Article «Watteau» de la Grande Encyclopédie
Tout en se livrant à cette besogne insipide moyennant «trois livres par semaine et la soupe tous les jours», Watteau s'était lié avec un peintre d'Anvers, J.-J. Spoede, élève de l'Académie royale, et avec, Claude Gillot, peintre, dessinateur, graveur, décorateur, d'une verve intarissable, et d'une fantaisie originale. «Gillot, ayant vu quelques dessins ou tableaux de Watteau, l'invita à venir demeurer chez lui.» L'accord entre le maître et l'élève, d'humeur également vive, ne fut pas de longue durée. Néanmoins, Watteau conserva toujours pour Gillot une grande reconnaissance, car «c'est chez lui qu'il se débrouilla complètement », dit Gersaint. C'est bien chez Gillot, en effet, qu'il prit le goût des scènes de théâtre, des fantaisies galantes, des arabesques à figurines, des mythologies et des singeries, et qu'il s'enhardit dans ses tendances naturelles à observer sans cesse les réalités environnantes et à jouir, en rêveur délicat, du spectacle de la vie mondaine ou rustique.
De l'atelier de Gillot il passa dans celui de Claude Audran, peintre d'arabesques et de grotesques, en grand renom, et devint vite, pour lui, un précieux collaborateur.
Audran habitait le Palais da Luxembourg, dont il était le conservateur, le «concierge», comme on disait alors. Watteau demeura plusieurs années avec lui, complétant ses études techniques par l'admiration quotidienne des grandes peintures de Rubens décorant la galerie de Médicis (aujourd'hui un musée du Louvre) et trouvant, à loisir, des sujets incessamment renouvelés d'observation et de rêve dans la foule des élégants promeneurs et des belles promeneuses qui fréquentaient les jardins à la mode, autant que dans les aspects variés de ce jardin lui-même, alors très vaste, très orné et cultivé en certaines parties, très boisé, en d'autres, désert et presque sauvage. Ses travaux, à cette époque, semblent avoir été, presque exclusivement, des travaux décoratifs, peintures de lambris, de paravents, d'écrans, de clavecins. Afin d'étudier le modèle vivant, il suivait d'ailleurs les cours de l'Académie royale. Le 6 avril 1709, il fut admis en loge, pour le concours du grand prix, avec Butin, Vernansal l’aîné, Grison, Parrocel. Le 31 août, le jury, composé de Coysevox, Girardon, Jouvenet, de La Fosse, Rigaud, Largillière, décerna le premier prix à Grison; Watteau n'obtint que le second.
C'est à ce moment que, désirant revoir sa famille et son pays, il fit montrer par Spoede à un marchand de tableaux, Sirois, une petite peinture, faite en ses moments de loisir et suivant son goût personnel, le Départ des troupes. Sirois en offrit 60 livres et commanda un pendant, Halle d'armée, que le peintre put aller exécuter à Valenciennes, où les passages de soldats, après la bataille de Malplaquet, lui offrirent de continuels sujets d'études. Son séjour auprès des siens se prolongea assez longtemps; de cette époque datent les Fatigues de la guerre, les Délassements de la guerre, l'Escorte d'équipage, le Défilé, et une quantité d'études militaires d'après nature. L'amour du peintre pour Rubens ne se révèle qu'à peine encore dans ces petits tableaux, d'une observation précise et juste, d'une touche nette et vigoureuse, mais d'une couleur brune et sombre, presque monochrome, qui leur donnait, pour les contemporains, un aspect de vieilles peintures.
C'est seulement après son retour à Paris, en 1712, où il descendit d'abord chez Sirois, que, par suite de circonstances diverses, le génie du coloriste éclatant et savoureux prit enfin possession de lui-même. Pierre Crozat, le collectionneur enthousiaste et éclairé, qui avait réuni, dans son hôtel de la rue de Richelieu, dix-sept mille peintures, objets d'art et dessins, commanda à Watteau, pour sa salle à manger, quatre panneaux, les Quatre Saisons. La même année, le 30 juillet, le jeune peintre est agréé par l'Académie, sur le vu de ses ouvrages, et charge Coypel et Barrois de lui demander son tableau de réception, dont le sujet est laissé à sa volonté. Watteau, rêveur et maladif, inquiet et instable, ne travaillant bien qu'à ses heures et à sa fantaisie, toujours mécontent de lui-même, devait laisser passer près de cinq années sans fournir l'œuvre promise. Vainement, chaque année, l'Académie lui faisait rappeler ses engagements. C'est seulement le 28 août 1717 qu'en désespoir de cause, il livrera, sans même l'achever, l'Embarquement pour Cythère (musée du Louvre), et sera reçu définitivement académicien. Ce chef-d'œuvre n'était, en effet, pour lui qu'une esquisse préparatoire, puisqu'il devait se remettre bientôt à traiter le même sujet, en y ajoutant de nombreuses figures, sur une toile plus travaillée et plus poussée, qui se trouve aujourd'hui au Palais impérial de Berlin.
Ces cinq années qui s'écoulent entre son élection et sa réception à l'Académie, de 1712 à 1717, sont, d'ailleurs, les plus laborieuses, les plus fécondes, et, semble-t-il, les moins malheureuses de sa courte vie. N'était l'instabilité de son caractère qui le fait sans cesse déménager pour fuir les importuns et suivre librement son rêve, il trouve autour de lui toutes les satisfactions de l'intelligence et de l'amitié. Sirois et son gendre, Gersaint, s'occupent de la vente de ses tableaux, le comte de Caylus et son ami Hénin deviennent ses compagnons de travail, Crozat redouble de prévenances et lui offre un logement dans son hôtel, en 1715. C'est le moment où Paris, délivré par la mort du vieux Louis XIV d'un long régime de pruderie maussade, reprend, avec la Régence, des habitudes de vie libre et joyeuse. Les comédiens italiens, exilés depuis 1697, rentrent en triomphe. Dans l'hôtel de Crozat, à Paris, ce ne sont que concerts et séances musicales; dans sa villa, à Montmorency, ce ne sont que réceptions, collations, divertissements. De tous côtés, au théâtre et à la ville, se succèdent les fêtes galantes; le peintre n’a qu'à regarder pour produire des chefs-d'œuvre d'élégance vive et rieuse, de coquetterie aimable, tendre ou passionnée. Les beaux peintres vénitiens qu'il consulte chaque jour chez Crozat, Titien, Giorgione, Campagnola, Véronèse, les Bassan, figuristes et paysagistes, qu'il étudie avec passion, faisant des esquisses d'après leurs tableaux, copiant presque tous leurs dessins, lui donnent d'utiles conseils dont il profite avec entrain. «Longue, période de rêverie et d'étude, dit P. Mantz. Il montre alors une grande diversité de caprices et des ambitions compliquées. C'est une douce flânerie dans l'idéal.» On peut rapporter à cette période les études de vues mythologiques, sous des influences vénitiennes et flamandes, telles que le Jupiter et Antiope et le Jugement de Paris, de la collection Lacaze, beaucoup de portraits et groupes de musiciens, la plupart des scènes et figures de la Comédie italienne, soit que le peintre les ait esquissées au théâtre même, soit qu'il les ait peints le plus souvent d'après des amis et des modèles en travestis.
Peu de temps après sa réception définitive à l'académie dut lui attirait trop de visites, Watteau quitta l'hôtel Crozat, pour se retirer d'abord chez le marchand Sirois, puis, vers la fin de 1718, avec son ami Nicolas Veughels, académicien et futur directeur de l'Académie de France à Rome, dans un quartier plus retiré, au faubourg Saint-Victor. De cette époque datent la Leçon de musique {coll. Richard Wallace, à Londres), et probablement la Finette et l'Indifférent (coll. Lacaze, au musée du Louvre). C'est vers la fin de 1719 que le peintre, de plus en plus maladif et inquiet, partit pour Londres, où il semble avoir été attiré à la fois par le désir d'aller consulter un célèbre médecin, le docteur Mead, et celui d'améliorer sa situation matérielle, en se faisant connaître des amateurs anglais. Il y resta probablement tout l'hiver et le printemps suivant, car on ne le retrouve à Paris, présenté à Rosalba Carrera, accompagné d'un Anglais, qu'au mois d'août 1720. Ses œuvres, en effet, furent appréciées à Londres, et, au dire de Gersaint, bien payées. Il y peignit, pour le docteur Mead, les Comédiens Italiens (coll. Camille Groult, à Paris) et l'Amour paisible (coll. empereur d'Allemagne, à Berlin. Exposition universelle de Paris, 1900), et peut-être aussi les quatre tableaux de Buckingham Palace (deux Fêtes champêtres, Scène de M. de Pourceaugnac, Arlequin et Pierrot). C'est à Londres aussi qu' il se lia avec les graveurs français, résidant en Angleterre, Bernard Baron et Philippe Mercier, et dessina leurs portraits (British Museum); ce dernier, peintre à ses heures, imita même ses peintures: l'Escamoteur (coll. Lacaze, musée du Louvre} est un spécimen de ses contrefaçons.
Au retour d'Angleterre, où il avait beaucoup souffert des brouillards et de l'isolement, Watteau se retrouva avec plaisir au milieu de ses amis, Gersaint, Crozat, Caylus, Antoine de La Roque, Julienne, Spoede, mais avec une santé de plus en plus compromise. Dès son arrivée, il travaille au Rendez-vous de chasse (coll. Richard Wallace, à Londres), et, descendu chez Gersaint, peint «pour se dégourdir les doigts» la fameuse toile qui devait servir d'enseigne à la boutique du marchand de tableaux. L'Enseigne, coupée, on ne sait ni pourquoi, ni à quel moment, en deux morceaux, achetée par le roi de Prusse, est aujourd'hui au Palais Impérial de Berlin. À mesure que ses forces physiques diminuent, son ardeur au travail semble s'accroître. Au printemps de 1721, il désire aller à la campagne, et son ami, l'abbé Haranger, l'installe, à Nogent-sur-Marne, dans une petite maison portée par Philippe Le Fèvre, intendant des musées. Il y fait venir, pour travailler avec lui, son ancien élève, Pater, vis-à-vis duquel il croit avoir des reproches à se faire. Il peint, pour le curé de Nogent, un Christ en croix. Il fait le projet d'aller à Valenciennes pour revoir sa famille; mais les forces lui manquent pour partir; après avoir pris ses dernières dispositions, partagé ses dessins, qu'il considère comme la meilleure part de son œuvre, entre ses quatre amis, Julienne, l'abbé Haranger, Hénin et Gersaint, il meurt dans les bras de ce dernier.
Telle fut la courte vie, inquiète et laborieuse, du grand artiste, modeste et sincère, qui, en renouvelant l'art de la peinture, dans sa conception et dans sa technique, remit le génie français, presque constamment soumis, depuis deux siècles, à l'influence exclusive des traditions italo-classiques, dans la voie traditionnelle de l'observation libre et vivante, et prépara ainsi l'évolution des écoles modernes. Ses contemporains, tout en admirant grandement le charme poétique de ses fantaisies champêtres et galantes, et la vivacité, souple et libre, de ses incomparables dessins, ne paraissent pas, en général, avoir compris la portée de la révolution qu'il accomplissait. Beaucoup ne virent en lui qu'un rêveur aimable et spirituel, tandis que son coup de génie avait été surtout de rappeler partout, dans la rêverie comme ailleurs, les peintres à un sentiment plus vif et à un respect plus constant des beautés immédiates de la réalité vivante en même temps qu'au goût des colorations franches et joyeuses, sous une action plus délicate et plus vive de la lumière. Les trop rares portraits de Watteau, celui de J.-B. Pater, sculpteur, père du peintre (musée de Valenciennes), celui de M. de Julienne (coll. C. Groult, à Paris), et l'Enseigne de Gersaint (Palais impérial de Berlin), montrent avec quelle résolution il ouvrit la route à Chardin, La Tour, aux SaintAubin, et, par eux, à tous les peintres de la vie contemporaine au XIXe siècle. La chronologie de ses œuvres est d'autant plus difficile à établir qu'elles furent exécutées en un petit nombre d'années. Les plus personnelles, les plus franches et les plus libres sont les plus proches de sa mort. Il en laissa un grand nombre d'inachevées qui furent probablement terminées par des élèves, et, de son vivant même, ses imitateurs furent nombreux et surtout très habiles. De là, des confusions fréquentes entre lui et eux, notamment Lancret et Watteau, que les travaux de la critique moderne ont néanmoins judicieusement éclaircies. Ses œuvres authentiques sont extrêmement disséminées. Parmi les collections publiques ou privées qui ont recueilli ses œuvres les plus importantes, on peut citer, en France, le musée du Louvre (l’Embarquement pour Cythère, le Gilles, la Finette; l'Indifférent, l'Assemblée dans un Parc, le Faux Pas, etc..), le musée de Valenciennes (Portrait de J.-B. Pater}, le musée Condé à Chantilly (Fête champêtre, l'Amour désarmé), la collection Groult, à Paris (le Flûteur, les Comédiens italiens, lé Portrait de M. de Julienne, et de nombreux dessins), en Russie, le musée de l'Ermitage et les collections particulières du tsar au Palais d'Hiver, à Gatchina et à Tzarkoié-Sélo (le Savoyard et sa marmotte, le Mezzetin, etc.); en Allemagne, le musée de Dresde (Réunions en plein air, Amusement champêtre), le musée de Berlin (l'Amour au théâtre français, l'Amour au théâtre italien, la Collation), la collection de l'Empereur d'Allemagne, la plus riche de toutes, avec douze pièces (l'Embarquement pour Cythère, composition définitive, les deux parties de l'Enseigne de Gersaint, le Plaisir pastoral, l'Amour paisible, la Leçon d'amour, le Concert, l'Assemblée dans un parc, les Comédiens français, la Danse, la Mariée de village); en Belgique, la galerie du duc d'Arenberg (la Signature du contrat); à Madrid, le musée du Prado (l’Accordée de village, le Bosquet de Bacchus); en Angleterre, les galeries de Dulwich (Fête champêtre, Bal champêtre), de Buckingham Palace (deux Fêtes champêtres, Arlequin et Pierrot, Pourceaugnac houspillé par ses femmes), celle de Sir Richard Wallace (Rendez-vous de chasse, Arlequin et Colombine, la Leçon de musique, etc.). Presque tous ces tableaux ont été gravés au XVIIIe siècle même par les plus célèbres artistes français contemporains (Larmessin, Moyreau, Ph. Lobas, Surugue, Cochin, etc.).