Poétique de Delacroix

Antoine Orliac
Le ciel lui appartient comme l'enfer,
comme l'Olympe; comme là volupté.
BAUDELAIRE


Passion et ordre: deux valeurs antagonistes réconciliées dans le temps, voilà ce que nous livre, au Louvre, une opportune exposition de l’œuvre d'Eugène Delacroix, voilà tout le secret du génie pathétique de l’artiste.

Passion par tout ce qu'expriment le jet lyrique de l'imagination; l'intensité de la vision, la spontanéité du mouvement, la tension de la vie surprise.

Ordre par l'autorité de la composition, par la sûreté des moyens, par la recherche sagace de l'effet la distribution des accords qui renforcent et soutiennent la suggestion.

Delacroix admirait Mozart parce qu'il eût pu dire de lui-même: «Je suis maître de moi.» Il affirmait de la sorte que la science doit être l'indispensable auxiliaire du génie.

Nous voici donc face à face avec un de ces artistes qui sont comme les points lumineux du Romantisme, hier encore si décrié, à l'honneur aujourd'hui. Singulière découverte, celle qui démontre quel calcul exact régla le plus souvent la justesse du bond. Tout ne fut donc pas délirant dans l'exubérance romantique, tout ne fut donc pas livré au hasard et à la fièvre de l'improvisation dans une bouillonnante émancipation de l'art! Les vrais artistes n'oublièrent point la raison classique, même dans leur tumulte le plus apparent.

C'est pour des motifs externes: réaction contre l'esthétique de son temps, sursaut de vie, lyrisme de la couleur, modernisme émancipateur, que Delacroix peut paraître un des artistes les plus représentatifs du XIXe siècle: On le pourrait également soutenir par des arguments touchant la psychologie affective et l'éthique du peintre.

Il n'est pas cependant malaisé de découvrir chez lui quelques raisons d'être classiques au moment même où il lutte ouvertement contre les néo-Grecs de l'école de David et réagit contre la statique d'Ingres.

Pour Delacroix, l’idée classique est inséparable de l'idée de perfection. Une émotion vive l'étreint devant le rythme, la pureté, la jeunesse de la beauté grecque. Est-elle froide ainsi qu'on l'accuse? Mais d'où viendrait alors cet enthousiasme qu'elle soulève et qui emporte le cœur?

L'élève de Guérin va vite au delà de I'enseignement de son maître. Son sarcasme poursuit. les imitateurs de l'antique qui dans les temps modernes en ramènent une interprétation peu intelligente et exclusive.

Mais il aime le Moyen, Âge, l'exaltation, la verve primesautière, la puissance, l'envol des gothiques. Il admire Dante, le visionnaire, comme Shakespeare, le dramaturge, et encore Racine et La Fontaine; tous deux romantiques à leur époque.

La ,beauté est, à ses yeux; partout perceptible dans le passé comme dans le présent. Elle appartient à tous les temps: elle passe à travers le monde sous des figures et des formes renouvelées. Il appartient aux mieux doués de la découvrir et de l'interpréter. Liberté pour chacun de situer ses préférences suivant son tempérament! Il a choisi pour lui-même une expression du beau non point équilibré dans la sérénité intellectuelle, mais dans ce dynamisme qui serre de près la vérité, c'est-à-dire la vie. Il s'empare du mouvement et le circonscrit en traits de feu.

Rubens, le grand Flamand qu'il ne se lassera pas d'épier, puis, plus proches de lui, Gros, Géricault seront ses maîtres. Il ranimera leur flamme. Il accroîtra leur mystère.

La peinture est donc la détente fougueuse de cette âme tourmentée, débordante d'orgueils mal contenus, de frémissements, de tendresse, de subtilités, de musiques artistes et marquée au sceau de la tristesse métaphysique.

Delacroix est né sous le signe de la douleur: dans deux ou trois circonstances de son enfance il a déjà failli-perdre la vie; il est né sous le signe des colères et des révolutions: il y prendra une part active; cependant, plus tard, l'émeutier de 1827 et de 1830 se ralliera à la monarchie autoritaire et à l'ordre gréco-romain.

Il rayonne la chaleur de cette époque où l'individu comprimé par les événements s'avère plein de sensibilité, prompt à céder aux impulsions, à méditer sur les ruines, à s'enflammer pour toute idée de liberté, à chercher dans une communion avec la nature, dans les abandons, les élévations, les vertiges, ces points culminants qui haussent l'homme vers le divin et le conduisent vers l'accord de son ordre avec l'harmonie de l'univers.

Le chant lyrique éperdument jailli de Musset, de Lamartine, de Hugo, le pessimisme de Vigny, le tragique humain de Gœthe, les symphonies de Beethoven, les rhapsodies de Liszt, les chevauchées fantastiques de Berlioz retentissent dans les cerveaux. Des amitiés romantiques avec Balzac, Stendhal, Mérimée, Heine, Nerval, Rachel, Chopin, Berryer justifient la ferveur poétique de Delacroix, soutiennent sa violente énergie malgré une santé délicate toujours, tendue à l'affût de la sensation et du rêve, délivrent l'expression musicale que trouve, dans la couleur, son œuvre pessimiste, frémissant du sursaut de vie et des tribulations d'une humanité déchirée pleurant sur des ruines.

L'art seul devient la raison d'exister de ce visionnaire. Il donne à son esprit cet exutoire dont il a besoin.

Le cerveau cultivé de l'artiste bouillonne de sève et de puissance créatrice. Delacroix voit trop de clartés pour pouvoir les retenir toutes à la fois. Il se limite, se contient, se domine, s'analyse, choisit, se dédouble pour se voir agir et penser. Il situe son intelligence et son activité. Il compare ses dons aux dons de ceux qui l'entourent. Il compose les maximes dont il a besoin pour se fortifier, pour combattre contre lui-même. Il crée son ordre intérieur en créant son ordre extérieur, projette avec netteté les schèmes de cette création.

Seules désormais lui paraîtront réelles les illusions que la magie évocatrice de son pinceau aura équilibrées au centre de la toile. Le reste n'appartiendra qu'au monde mobile et périssable des rêves qui n'ont pas eu de figure.

Véhémence, richesse, abondance de dons savamment distribuée caractérisent cette genèse.

L’œuvre de Delacroix monte dès lors comme un flux de vie poussé vers quelque inattingible rivage.

— I —


Je revois le portrait que l'artiste peignit de lui-même en 1821: un corps émacié que drape le long manteau noir. C'est déjà l'Hamlet mystique d'Elseneur dont la pensée se perd dans les labyrinthes d'un monde invisible. Sur sa tête s'incurve une voûte surbaissée.

Symbolisme préconçu ou instinctive inspiration? L'homme est là, dans la prison de ténèbres qui le limite et qui l'étouffe. Déjà il porte en lui le poids d'ombre du prédestiné, cette mélancolie native qui lui faisait tant aimer Ovide dans la douleur de l'exil et qu'il saura si bien exprimer sur le visage du poète des Tristes.

Il se délivrera par le coup d'aile démesuré de l'imagination. Il deviendra le pur esprit qui n'a plus de murailles, le libéré de l'illusion et du rêve.

La passion de Delacroix expliquera sa puissance de suggestion. Elle va se caractériser par l'intensité de la vision, le pathétique du drame, l'élévation de la pensée, le lyrisme du sentiment, la fougue de l'exécution, le mouvement des masses, la valeur active des lignes, la magie de la couleur.

Delacroix appartient à la race des grands visionnaires qui déchirent des voiles pour l'humanité. Dante, Shakespeare, Michel-Ange sont ses pairs. Il aime Hugo. Son hommage à Byron révèle son enthousiasme pour les nobles mouvements de l'âme qui haussent un instant l'individu vers le surhumain, créent des types d'exception, proposent de hautains exemples.

Brûlant de fièvre pour tout ce qui donne sa plénitude d'action à l'individu, il se peint sur la barricade de Juillet, à côté de cette immortelle déesse qui a nom Liberté.

Poète par l'imagination, il en ressent tout le privilège et le don fatal. Il cultive cette qualité qui ne relève point de l'expérience. Il accepte délibérément d'être brisé par cette délivrance de l'esprit. Ses débauches intellectuelles, au moment d'agir, le dévirilisent, mais lui livrent des réalités secondes. Il les saisit au bond, les délimite par ces traits décisifs qui fixent au vol la vie. Il leur donne une valeur expressive, une figuration avec le brio et l'intensité qui caractérisent les grands artistes.

Curieux de tout, exalté par les œuvres, les événements, les conversations, tirant à lui tous matériaux, il les transmute dans sa synthèse. Il a ces dons d'abstraire et de généraliser qui élargissent toute réalisation.

La lecture de Pœ traduit par Baudelaire a réveillé en lui le sens du mystère un instant assoupi, cependant il se défie du terrible, de l'horrible, du surnaturel à jet continu: le goût français s'accommode mal de tels excès.

Mais toujours la musique le transporte et le prédispose aux grandes choses. Il cherche cet état lyrique où l'individu, projeté hors de lui-même, peut œuvrer sur les confins de ses extrêmes possibilités. Et quel mépris pour ces faux voyants qui cherchent au fond d'une bouteille ou dans les abus de toutes sortes le secret de leur inspiration!

Rien qui, sous son pinceau, ne devienne mobile, souple, sinueux et ne retrouve la forme ondulatoire de la vibration première.

Delacroix a l'abondance d'idées qui appartient au génie. Il démêle pour sa création démesurée le chaos de ses rêves. Il bouscule parfois volontairement la composition pour mettre en relief l'intensité du drame. Le corps humain se contracte, se détend, s'étire, se convulse, se crispe, se tord. L'humanité baigne dans un lac de boue et de sang, vaincue, ployée, prostrée, crucifiée dans des attitudes dont la suggestion violente exclut parfois la surcharge du détail.

Les campagnes deviennent hallucinées, les couchers de soleil écrasent de la pourpre et de l'or ou se figent dans ces stagnantes et ces stupeurs violâtres dont saura se souvenir Gustave Moreau, les villes s'étalent monstrueuses et vivantes et les dessins d'Hugo refléteront cette vision fantastique.

Le rêve enfermé dans les canons étroits de la raison classique se libère et s'épanouit.

Les toiles orageuses du peintre font tour à tour lever l'admiration ou le sarcasme. Chaque envoi au Salon est une bataille qu'il livre.

Peu importent d'ailleurs les approbations ou les invectives. Hautain, distant, volontairement claustré dans son atelier dont il défend la solitude, Delacroix poursuit son œuvre tourmenté comme sous le doigt d'un inéluctable destin.

§


Imagination et sensibilité: deux facultés nécessaires pour donner la vie à toute œuvre et établir, chacune suivant sa modalité et son degré, l'étroit contact entre l'artiste et le public.

L'art n'est qu'un subterfuge pour jeter un pont mystérieux entre deux âmes; la peinture un moyen efficace entre tous pour créer cette relation.

Delacroix le sait. Aussi refusera-t-il la froide exactitude, la plate fidélité sans esprit. Malgré sa soumission au réel, il dégagera non le contour précis, mais la valeur suggestive par le trait qui déjà révèle la couleur. Au bout de son pinceau il mettra cette verve, cette spontanéité auxquelles la science est toujours fatale, ce qu'il appellera le sentiment du moment, qui donne fraîcheur et franchise à l'exécution.

Se libérer des techniques, laisser aux maîtres leur manière, affirmer sans compromis sa personnalité, telle est la véritable ligne à suivre.

Titien pour sa sûreté sans effort, Tintoret, le Greco pour leur vertige, Raphaël pour sa tendresse, Rubens pour sa générosité, Rembrandt pour son sortilège de lumière, Corrège pour son alacrité, Poussin pour son indépendance, pourront tour à tour retenir son adhésion. Mais il déclarera la guerre aux éclectiques trop habiles, tels les Carrache qui ont affadi la peinture italienne, aux faux classiques qui déshonorent l'antiquité.

L'inspiration, le charme des naïfs lui paraîtront préférables à tout.

Il s'efforcera pour unir à la pratique de l'art qu'enseignent les maîtres la finesse, les dons de poésie qui ne s'apprennent pas, mais jaillissent opportunément de l'individu au moment d'exprimer. Il se défiera de l'abus de la sentimentalité et du pittoresque à propos de tout. L'art sera souvent pour lui une question de tact et de mesure. Mais saura-t-il toujours se contenir assez?

— § —


Le génie ne se limite pas à une réussite isolée. Il se manifeste suivant la loi sérielle. Il exclut le hasard heureux. Que deviennent l'inspiration, la sensibilité non soutenues par une science complète.

Le beau métier qui suit le premier jet de l'imagination demeura la préoccupation constante de Delacroix. On connaît ses idées sur le dessin. Léonard ne disait pas mieux. Pour être maître de son invention, il faut la dominer par une exécution sans faiblesse. Comme en poésie, la forme en peinture se confond avec la conception.

Chez les maîtres, la vie s'exprime vite en quelques traits synthétiques.

Delacroix a de bonne heure compris cette nécessité d'ajouter au dessin, à l'ordonnance, à la grandeur, à la fougue, au pathétique de sa vision, le charme de l'exécution, la prestesse de la main à circonscrire l'idée, à lui donner un épiderme. Il s'est soumis aux dures disciplines du travail et de la patience:

Dürer, au dessin si âpre et si hardi, Rubens, si prompt à capter le mouvement, ont fixé ses premières études. Peintres de la nature, de figures humaines, d'animaux, de paysages, c'est vers la nature qu'ils l'ont docilement ramené. N'est-ce pas le contrôle de la nature qui réglait aussi l'inspiration du Corrège?

Pour retrouver la main savante de Rubens, Delacroix, pénétré de cette pensée qu'un beau croquis peut exprimer autant qu'une production plus complète, a longtemps cherché cette justesse du trait, cette valeur expressive des lignes, cette rapidité dans la concision qui caractérisent la manière des maîtres.

Nous le voyons, avec une égale dilection, peintre amoureux de fleurs, peintre passionné d'animaux, surtout de félins dont il aime la détente, la souplesse et l'absence d'effort, de chevaux dont il admire la noblesse. Outre les quadrupèdes et les végétaux, il étudie les insectes, les oiseaux qui obéissent aussi aux lois éternelles et donnent, par delà la vaine et orgueilleuse connaissance, des leçons d'humilité.

De cette communion avec les êtres vivants, l'artiste retirera quelque mépris pour le commun des savants qui, au lieu de se mettre à l'école de la vérité, cherchent à frustrer le plus habile du bénéfice de son observation.

Passant du plein air à l'atmosphère de l'atelier, Delacroix est aussi passionné de la forme humaine: le nu, les raccourcis n'ont pour lui plus de secrets. Il traque la vérité pour la soumettre à la vérité qu'il porte en lui, sa vérité, pour plier la plastique du corps sous la puissance animée de sa vision. Il s'empare de la matière pour la dominer par l'esprit. La valeur de l'expérience soutient ses qualités de fougue et d'imagination.

Lorsque ses sens se seront apaisés, Delacroix pourra savourer la joie du travail dans l'âge mûr, quand la main ne tâtonne plus à suivre la pensée, quand l'idée se délimite sans faiblesse. En cette liberté de l'esprit, en même temps qu'une noble passion, l'art devient un beau jeu où l'on gagne à tous coups.

— § —


Ordre dans le tumulte.

Delacroix aime la sobriété, la force contenue, le beau calme des antiques. Cependant ils n'agissent sur l'imagination que par le rythme, l'harmonie des proportions, l'équilibre des volumes, l'ésotérisme du symbole. Émotion intellectuelle, émotion pure.

Or, Delacroix n'est pas un platonicien. Il y a sans doute trop de fièvre dans son corps peu robuste pour que, par réaction biologique, il ne soit pas ivre de vie. Son œil exercé sait décomposer le mouvement, surprendre cette noblesse du geste ralenti que livre désormais la projection cinématographique. Il sait aussi lui donner son intensité majeure. Tantôt il travaille en contraction comme Titien, comme Vinci, tantôt en détente comme Véronèse et Rubens. L'expression de ce dynamisme ne s'effectue pas sans un réglage préétabli de la composition dont Delacroix se libère parfois volontairement pour renforcer la suggestion et l'intérêt du thème.

Valeur passionnelle, valeur musicale se dégagent toujours des constructions de Delacroix. Il joue avec les qualités caractéristiques des lignes: l'hiératisme des verticales, la sérénité des horizontales, l'activité des sécantes, la vivacité des lignes brisées, la grâce amollie des courbes. Il crée des oppositions graphiques comme il créera des contrastes de masses colorées.

Instinctivement, serrant de près le croquis primitif, il groupe dans le tableau les éléments qui doivent s'associer en puissance pour concourir vers l'effet. Il subordonne les détails aux lignes générales de sa vision.

Tantôt il retrouve la grande machine d'ensemble de Véronèse ou de Le Brun: Justice de Trajan; tantôt il délimite l'action dans une composition angulaire qui s'enfonce comme un coin: Bataille de Taillebourg.

Cette recherche de l'effet prédomine chez Delacroix: volontairement, pour l'obtenir, il sacrifiera le fini qui tue la spontanéité brillante du premier jet. Le charme, le style, la grâce de Raphaël font oublier ses imperfections; la force et la précision de Géricault — qualités aussi de Michel-Ange — paraissent au contraire immobilisées par la surcharge des détails. Géricault possède néanmoins ce qui a manqué à David: l'audace, l'énergie, l'accent pittoresque, qui donnent sa verve à la peinture.

L'art des négligences ou des déformations opportunes, Delacroix l'a d'ailleurs constaté dans certaines toiles de Rubens, dans l'inachevé de Rembrandt.

C'est donc pour accrocher l'intérêt qu'il cabre violemment le cheval, détend le fauve, convulse le muscle, amollit le geste.

Il a le sens de la grandeur, du pathétique. Il peut exprimer la violence en son extrême intensité, arrêter le moment à partir duquel elle va décroître: ainsi nous mesurons le bond et nous pressentons, la chute. L'action elle-même demeure dans une indécision voulue qui tient le spectateur en suspens sur l'issue du drame.

C'est l'heure où, renforçant la dynamique de la suggestion, la palette va distribuer le sortilège de la couleur.

— § —


Delacroix me fait davantage aimer Rubens. J'étais parfois un peu éloigné de la sensualité épaisse du Flamand, de son étalage de chairs, de sa molle bestialité. Je ne retenais que les dons éclatants qui révèlent le peintre né.

Rubens a l'abondance du génie qui distribue à profusion. Même dans celle de ses allégories la plus conventionnelle; il retient toujours par une composition originale, un brio dans l'exécution, une splendeur du coloris, une concentration de l'intérêt, une ampleur de mouvement, une impulsion de force secrète, une plénitude d'action auprès desquelles semblent froides et hors du temps les sublimes imageries des Italiens.

De même qu'on retrouve Titien et Véronèse à travers Rubens, on retrouve Rubens et sa magie de couleur dans l'effet romantique de Delacroix. Mais le peintre français a dilué le sang lourd de ce Flamand trop matériel. Il aime toutefois son luxe et son opulence. Tout en se gardant de tomber dans l'excès du maître d'Anvers, dont les chairs claires paraissent fantomatiques sur l'obscurité des fonds, à son tour, Delacroix modèlera vivement en clair dans la demi-teinte, en plaquant par places des tons chauds. Il massera l'ébauche comme un sculpteur masse sa terre, de manière à lui faire rendre la proportion, la perspective, la couleur.

De Rubens, Delacroix retiendra ces zigzags de foudre repris à Véronèse et accentués par une touche plus nourrie, ces raccourcis expressifs détachés sur la gamme dégradée des lointains, ces rouges brunis que Van Dyck empruntera à son maître, cette acidité des verts et des bleus opportunément avivée par le jeu des complémentaires.

C'est encore de Rubens qu'il prendra sa plus savante leçon de paysage, en un incomparable travail de gris d'argent, d'ocres jaunes et de bleus.

Chez Rembrandt, démiurge sans esprit de l'ombre et de la lumière, il trouvera les éclairages particuliers qui projettent le motif principal au centre de la toile, la chaude densité de la chair baignée de lueur caressante dans l'irréalité des bitumes, l'enveloppement de cette chaleur dorée plus irradiante encore que chez les Vénitiens et, dans le sombre éclat, l'attirance du mystère.

De ces féconds initiateurs, il apprendra l'enlèvement du thème sur une orchestration sourde, de même qu'il a appris du Titien, orageux comme lui, le secret de ces architectures de nuages qui passeront dans sa tempête romantique.

Poète du mouvement servi par sa science des volumes, poète d'activités lumineuses, poète de l'ombre et cette âme ardente, qui se débat dans sa prison humaine! Écoutez la magnificence du chant passionné!

L'impressionnisme de Tintoret, de Rubens, de Rembrandt va passer dans une hachure vibrante dont la valeur active sera soutenue par des accords de sombre émail.

Que pourra contre un tel dynamisme la recherche anémiée des Ingristes, reprenant pour leur propre compte la pauvreté d'exécution des primitifs et découpant des silhouettes de peinture lisse dans l'inexorabilité de la ligne!

Une touche rapide, grasse, rendue brillante par l'incorporation de vernis, va pétrir les volumes, animer les plages obscures, délivrer des frissons de lumière sur les arêtes des plans.

Avec, dans une main experte, un pinceau aussi libéré, quoi d'étonnant si Delacroix, cependant épris de sobriété et de mesure, cède parfois à l'ivresse lyrique, au chant de sirène de la couleur et, impatient, dominé par sa passion de vie, bouscule parfois un peu l'ordre convenu du drame comme un barbare renverserait la table du festin.

— § —


Doué de tels moyens, Delacroix pourra ordonner les formes de sa création pour illustrer sa légende des siècles.

Tour à tour il évoquera l'antiquité traversée par les dieux, les héros, les sages, les poètes, les bergers qu'il fera revivre dans les clartés radieuses de l'hellénisme, le Moyen Âge violent et cruel où l'intelligence semble encore obscurcie par la ruée des instincts, le monde moderne frémissant du souffle épique des guerres, des batailles et des révolutions. Il célébrera les malheurs et la délivrance de la Grèce, l'Orient étendu sous la chaude lumière.

La Bible, l'Évangile, les Livres sacrés, Dante, Shakespeare, Gœthe, Byron, Walter Scott fourniront de riches et nombreux prétextes à son imagination apocalyptique. Ennemi du réalisme, le peintre, dans son amour de la nature, fixera les attitudes insoumises de l'animal, ses luttes contre l'homme, les paresses ou les violences des femmes, les visages de l'arbre, les fragiles triomphes des fleurs, mais toujours en recréant une vérité idéale et en transposant par la couleur comme un musicien transposerait par le son.

— § —


Ainsi, Delacroix rétablit le règne de la couleur que son époque sacrifiait au dessin.

Il s'est initié de bonne heure à la peinture à petits coups de Raphaël, aux tons brillants de Titien où le sang affleure sous la peau, à la facture lumineuse de Corrège, à la fulguration de Véronèse, au «pointillage» de Rubens.

C'est à ce maître que, pour fixer ses incertitudes techniques, il demandera les secrets de son coloris: franchise des verts aigus, somptuosité des outremers, sourdes opulences des bruns rouges et des noirs, également chers à Van Dyck.

Les peintres anglais Lawrence, Constable et Bonington vont aussi hanter sa pensée par leurs prestigieuses gammes.

Sur sa palette, il disposera, en cercle chromatique, les bleus de Prusse et de Cobalt, le vert de zinc, le vert d'émeraude, le vert de Scheele, les jaunes de Rome, de Mars et de Naples, l'ocre de ru, les laques jaunes, le chrome, le cadmium, le vermillon, les laques de garance.

Il composera un bel or verdâtre avec l'ocre jaune, le vert d'émeraude, une pointe de chrome foncé. Il fera un emploi judicieux des terres d'ombre, de Cassel, de Sienne et d'Italie dont l'école de David a maladroitement abusé: «Tu es terre et tu redeviens terre», dira-t-il volontiers de ces couleurs. Lui-même n'échappera malheureusement pas à l'emploi trop franc des bitumes.

Une poursuite de progressions harmoniques rares habitera toujours le cerveau de l'artiste. Sur sa toile, Delacroix localise les tons, les distribue, les substitue pour renforcer la suggestion, exploite les colorations des surfaces vivantes par rapport aux surfaces inertes, perpètre la magie des fonds, assure par le jeu des demi-teintes grises, créant des passages entre les dominantes claires et les profondeurs de l'ombre, la juste expression de l'effet dans la composition.

Les œuvres de Constable, entrevues avant une exposition, lui révèlent spontanément des scintillations nouvelles et le sortilège qui se dégage de la division du ton. Vite, il reprend ses pinceaux. On sait qu'il repeignit alors le Massacre de Scio en quelques heures.

Alchimie de la couleur! Delacroix en cherchera durant toute sa vie les accords les plus précieux. Peu à peu il réduira les possibilités de sa palette de manière à aborder avec des moyens simplifiés, fruits de nombreuses années d'expériences, les fresques à la cire de la chapelle des Saints Anges à Saint-Sulpice 1. On connaît le chef-d'œuvre.


— II —


Une esthétique, une mystique, une éthique composent l'unité intellectuelle de Delacroix.

— § —


Le tableau devient un organisme indépendant, un être vivant, une création dans la création.

Delacroix n'exprime point un amour passionné de la forme, mais de l'esprit qui la met en mouvement. C'est pourquoi il s'est éloigné de l'hiératisme des primitifs. D'ailleurs, dans sa pensée, ce qui crée la simplicité chez les artistes antérieurs à la Renaissance n'est le plus souvent que le résultat de la parcimonie de moyens mis à leur disposition et la peinture ne date véritablement pour lui que des Vénitiens. Ceux qui les ont précédés — et qu'il n'exclut pas cependant de son admiration — n'ont fait qu'illustrer une technique. Ghirlandajo, Perugino, Léonard, le divin Raphaël présentent seulement quelques plans lumineux dans l'histoire de l'art.

C'est par Titien, Véronèse, Corrège que la peinture semble à ses yeux se libérer des procédés d'école. Malgré ses miracles de grâce et de naïveté, ils l'emportent sur Raphaël. C'est d'eux attentivement étudiés que part sa recherche.

Rubens, qui a tant su tirer parti de son séjour en Italie, a encore élargi leur facture ample et franche. Au plus haut degré il apporte, avec Rembrandt, cette densité de suggestion que Delacroix réclame pour l'œuvre peint. Le pittoresque ne serait qu'une synthèse sans portée s'il ne s'agissait que d'étaler une symphonie de tonalités.

Créer des mouvements de masses, des jeux de lumière et de clair-obscur, des oppositions en lisière desquelles naît la ligne, des arabesques de couleurs, faire converger des harmonies vivantes et des combinaisons appropriées vers un chant unique.

Le tableau imposera une impression musicale: l'analyse n'interviendra qu'après coup.

L'idée circonscrite sera noble, élevée, animée.

L'exécution vraie sera celle qui, en dépit de son apparence matérielle, amplifiera la sensation et assurera des prolongements à la pensée. Froide et plate, elle détruirait l'effet le plus riche: de là cette faiblesse de la peinture lisse pratiquée par David et ses élèves.

Arrière ceux qui imitent les époques passées, se font volontairement naïfs en exagérant même les écarts d'artistes gauches, mais bien doués!

La médiocrité dans les époques de recherche du-grand et du beau est pire encore que dans les moments où «le goût du simple et du vrai est dans l'air».

Quand Delacroix dit: «Il faut commencer avec un balai et finir avec une aiguille», il entend que l'idée de perfection rie doit jamais être exclue de la volonté du peintre, après le brio de l'ébauche. L'artiste gâte le tableau, non point en le finissant, mais en fermant la porte à l'interprétation, c'est-à-dire en détruisant les valeurs actives suggérant le vague et l'indéfini qui donnaient sa vivacité à l'esquisse.

La vérité littérale et l'imitation ne sont que de fausses vérités.

Tout en réclamant un art libéré, tout en admirent le pinceau élégant de Bonington, son ami, Delacroix s'élève aussi contre l'abus de la touche et la manière lâchée de certains peintres qui ne font que rabaisser l'art au-dessous de son plan.

Prétendre avant tout à l'effet, non point pour l’œil mais pour l'esprit, non pas décrire mais suggérer, non pas «faire la chose mais le semblant de la chose»: notion nouvelle. Delacroix s'affirme le précurseur de l'esthétique moderne.

N'est-ce point là le credo de Mallarmé?

— § —


Pour atteindre à la virtuosité nécessaire pour s'exprimer, il faut étudier sans lassitude. Le maître n'a-t-il pas lui-même copié sans répit les marbres, les camées antiques, les miniatures indo-persanes, les tableaux anciens? Copier, c'est s'initier au métier; c'est le début de carrière des plus grands. Delacroix a repris pour son propre compte le mot de Titien: «Toute la vie pour apprendre!»

Quoique abondamment pourvu d'idées générales, quoique lettré, bien que possédant certains dons d'écrivain parce qu'il est observateur et analyste, Delacroix ne pense pas que le peintre doive être universel: il a bien assez à faire pour devenir habile dans son art, pour acquérir cette jeunesse de l’œil, cette sûreté de main, cet art de conduire l'ébauche vers le fini. Beaucoup d'artistes, pense-t-il, s'aperçoivent trop tard de cette nécessité d'une instruction complète: leur carrière se trouve ainsi irrémédiablement compromise.

Delacroix, insatiable «des connaissances qui peuvent faire grand», curieux de tout, éclectique, avide d'amplifier sa compréhension du monde sensible et intellectuel. ne semble pas en tout ceci suffisamment d'accord avec lui-même. J'incline à croire qu'un artiste pèche le plus souvent par défaut de cette culture qui assure la finesse du jugement. Les dons instinctifs ne suffisent pas à eux seuls pour permettre d’œuvrer en toute sérénité et de renouveler consciemment la réussite. L'élargissement de la connaissance n'implique pas nécessairement la destruction de la spontanéité, de la ferveur, de l'enthousiasme, de l'état de grâce d'où surgit la création. Ne faut-il pas développer des antennes nouvelles pour assurer à cette création des prolongements plus subtils et lui conquérir au delà du prompt succès sur les sens l'adhésion plus hautaine de l'intelligence?

L'illustrateur averti du Dante et de Shakespeare admet que les talents primitifs n'atteignent pas la perfection, pas plus d'ailleurs que les talents de décadence.

Le beau comporte un ordre parfait, un équilibre, une simplicité qui, dès l'abord, peuvent échapper à l'observateur prompt à s'émouvoir devant le gigantesque ou la disproportion, — elle-même élément abstrait de beauté. Il ne réside pas davantage en l'abus de ce style qui peut dispenser de l'exécution exacte les artistes bien doués et compenser l'escamotage de la vérité par l'indépendance et la fierté de l'interprétation. Quoique l'imagination doive demeurer maîtresse de la production esthétique en transfigurant la vérité, le peintre pense que «des lois éternelles de goût et de logique régissent les arts», qu'on retombe toujours à elles pour trouver le beau, vivant en tous les âges, et que tous les systèmes ne tendent qu'à borner.

Delacroix a le sens secret du nombre.

— § —


Delacroix justifie Baudelaire.

Quelles émouvantes confrontations durent faire vibrer ces deux esprits! Quels rayons durent se renvoyer ces «miroirs jumeaux»!

Baudelaire a d'abord fait dire à la Beauté:
    Je hais le mouvement qui déplace les lignes...
Mais le poète, entraîné par le peintre, s'est vite converti à l'esthétique moderne.

«Ne me faites pas trop parler!», dit celui-ci, dès l'abord, à l'auteur des Fleurs du mal, l'un des rares familiers admis à violer la solitude de l'atelier. Cependant Delacroix s'anime à la conversation, s'échauffe, discourt pendant plusieurs heures, puis se remet frénétiquement au travail avec le regret du temps perdu.

Baudelaire n'a pas en vain subi l'orage de Delacroix. Il ne rêve plus que d'une humanité crispée, tordue, déchirée, de Don Juan aux Enfers et de l'ange furieux qui «fond du ciel comme un aigle». La dynamique a bousculé la statique.

Dès lors, Baudelaire défend Delacroix contre l'incompréhension à peu près générale. Sans doute la ligne sensible, mais prudente de son étude n'est pas bouleversée par les sursauts d'enthousiasme ou de passion que le peintre trouvait au bout de son pinceau. L'alchimiste du verbe y fait-il chatoyer assez la magie des mots qui devraient illustrer l'alchimiste de la couleur?

C'est que lui-même d'ailleurs n'échappe pas aux attaques des folliculaires et des valets de lettres. Il est flagellé avec les mêmes termes dont les médiocres se servent pour dénoncer la folie des hommes que leur intelligence limitée ne peut suivre.

Mais Baudelaire, dans un poème depuis devenu célèbre, situe son ami parmi les phares du génie humain, aux côtés des plus grands. Cette audace de l'inspiration ajoute à sa propre gloire.

Désormais, les noms de Baudelaire et de Delacroix sont inséparables.

— § —


Mystique de la peinture. Expression du drame humain. La peinture est une langue. Une langue a des mots impérieux pour faire vivre l'idée, des jeux d'audition colorée, des grâces de nuances, des souplesses de style, des rythmes, des mouvements accélérés qui précipitent la vie. Tout cela, la peinture le possède. Elle est poésie et musique.

Poésie par le chant délivré de l'âme pour se créer un univers lyrique de symboles et de formes; musique par le clavier des harmonies lumineuses, l'équilibre des masses, la justesse des accents, le sentiment des valeurs chromatiques, la magie des oppositions en sourdine, les silences des fonds mystérieux.

Comme la poésie, la peinture a ses dissonances, ses erreurs de rythme comparables aux faux rapports de couleurs et de lignes. Le don inventif s'y manifeste avec une égale intensité d'action, une égale activité d'ombres et de lumières, un égal sortilège du sentiment et de l'intellectualité. Les valeurs incantatoires de la poésie correspondent aux valeurs suggestives de la peinture. Le peintre peut travailler d'après le poète, le poète d'après le peintre; ils se renvoient de mutuels reflets.

Mais le vrai peintre est également un musicien. Léonard de Vinci, le premier sans doute avec une simplicité d'accords qu'on chercherait vainement partout ailleurs, a trouvé ce point musical de la peinture où magie des couleurs, sens de l'indéfini, secret entraînement vers ailleurs tiennent l'esprit en suspens devant le mystère. Que d'harmonies expressives et inexprimées irradient comme une auréole d'ondes subtiles autour de son Saint Jean-Baptiste!

Les moyens de l'art peuvent donc propager ces musicalités dont l'ordre agissant trahit la vie intérieure de l'artiste.

Pour Delacroix — qui nourrit pour la peinture une adoration si vivante que le seul souvenir de tel tableau l'obsède et le fait tressaillir — le peintre est plus maître de sa suggestion que le musicien ou le poète. Il impose sa vérité directement, sans besoin d'exécutants. Il infuse sans intervention la volonté de son être intelligent et sensible. Il crée une émotion propre, supérieure à celles qui viennent de la poésie et de la musique. Il fait jouer à son gré le plaisir sensuel, lever le sens esthétique, rayonner la joie ou pleurer la tristesse du sentiment.

Certains peintres lui paraîtront ainsi être des inspirés, d'autres de vulgaires prosateurs.

Titien est, à son avis, le premier des coloristes et le premier des dessinateurs exécutant d'après nature, par sa facture libre, sa chaleur, sa passion, son parti pris décoratif, cette science des profondeurs avec laquelle il crée de la volupté autour des corps étendus.

Corrège, par sa grâce, son sourire, son charme, séduit et enivre Delacroix. C'est aussi un poète plein de tendresse et un musicien élégant.

Vinci lui parle par gestes, avec une sobriété de moyens qui le hante, quoique lui-même se sente entraîné vers la touche abondante et facile.

L'artiste regarde Poussin avec sympathie, parce qu'il fut indépendant, ennemi des conventions, observateur scrupuleux, poète de l'histoire, poète des bercements de feuillages comme des mouvements du cœur humain.

Mais des accords d'une ampleur et d'une puissance suggestive retentissent en lui, partis de Tintoret, du Greco, de Rembrandt, de Velasquez. C'est d'eux qu'il apprendra la portée des sacrifices nécessaires pour la mise en valeur de l'objet sans recourir à l'exagération quelque peu artificielle de Véronèse ou de Rubens, à soutenir musicalement l'effet, en reliant aux orchestrations sourdes par des passages appropriés la dominante du thème passionné.

Un pathétique du drame se dégage ainsi des toiles de Delacroix, non seulement par la manière d'organiser l'action, mais encore par le secours que la couleur apporte à la suggestion. Elle est venue donner la vie de la lumière à la masse sculptée dans la grisaille de l'ébauche. L'intensité, déjà jaillissante dès la conception et le trait lancé du croquis, s'affirmait avec le pétrissage des volumes: elle triomphe avec l'effet coloré.

Il n'est pas un ton qui n'ait été choisi sans égard pour sa valeur active. Les notes du peintre révèlent cette recherche lucide de dosages.

L'artiste a chassé l'inertie par la puissance de la couleur. Pour développer cette gamme de vibrations, il lui assigne des profondeurs abyssales d'où elle remonte par des sonorités sourdes jusqu'à l'explosion des verts acides lançant des flèches de lumière, des bleus délivrant la spiritualité des paradis ouverts par Swedenborg, des pourpres de la passion, des rouges des révolutions et des colères. Il crée des chaleurs avec des jaunes et des orangés, Il orchestre savamment avec des passages de bruns rouges entre les bleus et les violets, avec des outremers sur les grisailles.

L'amplitude de cette échelle de couleurs, c'est l'amplitude de l'âme de Delacroix, véhémente, tourmentée, pessimiste, sinueuse de replis obscurs et traversée d'éclairs libérateurs.

Musique de la couleur! C'est par elle que l'artiste a trouvé sa voie d'évasion.

L'Angelico nous fait d'un seul bond passer des azurs enchantés des ciels de Toscane aux célestes symphonies des cercles divins, mais Delacroix nous précipite dans les bas-fonds où se débat une humanité torturée: celle des enfers du Dante et de Don Juan, de l'enfer de Baudelaire. Du bouillonnement des flots en furie, de la rage de ceux que précipita le péché comme, par chemins terrestres, de l'émouvante figure d'Hamlet ou de la Pietà, il dégage la figure active du désespoir et la vertu purificatrice de la douleur.

Il pourra dès lors nous conduire dans le mystère des Lieux sacrés et sur la Montagne sainte.

Il est bien l'homme palpitant que commande et fait frémir un dieu secret!

En de telles compositions, la nature même s'accorde avec les personnages du drame. Le paysage s'organise autour du motif, décor choisi où la valeur sentimentale du thème doit trouver un prolongement et un écho. Tout appartient à un monde de songe créé par l'artiste et concourt à l'unité du tableau.

Par ce surnaturalisme, par cette plastique expressive, cette incantation de la couleur, Delacroix atteint aux frontières les plus lointaines du réel, au delà desquelles commence le monde des phénomènes subjectifs: le règne de l'âme.

— § —


Peintre et non point enlumineur. Cette harmonie active cherchée dans le tableau, Delacroix la poursuit également dans la fresque. Elle doit faire partie de l'ensemble architectural, cœxister étroitement avec le cadre du monument, et non point faire trou dans le mur, donner l'accent d'une illustration en accord avec le jeu des tonalités claires des saillies ou des creux, de manière à se fondre musicalement dans la musicalité de l'édifice.

Cette conception de la composition et de l'interprétation. colorée a pu faire jaillir telle question superflue: Delacroix perçoit-il la réalité?

S'il était besoin de témoignages, telles études de fleurs, d'arbres, d'animaux, tels détails d'armement, copiés avec soin sur la jetée de Dieppe, démontreraient l'exactitude de son talent d'observateur.

C'est devant la mer que Delacroix a composé sa palette de tendresse, de mélancolie, de passion ou d'orage. C'est devant les horizons marins qu'il a bâti ces constructions de ciels sans limites, capté les profondeurs lourdes, glauques ou vertes ou bien chargées de bleu intense, des flots agités.

Mais l'artiste, qui avait en horreur le réalisme brutal de Courbet, a transposé toujours sa vision en lui donnant une vérité intellectuelle au delà des formes, en l'enveloppant du coup d'aile de son propre lyrisme dans une harmonie originale et toujours juste. La nature agissait sur lui musicalement.

— § —


Comme l'âme de Baudelaire flottait sur les parfums, l'âme de Delacroix flottait sur la musique.

Sa prédilection pour la perfection de Mozart lui suggérait volontiers des réserves sur la monotonie, le manque d'unité, les chutes vulgaires de Beethoven, les éclats inopportuns de cuivres de Berlioz. Mais comme il aimait Chopin, son «cher petit Chopin»!

Son maître Guérin lui avait parlé du compositeur polonais. Il l'avait connu à Paris, fréquenté chez George Sand, séduit par sa verve juvénile, son originalité, sa sensibilité où retentissaient les infortunes de l'exil, les navrantes de l'amour. Il aimait chez lui le charme singulier de la pensée, son contour sinueux qui échappe aux cadres classiques, les exubérances de ses progressions harmoniques, le luxe discret de l'ornementation, la profondeur de ses accords. On connaît son esquisse des traits du musicien: une notation sévère a, dans une gamme ralentie d'ocres, de blanc et de bitume, fixé la douleur sur le visage de ce martyr de l'inspiration, — expressif comme celui d'un crucifié.

Delacroix adorait les œuvres de Chopin, qui comprenait mal la peinture du Rubens romantique. Un fossé intellectuel séparait encore ces deux êtres; nés pour-figurer, en leur amitié, une synthèse émouvante du verbe par la couleur et la musique.

L'âme de Delacroix poursuivait la sombre élégie du compositeur et sanglotait, emportée entre des ciels déchirés et des gouffres d'ombre...

Chacun d'eux aimait son art et en discourait volontiers: Chopin expliquait la logique du contre-point et de la fugue; par analogie entre les sons et les couleurs, Delacroix commentait le mystère des accords et des reflets. Chopin étouffait un peu de cette alchimie.

Mais au soir des funérailles du génial musicien, Delacroix transposait les traits de l'ami perdu dans un masque du Dante et continuait de converser avec le mort...

— § —


Une métaphysique, une éthique soutiennent le mysticisme passionné du peintre.

L’œuvre de Delacroix est une explication de la douleur.

Une tristesse lui est venue du destin de l'homme, de la dégradation de l'âme par le souci matériel, de la dégradation du corps par l'affaiblissement, la perte de la vivacité d'impressions liée à la déchéance physique.

Il déplore le désaccord où la structure organique fléchit et s'écroule au moment où l'esprit arrive à son développement le plus limpide. Il se console-mal en pensant que tout ceci est aussi le lot des plus grands génies.

La méditation sur la fragilité des œuvres humaines le fait parfois passer de la satisfaction du travail accompli au brusque découragement. Il s'accuse de cette sotte vanité qui l'attire vers la peinture, faiseuse de gloire, elle-même vouée à une destruction rapide. Ailleurs, il s'imprègne de cette calme philosophie qui élève l'homme au-dessus des contingences, lui livre le sens de la vie et le prépare à la douleur, en attendant que la mort submerge tout.

Son Journal, où d'une plume alerte il a, de 1823 à 1863, noté avec ses pensées les événements de son existence, est rempli de ces oscillations:

Un stoïcisme hautain à la manière de Vigny lui fait parfois rejeter le pessimisme plaintif de Musset.

Il s'interroge sur le divin: il le voit en cette harmonie qu'il appelle «rapport des choses». C'est Dieu qui sans doute inspire les hommes de vertu comme les hommes de génie et leur donne pour récompense les joies de la réalisation.

Mais il mesure aussi la petitesse humaine en regard de l'univers, pense à la mort qu'il considère comme un phénomène logique, à la vie future dont il semble peu espérer, médite sur les recherches où Pœ donne de mystérieux prolongements à la destinée de l'âme et son tourment métaphysique rejoint celui de Pascal.

Une tristesse lui est aussi venue de son époque.

Aristocrate de l'art, il souffre devant les ruines qu'amoncellent les révolutions et la rage de destruction des époques de discordes, tant il est vrai que la plèbe aveugle ne marque son passage que par des décombres.

Mais pourra-t-on jamais assagir le genre humain?

0 folie, trois fois folie! s'écrie-t-il. Persuader les hommes! Quel entassement de sottises dans la plupart de ces têtes! Et ils veulent donner de l'éducation à tous ces gens nés pour le travail, qui suivent tout bonnement leur sillon, pour en faire des idéologues 2!

Les hommes, les époques recommencent indéfiniment les mêmes cycles; l'individu est une perpétuelle mutation. Il est impossible de le fixer dans le cadre des règles immuables qui tempéreraient ses écarts: les seules variations dans la manière d'un artiste en fournissent la preuve. L'homme véritable est un sauvage, renchérit-il un jour.

S'il ne croit pas au progrès de l'individu, il ne croit pas davantage au progrès matériel. Il pense, avec Baudelaire, qu'un progrès implique d'autres progrès, relâche l'effort entre le désir et son apaisement, et finalement court vers sa propre négation.

Le développement collectif de l'humanité malgré les constructions du génie, les civilisations, les découvertes, oscille entre la perfection et la barbarie et va toujours au hasard.

Delacroix jette un cri d'alarme contre le labourage mécanique qu'Émile de Girardin préconise pour toute la France. Il dénonce déjà le machinisme qui, au lieu de contribuer au bonheur des hommes en allégeant leur travail, détruira chez les paysans l'amour de cette terre qui leur sera échangée contre le papier des gens d'affaires. Il s'insurge contre la vitesse et, pressentant notre folie moderne, déclare que nous marchons vers ce temps qui aura supprimé l'espace, mais n'aura pas supprimé l'ennui.

Car le progrès ne sera pas indéfini et nous ramènera vers une sorte de primitivisme par son propre abus.

L'homme peut réaliser encore dans la voie du progrès matériel, mais où est son progrès moral? A-t-il aboli les passions mauvaises? Entendant les appels des philosophes, s'est-il amélioré? C'est en ce redressement moral de l'individu que réside le véritable problème du bonheur.

Que voit Delacroix autour de lui? Des êtres cupides, avides de jouissances et de richesses qui donnent si peu de joies supérieures, un monde de tripoteurs et de courtiers, des «associations de brigands» qui mettent en coupe réglée la société de son temps, un nombre incalculable d'envieux, de calomniateurs, tous souvent impunis par le silence des honnêtes gens ou l'impuissance des lois.

Au point de vue intellectuel, le maître situe à leur place véritable, à leur valeur relative par rapport à celle des grands hommes, ses contemporains trop célèbres. Il fustige «les écrivains qui battent monnaie avec les volumes qu'ils entassent», les faux artistes qui détruisent la moralité publique et la propreté toujours renaissante des jeunes générations par les allèchements de la passion, les excitations aux vices: romans corrompus, spectacles dangereux... Cette pourriture lui donne la nausée et lui fait aimer la chasteté et la vie de famille. Comme la poignée de main d'un paysan de France au bon sens simple et avisé lui va droit au cœur!

Il a accepté la lutte qui endurcit, l'indépendance qui, pour corollaire, a l'isolement, mais sa rancœur s'accroît de cette incompréhension qui pendant trente ans l'a «livré aux bêtes».

L'étude seule lui permettra de conjurer «les fantômes de cette diable de vie qu'on nous a donnée on ne sait pourquoi et qui devient amère si facilement».

Fuir les méchants, même agréables et séduisants, telle est sa résolution. Agir pour ne pas souffrir, telle est sa règle. Aussi ajoute-t-il à la solitude morale de l'homme de génie, toujours si différent de ceux qui l'approchent et semblent d'accord avec lui: il se retire du monde dans la Thébaïde de son atelier. L'amitié, l'amour, qui furent tant dans sa vie, sont submergés par la fièvre de l'art. Il se dégage des obligations mondaines, mène une existence calme, vide de passions, s'enterre pour travailler, pour ne pas gaspiller inutilement ses facultés, réaliser avec sérénité, peupler de visions sa solitude intérieure.

Le rêve auréole son visage d'homme abstrait. Il devient l'halluciné d'un monde supérieur et, comme il l'écrit à Balzac, «une espèce de Louis Lambert moins la profondeur».

Sa composition plus lourde de pensée révèle tout le tragique humain. Comme Virgile, comme Dante, comme Gœthe, comme Gérard de Nerval son ami, Delacroix à son tour est descendu dans les cercles ténébreux. Il a conquis le laurier promis par la Sibylle.

— § —


L’œuvre d'Eugène Delacroix est à la base de la peinture moderne. De la fulguration de Véronèse, de la hachure du Tintoret, de la pâte grasse de Rubens et de Vélasquez, de la notation scintillante de Guardi, l'artiste a dégagé une technique brillante, sûre, qui substitue la couleur à la ligne, accroche la lumière, crée l'illusion du relief.

L'impressionnisme naîtra de cette technique. Il en abusera; il poussera à l'extrême la division de la couleur, rejettera le mélange des matériaux sur la palette et, par une juxtaposition de virgules ou de points multicolores, cherchera à reconstituer pour l'œil le mélange optique opéré sur la toile.

La technique se compliquera de considérations scientifiques mal digérées sur les théories de la décomposition de la lumière. Elle se muera en procédé d'école. L'air vibrera plus ou moins autour des objets, les caressera, les rendra aériens, — trop aériens peut-être...

Il s'ensuivra un fléchissement dans la construction, un affadissement des valeurs, une dispersion de la suggestion, un effritement de l'intérêt. Ceci nous conduira vers le puzzle colorié des extrémistes.

Seuls survivront aux années les impressionnistes qui auront su modeler dans la clarté, s'arrêter à une division modérée de la couleur pour éviter que l'action du temps ne noie les effets dans une grisaille uniforme, ceux qui, par des contrastes opportuns et suffisants, auront su assurer le soutien de la composition.

Monet, virtuose brillant, s'aventurera trop dangereusement sans doute pour que son œuvre n'ait pas à en souffrir dans un avenir peu éloigné. Sisley, plus sobre, gardera indélébiles ses fraîcheurs de ciels et d'eaux. Plus constructeur, Pissarro s'affirmera davantage avec le temps. Halluciné par le portrait inachevé — volontairement peut-être — que Rubens peignit de sa femme Hélène Fourment et que conserve le Louvre, oubliant parfois que la chair doit conserver une densité en accord avec le volume, Renoir travaillera souvent une matière sanguinolente et inerte.

De là des réussites ou des demi-réalisations qui donneront une base instable à la peinture nouvelle jusqu'à ce que l'art constructif de Cézanne vienne déclencher une réaction salutaire. Mais que de crimes contre la beauté auront été depuis lors commis en son nom!

Cependant la science hautaine de Delacroix s'avère vivante comme une source de renouveau.

Ramenés vers une plus sobre compréhension des plans et des volumes, les artistes modernes gagneront à relire la haute leçon qui se dégage de l’œuvre du peintre. Ils apprendront qu'il importe, avant tout, de sentir, de penser et d'interpréter la vie.

Ils ne devront pas oublier que, selon Delacroix, «la nature n'est qu'un dictionnaire» qui livre le mot, et rien de plus, et que d'autre part «le génie consiste à .savoir généraliser et choisir».

Notes
1. Voici cette palette qui est approximativement celle de Van Dyck: jaune de Naples, ocre jaune, vermillon, bleu d'outremer, vert Titien, Sienne naturelle, noir de Liège, laque rouge, brun Van Dyck. (Cf. Moreau-Nelaton, Delacroix raconté par lui-même, 1916, tome II, p. 200-203, cité par Raymond Escholier: Delacroix, t. III, p. 107.)
2. Journal de Delacroix, t. I, p. 435.

Autres articles associés à ce dossier

Rubens et Delacroix

Antoine Orliac


Baudelaire et Delacroix

Antoine Orliac


Journal de Delacroix: sur le Réalisme en art

Eugène Delacroix

Le "Réalisme" est un des tout premiers articles que Delacroix rédigea en vue d'un Dictionnaire des beaux-arts dont il esquissa le projet p

Delacroix au Salon de 1845

Charles-Pierre Baudelaire

Critique des oeuvres exposées par Delacroix au Salon de 1845. Passage tiré des Curiosités esthétiques.

À lire également du même auteur




Articles récents