La guerre contre l'Irak

L'Agora
Positions de L'Encyclopédie de L'Agora sur la menace de guerre contre l'Irak, en février-mars 2003.
Nous ne pouvons rester neutres et passifs dans la conjoncture mondiale actuelle. Si modeste que soit encore notre savoir encyclopédique, nous souhaitons qu’il serve à assurer la paix ou ou à limiter les effets de la guerre, si elle est inévitable. Voici donc nos réflexions sur la crise actuelle, avec leurs prolongements dans divers dossiers de l’encyclopédie.

Les réalités de la guerre virtuelle
Depuis la poudre à canon, l’ordinateur est sans doute l’invention qui aura le plus contribué à modifier la guerre, toujours dans le même sens : celui de l’abstraction.


Lundi 10 mars 2003

Pays à vendre, avilissement des Nations Unies
Pour sauver l’honneur des Nations Unies faudra-t-il ostraciser les puissances qui achètent le vote des pays membres du Conseil de Sécurité?
Jacques Dufresne

Samedi 15 février 2003

Enfin un gouvernement mondial?
Plus de dix millions de personnes dans 600 villes du monde prennent le parti des Nations Unies face à l’unique grande puissance: les États-Unis d’Amérique. Est-ce l’acte de naissance du premier véritable gouvernement mondial ?
Jacques Dufresne

Vendredi 13 février 2003

Mondialisation à l’américaine ou universalité à la française?
La France, à la tête du front contre la guerre en Irak, aurait-elle renoué avec une tradition universaliste qui pourrait devenir une menace pour la mondialisation d’inspiration américaine?
Jean-Philippe Trottier

La fin de l’innocence américaine
«Nous croyons par tradition au sujet des dieux, et nous voyons par expérience au sujet des hommes que toujours, par une nécessité de nature, tout être exerce tout le pouvoir dont il dispose.» Thucydide.
Jacques Dufresne

La complexité géopolitique
Les Américains ne seraient-ils pas victimes de l’illusion qu’ils peuvent contrôler le plus complexe des systèmes vivants?
Par Andrée Mathieu

Guerre, paix et démocratie
Les Américains bénéficient encore du préjugé favorable à la démocratie. S’ils abusent de cet avantage, ils jetteront sur la démocratie une ombre semblable à celle qui, après 1918, a créé un contexte favorable à la dictature en Europe.
Par Jacques Dufresne
Lundi 24 mars 2003

Les réalités de la guerre virtuelle

Depuis la poudre à canon, l’ordinateur est sans doute l’invention qui aura le plus contribué à modifier la guerre, toujours dans le même sens : celui de l’abstraction. Le fusil établissait déjà une première distance entre les combattants, entre le geste de tuer et la blessure infligée. Le perfectionnement des armes et des moyens de transports a toujours eu pour effet de rendre la guerre plus abstraite.

Pour mesurer l’ampleur de ce phénomène, il suffit de comparer les faits d’arme du commandant des troupes américaines en guerre contre l’Irak, George W.Bush, à ceux d’Alexandre qui commandait les troupes grecques au moment où elles ont conquis le même pays. Voici, tiré de la Vie d’Alexandre par Plutarque, un passage montrant le roi des Macédoniens au combat, dans sa première bataille contre les troupes de Darius. «Alexandre, que l'éclat de son bouclier et le panache de son casque, surmonté de deux ailes d'une grandeur et d'une blancheur admirables, font remarquer de tout le monde, est personnellement assailli par un grand nombre d'ennemis, et atteint, au défaut de la cuirasse, d'un javelot qui ne lui fit point de blessure. Résacès et Spithridate, deux généraux de Darius, viennent ensemble l'attaquer; mais il évite le dernier, et, portant à Résacès un coup de sa javeline, il lui fait voler la cuirasse en éclats: il met sur-le-champ l'épée à la main, et, pendant qu'ils se chargent avec fureur, Spithridate s'approche pour le prendre en flanc; et, se dressant sur son cheval, il lui décharge sur la tête un coup de hache qui lui abat le panache, avec une des ailes. Le casque eut peine à soutenir la violence du coup, et le tranchant de la hache pénétra jusqu'aux cheveux. Spithridate allait lui porter un second coup, lorsqu'il fut prévenu par Clitus le Noir, qui le perça de sa javeline, en même temps que Résacès tombait mort d'un coup d'épée qu'Alexandre lui avait porté.»

George W. Bush est à 10 000 kilomètres du champ de bataille, dans un bureau, protégé contre tous les risques. Saddam Hussein est lui aussi un moderne de ce point de vue : il se tient aussi loin que possible du champ de bataille et l’on peut présumer que si ses soldats réclamaient sa présence au front il leur enverrait un sosie.

Dans Les hommes contre l’humain, paru au lendemain de la guerre de 1939-45, Gabriel Marcel établissait un lien entre la guerre et l’esprit d’abstraction. «Abstraire, c’est en somme procéder à un déblayage préalable, ce déblayage pouvant présenter un caractère proprement rationnel. Cela veut dire que l’esprit doit garder une conscience précise, distincte, des omissions méthodiques qui sont requises pour que le résultat visé puisse être obtenu. Mais il peut se faire que l’esprit, cédant à une sorte de fascination, perde conscience de ces conditions préalables et s’abuse sur la nature de ce qui n’est en soi qu’un procédé, on pourrait presque dire un expédient. L’esprit d’abstraction n’est pas séparable de cette méprise, je dirais volontiers qu’il est cette méprise même» (Gabriel Marcel, Les hommes contre l’humain, Paris, La Colombe, 1953, p. 116).

Plus la guerre est abstraite, plus elle est destructrice et moins elle exige de courage. Au cours de la guerre de 1939-45, les pilotes anglais, mettant ainsi leur vie en péril, bombardaient en piqué pour se rapprocher le plus possible de leur cible et limiter les pertes de vies humaines dans la population civile. Les pilotes américains faisaient tomber une pluie de bombes depuis leurs forteresses volantes. Ces bombes frappaient indistinctement les ponts, les églises et les hôpitaux.

Grâce à l’ordinateur, la gâchette peut se trouver à 10 000 km de la cible. Certes, le même ordinateur permet d’accroître la précision du tir, mais d’une manière générale la guerre continue de glisser vers l’abstraction ; elle ressemble de plus en plus à un jeu vidéo pour les militaires et à un spectacle multimédia pour les populations. Au début de la guerre contre l’Irak, la télévision française nous a montré deux garçonnets de Bagdad s’adonnant à un jeu vidéo violent, importé des Etats-Unis, pendant que les bombes américaines tombaient sur leur ville. Et nous étions les spectateurs de ce spectacle montrant des enfants en train de participer à un spectacle.

Dans ces conditions, la puissance des nations est déterminée de plus en plus par leur maîtrise des technologies et de moins en moins par le courage de leurs soldats et de leurs citoyens. Il en résulte une inégalité sans équivalent dans l’histoire. Tant que l’issue des batailles était déterminée par le courage, il y avait entre les humains au moins une égalité des chances, ce qui permit aux habitants d’une petite ville espagnole, Numance, de résister pendant onze ans aux Romains qui venaient d’abattre Carthage et de conquérir la Grèce. Les Romains eux-mêmes ne jouissaient pas dans le bassin méditerranéen d’un pouvoir comparable à celui des Américains à l’échelle du monde en ce moment.

Entre eux et tout autre ennemi qui oserait les affronter dans une guerre livrée selon les règles traditionnelles, la disproportion est telle que pour l’ennemi l’entrée en guerre serait l’équivalent d’un suicide. Qu’on l’appelle
terrorisme ou qu’on lui donne un autre nom, le rejet des règles est devenu pour le plus faible la seule stratégie possible. La disproportion confère même à cette stratégie une forme de légitimité. C’est la principale raison pour laquelle les Américains avaient intérêt à obtenir l’autorisation des Nations Unies. En se privant de cette source de légitimité, ils accroissaient la légitimité de leur adversaire terroriste. J’appelle terrorisme ici la stratégie qui consiste, pour les soldats irakiens, à se servir de la population civile comme bouclier, forçant ainsi leurs ennemis à livrer une multitude de petites batailles de rues plutôt que de grandes batailles rangées.

On apprenait aux premiers jours de la guerre d’Irak qu’il subsistait des poches de résistance dans les villes du Sud dont les autorités américaines avaient pourtant annoncé la reddition. Dans ces conditions, ou bien la coalition anglo-américaine acceptera de relever le défi des batailles de rue, ou bien elle s’en remettra à son aviation et à des attaques contre la population civile pour obtenir les capitulations désirées. La première stratégie coûterait très cher en vies humaines, mais elle aurait l’avantage de prouver au reste du monde que les membres de la coalition peuvent l’emporter même quand ils doivent miser sur leur courage plutôt que sur leurs technologies. Tout indique que c’est la seconde stratégie qui sera retenue, mais qui sait quelle réaction elle provoquera dans les pays arabes voisins et dans le reste du monde ? Et si la victoire est acquise au prix d’horreurs cent fois pires que celles dont furent victimes les New-Yorkais, s’agira-t-il d’une victoire ? À vaincre sans péril...

En 1991, immédiatement après la guerre du Golfe, George Bush père avait incité les Chiites du Sud de l’Irak à l’insurrection contre Saddam Hussein, mais quand l’heure de la vengeance sonna pour le raïs, les Américains ne traversèrent pas la frontière du Koweit pour protéger ceux qu’ils avaient incités à la violence. Selon un général anglais interviewé par la télévision de son pays, ce fut là l’une des pires erreurs de l’histoire américaine. L’épuration provoqua, dans les conditions qu’on imagine, la mort de 300 000 personnes, parmi les Chiites et les Kurdes au Nord.

Voilà pourquoi les villes chiites du Sud, que l’on croyait hostiles au régime irakien, offrent une résistance inattendue. Jusqu’où la résistance ira-t-elle à Bagdad et dans les autres villes du Nord ? Les habitants de Numance ont préféré mourir jusqu’au dernier à l’intérieur des murs de leur ville plutôt que de se rendre aux Romains. Soutenus comme ils le sont par leurs co-religionnaires des pays voisins, les Irakiens pourraient tenir assez longtemps pour obliger la coalition à poser des actes qui la déshonoreraient.






Lundi 10 mars 2003

Pays à vendre, avilissement des Nations Unies.

Pour sauver l’honneur des Nations Unies faudra-t-il ostraciser les puissances qui achètent le vote des pays membres du Conseil de Sécurité?

La recherche d’une majorité au Conseil de Sécurité des Nations Unies, pour ou contre la guerre en Irak, aura donné lieu, à la face du monde, à des négociations déshonorantes, dont le caractère mercantile est reconnu sans vergogne par les autorités américaines.

On reproche parfois aux journalistes de commenter et d’interpréter les faits qu’ils rapportent. Dans le cas du vote au Conseil de Sécurité, c’est plutôt leur parfaite objectivité qui est répréhensible. Ils donnent tous l’impression de penser que cet achat de votes, doublé de cynisme, est une chose bonne, ou tout moins normale.

Tout le monde admet que si les États-Unis déclenchent les hostilités en Irak sans l’autorisation des Nations Unies, cette institution perdra tout crédit et s’engagera dans une voie semblable à celle qui a conduit la Société des Nations à sa perte au cours de la décennie 1930. Personne hélas ! ne semble s’inquiéter du fait qu’une autorisation acquise dans le déshonneur, par l’avilissement de plusieurs pays, ferait un tort encore plus grand aux Nations Unies. Car on saurait désormais que tout s’y achète y compris un vote pour ou contre une guerre. Si les pays qui font partie des Nations Unies sont à vendre, que font-ils dans cette auguste enceinte ?

À son origine en Grèce, la démocratie avait pour but de limiter le pouvoir de ces grands propriétaires qui, au cours des siècles précédents, avaient fait la loi dans leur intérêt, faisant régner la terreur parmi les petits paysans. C’est pourquoi quiconque était soupçonné d’acheter des votes ou de faire pression indûment sur l’opinion publique, grâce à son argent, pouvait être frappé
d’ostracisme, c’est-à-dire être condamné à un exil de dix ans. Les plus grands hommes d’État, ceux qui avaient rendu les plus éminents services à leur cité, Aristide et Thémistocle, par exemple, n’étaient pas épargnés par cette loi d’exception permettant des condamnations expéditives et sans appel.


SAMEDI 15 FÉVRIER 2003

Enfin un gouvernement mondial ?

Plus de dix millions de personnes dans 600 villes du monde prennent le parti des Nations Unies face à l’unique grande puissance: les États-Unis d’Amérique. Est-ce l’acte de naissance du premier véritable gouvernement mondial ?

Jeudi dernier, à l’occasion d’une visite à la base navale Mayport de Jacksonville, le Président des États-Unis a dit ce qu’il pensait des Nations Unies. «Je crois que les nations libres ne permettront pas que les Nations Unies passent à l’histoire en tant que société qui se livre à de futiles et inefficaces débats.» De tels propos, tenus la veille d’une réunion décisive du Conseil de sécurité, rappelaient, par leur mépris à peine déguisé pour l’institution internationale, l’impuissance à laquelle la Société des Nations fut réduite au cours de la décennie 1930. Créée dans le but d’empêcher qu’une guerre comme celle de 1914-18 ne se reproduise, la SDN fut incapable de rester à la hauteur de ses responsabilités. Dans son discours de Jacksonville, le président Bush invita les Nations Unies à «s’élever à la hauteur de leurs responsabilités,»ces responsabilité étant, dans son esprit, de donner suite à une première résolution interprétée comme une légitimation de la guerre préparée par les États-Unis. À l’intention des membres du Conseil de sécurité, il ajouta: «le Conseil de sécurité doit montrer s’il est ou non résolu à tenir ses engagements.»

Après ce discours, la guerre semblait inévitable, avec ou sans l’accord du Conseil de sécurité. Et l’on pouvait conclure que les Nations-Unies n’avaient guère plus de poids en 2003 que la Société des Nations n’en avait eu en 1935, au moment de la réoccupation de la Rhénanie par l’Allemagne hitlérienne.

Deux jours plus tard, après une réunion du Conseil de sécurité, où la position française l’emporta sur celle des États-Unis, et après des manifestations qui rassemblèrent plus de dix millions de personnes dans 600 villes du monde, la guerre, de l’aveu même des autorités américaines, ne semblait plus aussi inévitable.

Il est trop tôt pour affirmer qu’il existe un gouvernement mondial, que le plus fort acceptera de se soumettre à la raison des plus faibles, il n’en reste pas moins que pour la première fois à un si grande échelle, la plupart des peuples du monde se sont dressés simultanément contre l’apparente fatalité dans le recours à la force. Les États-Unis se trouvent ainsi placés devant l’un des plus étonnants paradoxes de l’histoire: le monde entier s’oppose à eux au moyen d’une liberté d’opinion dont ils font leur premier sujet de fierté et en utilisant efficacement des moyens de communication qu’ils ont inventés.

Si par de telles méthodes ils ont réussi à provoquer l’éclatement de l’empire soviétique, si la même liberté d’opinion et les mêmes moyens de communication les ramènent eux-mêmes à la mesure quand ils sont tentés par l’abus de la force et de la propagande, qui voudra croire qu’il est absolument nécessaire de recourir à la guerre pour empêcher Saddam Hussein de continuer à régner par la terreur ?


VENDREDI 14 FÉVRIER 2003


Mondialisation à l’américaine ou universalité à la française?
Par Jean-Philippe Trottier

La chute du communisme puis le nouvel ordre mondial qui en est sorti ont mis au jour un phénomène en préparation depuis longtemps: la mondialisation. Une mondialisation aux accents utopistes, avec son cortège de nuisances et de bienfaits, dont les Etats-Unis sont le maître d’oeuvre. C’est un phénomène dont on commence à percevoir le potentiel explosif, notamment depuis l’élection controversée de G.W. Bush. Ce dernier en effet ne cesse d’essayer de se faire pardonner sa demi-légitimité et l’on comprend à quel point les attentats du 11 septembre ont été du pain bénit pour celui que l’on surnomme George Dubya: jamais le thème de la patrie en danger n’a-t-il fait autant florès, ni son corollaire moral, celui de devoir rosser l’ennemi. D’où ce manichéisme de plus en plus virulent qui se nourrit d’un angélisme servant aussi de terreau à la mondialisation entendue comme marche de l’Histoire, vers le Bien, évidemment.
La France s’oppose à cette vision et à l’impératif moral qui en découle, à savoir qu’il faut en découdre avec Saddam Hussein, le nouvel Hitler. Elle le fait tout d’abord au sein des Nations Unies, où elle joue un rôle important en tant que membre permanent du Conseil de sécurité au même titre que la Russie, la Chine, la Grande-Bretagne et les États-Unis, chacun doté d’un pouvoir de veto. Elle le fait ensuite au sein de l’OTAN, où, en compagnie de l’Allemagne et de la Belgique, elle estime qu’accepter tout de suite de défendre un autre membre de l’organisation, la Turquie, en cas d’attaque de l’Irak équivaudrait à entériner de facto la logique de guerre américano-britannique.

Si importants que soient ces leviers dont la France dispose, ils ne suffisent pas à expliquer la flambée de francophobie dont font preuve les médias aux États-Unis et en Angleterre. L’animosité pluriséculaire entre la France et cette nouvelle Normandie appelée Angleterre n’est pas non plus une explication satisfaisante. Les Américains ont beau oublier les services que la France leur a rendus au moment de leur révolution pour ne se souvenir que de ceux qu’ils lui ont rendus lors de la seconde guerre mondiale, cela n’explique pas leur exaspération à l’endroit de la France. Le pétrole est certes un enjeu important dans le conflit actuel, il ne l’est pas au point que les Américains veuillent cesser de boire l’eau et le vin des Gaulois.
Qu’est-ce donc qui irrite à ce point l’aigle américain dans le comportement du coq gaulois? Ne serait-ce pas le fait qu’une puissance moyenne, forte du prestige moral associé à son haut degré de civilisation, parvienne à rassembler sous sa bannière des puissances telles que la Russie, la Chine, l’Allemagne, le Brésil, auxquelles s’ajoutent des figures morales telles que Jean-Paul II ou Kofi Annan?

N’assistons-nous pas, par-delà le choc de deux civilisations, l’Islam et l’Occident, à la confrontation de deux conceptions de l’ordre international, une conception mondialiste centrée sur le libre échange et la réduction de l’autre au rôle d’agent interchangeable et monnayable et une conception universaliste caractérisée par l’échange libre où l’indispensable commerce avec l’autre est rendu possible précisément en raison de sa différence culturelle, religieuse et politique? Et l’on sait que le mot commerce signifiait au XVIIIe siècle, période faste de la diplomatie française, non seulement négoce mais aussi fréquentation et dialogue. Les discours ont pu perdre la France, mais ils pourraient la rétablir. N’est-ce pas de cette possibilité que témoigne avec éloquence la violente réaction anglo-américaine?



La fin de l’innocence américaine
Par Jacques Dufresne

Depuis la chute du mur de Berlin, événement qui a rendu leur pouvoir illimité, il était prévisible que les États-Unis d’Amérique céderaient un jour à la tentation d’exercer tout le pouvoir dont ils disposent, se conformant ainsi à la loi énoncée par Thucydide: «Nous croyons par tradition au sujet des dieux, et nous voyons par expérience au sujet des hommes que toujours, par une nécessité de nature, tout être exerce tout le pouvoir dont il dispose.» Simone Weil a donné son plein relief à cette pensée par ce commentaire: «Comme du gaz, l'âme tend à occuper la totalité de l'espace qui lui est accordé. Un gaz qui se rétracterait et laisserait du vide, ce serait contraire à la loi d'entropie. Ne pas exercer tout le pouvoir dont on dispose, c'est supporter le vide. Cela est contraire à toutes les lois de la nature: la grâce seule le peut.»
Le peuple américain étant religieux, il était permis d’espérer que, dans son cas, la loi de Thucydide ne se vérifierait pas. Hélas! sa religion, celle de son président comme celle de bon nombre de ses chefs religieux, aura surtout servi jusqu’à ce jour à le pousser dans la direction prévisible. La lettre des évêques catholiques américains au président Bush semble devoir demeurer sans effets.

Jusqu’à ce jour les États-Unis pouvaient dire qu’un réel souci de la justice avait été présent au cœur des mobiles qui les avaient incités à la guerre. Ce fut le cas en ce qui a trait aux deux guerres mondiales du XXe siècle; ce fut aussi le cas, dans une mesure décroissante, pour ce qui est de la guerre de Corée, de celle du Vietnam et plus récemment de celle du Koweit.
On pouvait encore dire d’eux ce que Thucydide disait des Athéniens du Ve siècle avant Jésus-Christ: «Ils méritent des louanges, ceux qui, tout en obéissant au penchant naturel à l'homme pour la domination, montrent plus d'équité que ne le permettrait leur puissance.»
S’ils vont jusqu’au bout de leur mouvement contre l’Irak, dans l’état actuel des choses, les Américains deviendront à leurs propres yeux, comme à ceux de tous les observateurs du monde, des impérialistes comme il y en eut tout au long de l’histoire et ils se condamneront à régner sur le monde par des méthodes plus violentes encore que celles des Romains, car ils se heurteront à plus de résistance.



La complexité géopolitique
Par Andrée Mathieu

Il est intéressant d’examiner la situation géopolitique actuelle sous l’angle des systèmes dynamiques complexes? L’humanité est en ce moment dans un état transitoire analogue à celui par lequel l’eau passe avant de devenir vapeur. Ces états transitoires sont l’occasion des changements les plus inattendus, tels par exemple qu’une cause infinitésimale peut avoir des effets majeurs. C’est ce que, dans le cas des changements atmosphériques, on appelle l’effet papillon. Dans l’état transitoire actuel de l’humanité, la détermination d’un tyranneau et de son peuple pourrait avoir pour conséquence un nouvel ordre du monde bien différent de celui qui semblait s’imposer depuis la chute du mur de Berlin.

En raison de la quantité et de la diversité des interactions entre leurs membres, les sociétés humaines sont des systèmes vivants très complexes. L’humanité, prise dans son ensemble, est à l’état normal l’expression ultime de la complexité systémique. Or, en moins de vingt ans la planète a vu apparaître une quantité impressionnante de nouvelles relations entre ses habitants. L’effondrement de l’URSS, la chute du mur de Berlin, la création de l’Union monétaire européenne, les différents traités de libre échange (ALENA, Mercosur, etc.), l’Organisation mondiale du commerce, la montée des mouvements anti-mondialisation, tous ces événements et bien d’autres encore, comme le remplacement du démocrate Bill Clinton par le président républicain George W. Bush, ont profondément modifié le réseau mondial des relations entre les êtres humains, en raison notamment du développement accéléré des technologies de l’information. La mondialisation a créé de nouvelles structures formelles de communication et d’échanges entre les peuples, mais elle a aussi créé d’innombrables réseaux informels, de toutes sortes, reliant les citoyens.

Dans un système complexe, la multiplication et la diversification des interrelations entre les composants font «émerger» de nouvelles caractéristiques qui à leur tour font évoluer le système vers un nouvel état. Ces nouvelles relations sont souvent l’occasion de processus amplificateurs (boucles de rétroaction positive) qui poussent le système de plus en plus loin de l’équilibre jusqu’à ce qu’il atteigne un seuil. À ce point d’instabilité, qu’on appelle «point de bifurcation», de nouvelles formes d’ordre peuvent émerger spontanément, permettant au système de se développer et d’évoluer vers des formes de plus en plus complexes. Au point de bifurcation, le système devient extrêmement sensible aux petits changements qui surviennent dans son environnement. Une petite fluctuation peut alors forcer le système à faire des choix. Mais comme on ne peut jamais savoir laquelle de ces fluctuations se manifestera juste au bon moment au point de bifurcation, il est impossible de prédire quel sera le choix du système. En outre, ce qui arrive exactement à ce point critique dépend aussi de toute l’histoire passée du système.

Au cours des dernières décennies, la multiplication et la diversification des interrelations entre les êtres humains ont poussé le système géopolitique loin de l’équilibre, vers une période chaotique particulièrement sensible à des acteurs dont, en d’autres occasions, l’influence aurait été jugée négligeable, notamment par l’Administration américaine. Un nouvel ordre mondial pourra émerger de cette période de chaos, mais bien malin celui qui pourrait prédire à quoi il ressemblera exactement. Nous pouvons tout au plus présumer qu’il ne correspondra pas en tous points à celui dont rêvait le gouvernement américain, victime de l’illusion de pouvoir contrôler le plus complexe des systèmes vivants.
Andrée Mathieu




Guerre, paix et démocratie
Par Jacques Dufresne

Le préjugé favorable dont jouit actuellement la démocratie est tel que démocratie, paix et justice semblent être une seule et même chose. Tout le mal viendrait exclusivement des autres régimes. C’est la victoire des démocraties lors de la seconde guerre mondiale qui explique qu’une erreur si grossière soit perçue comme une grande vérité. Erreur grossière en effet, car si la guerre de 1939-45 a été celle des dictatures, la guerre de 1914-18, plus cruelle à bien des égards, avait été celle des démocraties. C’est aussi la démocratie qui, à son origine en Grèce, fut responsable des guerres qui entraînèrent la ruine d’Athènes.

Les Américains bénéficient encore du préjugé favorable à la démocratie. S’ils abusent de cet avantage, ils jetteront sur la démocratie une ombre semblable à celle qui, après 1918, a créé un contexte favorable à la dictature en Europe.

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