L'influence de Delacroix sur l'impressionnisme

Antoine Orliac
L’œuvre d'Eugène Delacroix est à la base de la peinture moderne. De la fulguration de Véronèse, de la hachure du Tintoret, de la pâte grasse de Rubens et de Vélasquez, de la notation scintillante de Guardi, l'artiste a dégagé une technique brillante, sûre, qui substitue la couleur à la ligne, accroche la lumière, crée l'illusion du relief.

L'impressionnisme naîtra de cette technique. Il en abusera; il poussera à l'extrême la division de la couleur, rejettera le mélange des matériaux sur la palette et, par une juxtaposition de virgules ou de points multicolores, cherchera à reconstituer pour l'œil le mélange optique opéré sur la toile.

La technique se compliquera de considérations scientifiques mal digérées sur les théories de la décomposition de la lumière. Elle se muera en procédé d'école. L'air vibrera plus ou moins autour des objets, les caressera, les rendra aériens, — trop aériens peut-être...

Il s'ensuivra un fléchissement dans la construction, un affadissement des valeurs, une dispersion de la suggestion, un effritement de l'intérêt. Ceci nous conduira vers le puzzle colorié des extrémistes.

Seuls survivront aux années les impressionnistes qui auront su modeler dans la clarté, s'arrêter à une division modérée de la couleur pour éviter que l'action du temps ne noie les effets dans une grisaille uniforme, ceux qui, par des contrastes opportuns et suffisants, auront su assurer le soutien de la composition.

Monet, virtuose brillant, s'aventurera trop dangereusement sans doute pour que son œuvre n'ait pas à en souffrir dans un avenir peu éloigné. Sisley, plus sobre, gardera indélébiles ses fraîcheurs de ciels et d'eaux. Plus constructeur, Pissarro s'affirmera davantage avec le temps. Halluciné par le portrait inachevé — volontairement peut-être — que Rubens peignit de sa femme Hélène Fourment et que conserve le Louvre, oubliant parfois que la chair doit conserver une densité en accord avec le volume, Renoir travaillera souvent une matière sanguinolente et inerte.

De là des réussites ou des demi-réalisations qui donneront une base instable à la peinture nouvelle jusqu'à ce que l'art constructif de Cézanne vienne déclencher une réaction salutaire. Mais que de crimes contre la beauté auront été depuis lors commis en son nom!

Cependant la science hautaine de Delacroix s'avère vivante comme une source de renouveau.

Ramenés vers une plus sobre compréhension des plans et des volumes, les artistes modernes gagneront à relire la haute leçon qui se dégage de l’œuvre du peintre. Ils apprendront qu'il importe, avant tout, de sentir, de penser et d'interpréter la vie.

Ils ne devront pas oublier que, selon Delacroix, «la nature n'est qu'un dictionnaire» qui livre le mot, et rien de plus, et que d'autre part «le génie consiste à .savoir généraliser et choisir».

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