qu'il se trouve d'excellentes choses dans celui-ci», – celui de Reynolds. – Le maître anglais écrit encore : «J'ai eu souvent l'idée que sa vénération [celle du Poussin] pour les anciennes statues lui faisait désirer de donner l'air de peintures antiques à ses tableaux.» – «Il avait raison. Ils sont la nature», dit Ingres. – Reynolds ajoute : «Ses meilleurs ouvrages ont beaucoup de sécheresse.» Ingres émet un avis absolument contraire : «Jamais y eut-il rien de sec dans les ouvrages du Poussin !» – «Erreur», objecte-t-il encore à cette affirmation de Reynolds que Poussin, à la fin de sa vie, changea sa manière.
Marie Graham s'attire encore une fois la riposte : «Absurde!» en assurant que Poussin – il dessine si parfaitement les enfants qu'«en cela peu de peintres l'ont égalé» – n'a pas su pourtant donner à ses tableaux de Sainte Famille un caractère de beauté particulière. En revanche, Ingres l'approuve quand, avec assez de subtilité, elle explique pourquoi, ces sortes de tableaux étant fort nombreux, «il faut tout ce que l'art et la nature réunis peuvent produire de mieux pour qu'un nouveau tableau de la Sainte Famille fasse quelque plaisir, et, lorsque quelques-unes des grandes ressources de la peinture ne suppléent pas à ces inconvénients, on ne remarque que les défauts». Satisfait, il écrit : «Cela est vrai. Mais, les conditions remplies, on arrive au sublime, et dans cela Poussin même n'a sagement pas essayé de lutter.» – Raphaël, a-t-il déclaré un peu plus haut, se place là «à côté de Zeuxis», par «l'expression convenable» au sujet.
Aussi bien, estimant que «la louange pâle d'une belle chose est une offense», Ingres ne peut supporter que Marie Graham qualifie la Vierge à la Chaise de «charmant tableau» : – «Voilà une expression qui prouve le degré du goût de Madame !» Puis, quand elle écrit : «Comme le but de la peinture est de plaire» (il rectifie : «Mais de plaire aux bons esprits»), «on peut mettre en doute si ce grand peintre n'a pas poussé trop loin l'attention qu'il portait à l'expression» : – «Zeuxis l'aurait pensé. Il la sacrifiait un peu, dit-on, pour tout donner à la beauté.»
Marie Graham assure en terminant que Poussin eût été sans doute plus grand s'il n'avait pas négligé le modèle vivant, s'il avait pratiqué «d'après nature, pour ses figures, comme pour ses paysages»; elle reproche enfin aux maîtres romains de n'avoir point connu les charmes du clair-obscur ni de la belle couleur. Tout cela est traité par Ingres, à trois reprises, de «bavardage, absurde au plus haut point». Et, les dernières lignes de la biographie déclarant que celle-ci fut écrite par «une personne sans préjugés», Ingres riposte : «Avec beaucoup de préjugés».
Son dernier mot, à lui, s'inscrit à la fin du Catalogue, où l'auteur dit pour quelle raison la plupart des tableaux de Poussin ont été gravés : – ils perdent moins à la gravure que tant d'autres, «le principal mérite de cet artiste étant dans la. composition». – Ingres, disciple de Raphaël et du Poussin, tenait que le ton historique est tout. La réserve de Mary Graham lui paraissait donc une sottise. Il écrivit : «Pourquoi finir par une sotte désobligeance à un héros, et le vôtre, dites-vous !» Et il signa : «INGRES».
Notes
(1) Les Dessins de Ingres du Musée de Montauban, par Henri Lapauze (Cahier IX, verso du folio 35), p. 217.
(2) Cahier IX, verso du folio 66. - Voir les Dessins, p. 236. – [l’appel de note du texte est manquant dans la version publiée de l’article – note de l’Encyclopédie de l’Agora].
(3) La Flagellation de saint André.
(4) Cahier IX, folios 65-66, et cahier X, folios 22-27. – Voir les Dessins, p. 234 et 247.
(5) Chez Pierre Dufart, libraire, quai Voltaire, no 19. – 191 pages in-8o.
(6) Ses annotations manuscrites se trouvent aux pages VI, X, XI, XII, XIV, XVI; 7, 9, 11, 17-19, 28-32, 34, 36-37, 48, 68, 74-75, 80-84, 86-87, 89, 91-93, 95-102, 105, 109-110, 114-116, 118-120, 191.
(7) Nicolas-Didier Boguet, né à Chantilly (Oise), le 18 février 1755, mourut à Rome, où il avait passé presque toute sa vie, le 1er avril 1839, Ingres dirigeant l'Académie de France.
(8) Le nom de Le Brun n'apparaît même pas dans la visite faite, il y a
vingt-trois ans, par un Français à cette petite collection des environs de Londres : – La Dulwich College Gallery, par Paul Rouaix (Gazette des Beaux-Arts, 1er mars 1886, p. 233-245).