La Francophonie et les inforoutes

Marc Chevrier
Pour tirer parti des inforoutes les francophones devront relever le défi de l'universel, qu'il ne faut pas confondre avec celui de la mondialisation.
Assemblés que nous sommes aujourd'hui pour discuter les aspects politiques des inforoutes, les perspectives d'avenir que ces inforoutes ouvrent pour la Francophonie en général, et pour le Québec en particulier, s'imposent d'emblée à la réflexion. Avant de dégager ces perspectives, et bien modestement d'ailleurs, car je ne prétends nullement être un spécialiste de la Francophonie, et encore moins des inforoutes, je crois utile de rappeler ce qu'est la Francophonie, elle-même à bien des égards un pur produit de la société de l'information. Ainsi, je diviserai mon exposé en trois parties: dans un premier temps, je m'attacherai à décrire sommairement la Francophonie, régime particulier de coopération internationale qui a ses forces et ses faiblesses; ensuite, dans la foulée de la conférence des ministres francophones chargés des inforoutes, je ferai état des actions prises par la Francophonie pour appuyer le développement des inforoutes. Enfin, ces longues mises au point étant faites, je tenterai, sans prétendre aucunement apporter des lumières nouvelles sur le sujet, d'esquisser ces perspectives d'avenir ouvertes par l'émergence d'un nouveau médium de communication en une époque où la souveraineté des États décline, processus hâté par la montée du marché et par la porosité des frontières.

Un régime bien particulier de coopération et de relations internationales
La Francophonie

La Francophonie possède deux visages bien distincts, quoique inséparables. Le premier, c'est la francophonie linguistique, celle du terrain, rivée à ses contingences géographiques et humaines. Cette Francophonie, née en Europe de l'Ouest, puis transplantée en Amérique, en Afrique et en Asie, et essaimée en Europe de l'Est, présente peu d'unité, si ce n'est celle d'une langue qui pour les uns, est la langue du foyer et du cœur, et pour les autres, une langue de culture et de communication. L'autre francophonie, c'est celle que des chefs d'État ont imaginée puis réalisée, comme forum de relations internationales et instrument de rapprochement entre États et entre peuples que beaucoup de choses, a priori, divisent. Bref, c'est la Francophonie institutionnelle, qui, en tant que régime de relations internationales, doit son originalité au fait de vouloir fédérer les relations entre États sur la base d'une langue commune.

La Francophonie se distingue donc d'autres régimes, comme du Commonwealth par exemple, qui réunit la Grande-Bretagne et ses anciennes colonies, dont plusieurs encore aujourd'hui portent allégeance au monarque britannique. La Francophonie, elle, fédère des peuples sur la base d'une stricte égalité entre les pays qui y participent et sans coïncider avec les vestiges d'un empire. Cependant, faut-il le rappeler, la Francophonie institutionnelle est née dans un contexte de décolonisation. En fait, elle apparaît à la suite du processus de redéfinition des rapports entre la France et ses colonies africaines qui, au lendemain de la Deuxième Guerre Mondiale, s'émancipèrent, par étapes ou par rupture. Je ne ferai pas ici le récit des étapes de cette décolonisation, mais je me contenterai de dire ici que l'institutionnalisation de la Francophonie dans les années 1960 s'est imposée à la France et à ses colonies africaines par la convergence de deux intérêts: pour la France, c'était un moyen de maintenir des liens privilégiés avec ses ex-colonies dans un cadre qui lui permette d'y exercer une influence prépondérante sans se faire accuser de néocolonialisme; pour les pays africains, c'était un moyen de conserver des liens avec une métropole dont ils dépendaient encore beaucoup pour leur développement, mais dans un cadre plus égalitaire et multilatéral.

Par bonheur, la Francophonie a su s'élargir au-delà du domaine colonial français. Elle regroupe aussi bien la France et plusieurs de ses anciennes colonies, que des pays développés dont le français est l'une des langues nationales, comme la Belgique, le Canada, et la Suisse et des État qui, par francophilie, veulent participer à un grand forum multilatéral. Je pense ici à la Roumanie et à la Bulgarie, auxquelles pourrait s'ajouter la Moldavie au sommet de Hanoï. L'ensemble regroupe aujourd'hui 49 États et gouvernements.

La représentation dans un même forum d'États aux intérêts très divers, si elle fait l'originalité de la Francophonie, pose aussi des obstacles à la constitution d'un régime cohérent et structuré de relations internationales. L'histoire de la Francophonie a été marquée par le choc des intérêts entre les États membres, dont les situations respectives connaissent de grandes disparités. La Francophonie unit tout ensemble des pays parmi les plus riches et d'autres parmi les plus pauvres de la planète. Elle associe des pays qui ont une longue tradition démocratique et d'autres, dont la démocratie est encore naissante et fragile, ou hélas brisée ou corrompue. Elle met côte à côte des États souverains, qui ont droit de cité au concert des nations, et des États non souverains, comme le Québec et la Communauté française de Belgique, qui ont dû jouer de finesse et d'habilité pour s'y tailler le statut de gouvernements participants.

Tout au long de sa jeune histoire, la Francophonie a été le théâtre de rivalités diplomatiques, qui ont opposé tantôt le Canada à la France, tantôt le Québec au gouvernement fédéral. Pour la France, la Francophonie institutionnelle a été un moyen de maintenir son prestige sur la scène internationale et de gérer ses relations, parfois difficiles, avec ses anciennes colonies d'Afrique, qu'elle considère encore aujourd'hui comme tombant sous sa sphère naturelle d'influence, son "pré carré". Pour le Canada, la Francophonie confirme son statut de puissance intermédiaire, l'affirme comme porte-parole de la francophonie canadienne et élargit son domaine d'influence à des pays avec lesquels il avait eu traditionnellement peu de rapports. Enfin, pour le Québec, que la géographie et l'histoire ont longtemps coupé de ses attaches françaises, la Francophonie promettait une formidable émancipation et l'acquisition d'une personnalité internationale. Les querelles qui opposèrent pays et gouvernements riches ont pu toutefois laisser indifférents ou agacer bon nombre de pays africains, pour qui la langue française est davantage une langue de communication, léguée par la métropole et en concurrence avec d'autres langues nationales et dont l'utilité se mesure aux savoirs, aux compétences et aux aides techniques que sa connaissance permet d'apporter dans des sociétés en voie de développement.

Heureusement, la diversité des intérêts rassemblés par la Francophonie institutionnelle n'a pas empêché sa progression. Cependant, elle demeure un régime qui n'a pas encore trouvé son assiette, même si elle semble sur la bonne voie. La Francophonie institutionnelle regroupe une multitude d'instances, de comités et d'opérateurs spécialisés. Elle comporte plusieurs pôles politiques, comme les Conférences des chefs d'État et de gouvernement ayant le français en partage, l'Assemblée internationale des parlementaires de langue française, la Conférence ministérielle de la Francophonie. Elle s'adjoint de multiples opérateurs, qui ont pour tâche de réaliser les programmes établis par la Conférence ministérielle de la Francophonie. Depuis le sommet de Cotonou, ces opérateurs sont l'ACCT, baptisée depuis l'Agence de la Francophonie, l'Aupelf-Uref, soit l'Association des universités partiellement ou entièrement de langue française et l'Université des réseaux d'expression française, établis à Montréal; le consortium TV-5; l'université Léopold Sédar Senghor à Alexandrie et l'Association internationale des maires et responsables des capitales et métropoles partiellement ou entièrement de langue française (AIMF). La Francophonie institutionnelle forme aujourd'hui un organigramme complexe, construit par les moyens de la diplomatie classique et qui a, il est vrai, tâtonné dans la recherche d'un équilibre et dans l'atteinte d'une certaine efficacité. On espère qu'avec l'élection au sommet d'Hanoï d'un Secrétaire général de l'Agence de la Francophonie, celle-ci parlera d'une voix plus unie et y gagnera en efficacité et en légitimité.

La Francophonie approche donc de la maturité institutionnelle. Cependant, son avenir demeure marqué par l'incertitude. Plus qu'en Amérique ou en Asie, cet avenir réside en Afrique, où son potentiel de rayonnement - ou de déclin - est le plus grand. Depuis trois ans, toutefois, une série d'événements a ébranlé la francophonie africaine. En janvier 1994, Paris décida de dévaluer de 50% le franc de la Communauté financière africaine, servant de monnaie de référence à 14 pays africains, décision qui a été vécue comme une catastrophe. Pendant le printemps 1994, la communauté internationale assista avec horreur à l'effondrement du pouvoir politique au Rwanda et à des massacres collectifs perpétrés par les tenants d'un régime dont la France n'a su tôt se dissocier et contrer. Enfin, ce printemps a été le théâtre de l'effondrement du régime du maréchal Mobutu au Zaïre, soutenu par la France, qui est tombé dans les mains du général Laurent-Désiré Kabila, qui s'est autoproclamé président. À lire la presse internationale, il semble que ces événements ont concouru à ternir l'image de la France en Afrique et à en affaiblir l'autorité. Dans plusieurs pays africains, des voix se sont élevées contre la Francophonie, devenue synonyme d'hégémonie culturelle. Je ne suis pas un fin connaisseur de l'Afrique. Je me garderai donc de conclure. L'apparition d'un nouveau médium de communication soulève d'importants enjeux pour la Francophonie, mais n'éclipse par la politique. La Francophonie procède essentiellement de la volonté des États, donc de la politique, et finalement de celle des peuples.


Les actions entreprises par la Francophonie pour qu'elle tienne sa place
dans la société mondiale de l'information

Les discussions suscitées par l'essor des inforoutes au sein de la Francophonie semblent animées par un vif sentiment d'urgence. La perspective de voir l'anglais monopoliser les inforoutes et de s'y faire le propagateur d'une seule culture et d'une seule vision du monde a peut-être eu comme conséquence salutaire d'interpeller la communauté francophonie et de la pousser à la réflexion et à l'action. On connaît les chiffres. La langue anglaise occuperait 90% du cyberespace; le français à peine 5%, l'espagnol 2%. Mais si minime qu'elle puisse paraître de prime abord, la place occupée par le français sur le cyberespace n'est pas pour autant insignifiante. En fait, les pays et les nations francophones ne roulent pas tous à la même vitesse sur les inforoutes. Ils se regroupent en deux catégories. Il y a ceux qui, comme la France, le Québec et la Suisse, sont déjà fort équipés en infrastructures de télécommunications et en ordinateurs. Puis il y a ceux qui, comme la plupart des pays africains et asiatiques membres de la Francophonie, possèdent encore des infrastructures rudimentaires et qui sont largement sous-équipés en ordinateurs et instruments de téléinformatique. Parmi les pays riches, de nombreuses disparités subsistent. À l'heure actuelle, le Québec et le Canada possèdent environ 57% de tous les ordinateurs branchés à l'Internet dans la communauté francophone, alors que la France n'en détiendrait que 25%. La France compterait 600,000 abonnés sur une population de 58 millions d'habitants, alors que la Suisse en auraient 230,000 sur une population de sept millions. En France, on compte trois ordinateurs pour mille habitants, en Suisse douze. Sur le plan des contenus, les disparités demeurent aussi. Ainsi, avec 5 % de la population de la Francophonie, le Québec serait à l'origine de 30% des contenus francophones sur Internet.

C'est au sommet de Cotonou de décembre 1995 que s'est ébranlé le train de la Francophonie institutionnelle sur les rails des inforoutes. Les chefs d'États et de gouvernement des pays ayant le français en partage y ont adopté une résolution sur la société de l'information. Ils ont ainsi pris l'engagement de promouvoir un espace francophone dans le domaine des nouvelles technologies de l'information et de favoriser la place du français sur les inforoutes, et ce, dans le respect du pluralisme culturel et le souci de coopération avec les autres espaces linguistiques. Ce faisant, les chefs d'États ont mis en place un comité scientifique de 19 experts francophones, chargé d'étudier la situation et d'élaborer une proposition de plan d'action et de stratégie pour les inforoutes francophones. Le comité d'experts a déposé le résultat de ses travaux lors d'une réunion préparatoire tenue à Genève en avril dernier. Au sommet de Cotonou, on avait décidé de tenir dès que possible une conférence des ministres compétents sur les inforoutes. L'organisation de cette conférence a été confiée à l'Agence de la Francophonie et la Conférence ministérielle de la Francophonie en a fixé la tenue à Montréal.

La conférence de Montréal du 19 au 21 mai dernier avait donc essentiellement pour objet d'entériner les travaux préparés par le comité scientifique, à savoir un rapport sur les enjeux et l'état des lieux des inforoutes dans la francophonie, un projet de déclaration et un plan d'action. La déclaration adoptée, dite "déclaration de Montréal", reconnaît l'urgence d'agir, la Francophonie devant "faire en priorité ce que personne ne fera à sa place" et l'importance des enjeux liés au développement des infrastructures, à l'accès aux réseaux et à la tarification à bas prix des services. Elle appelle au développement solidaire de l'espace francophone sur les inforoutes et favorise l'appropriation nationale des compétences et des techniques dans ce domaine. Outre cette déclaration, la Conférence a adopté un plan d'action en sept points et a convenu de la création d'un fonds multilatéral francophone pour le développement de inforoutes. La France a indiqué qu'elle serait prête à y souscrire 8 à 10 millions de dollars; le Québec, à y mettre un million. Le gouvernement fédéral, après quelques réticences, a donné son accord à la création du fonds et y contribuera pour un part d'environ 30% du fonds ainsi créé. Le fonds aura pour objectif de soutenir la production de contenus, la formation des utilisateurs et l'interconnexion à des réseaux. L'annonce de la constitution de ce fonds a lancé une petite polémique. Pour les uns, le niveau de financement proposé par le fonds est "ridicule", au vu des immenses besoins en infrastructures de l'Afrique et de l'Asie. Pour les autres, ce n'est pas tant du manque d'infrastructures dont on se plaint au Sud et à l'Est, mais du manque de formation.

Quel est l'horizon fixé pour la réalisation de cet ambitieux programme? Le Secrétaire général de l'Agence de la Francophonie, Jean-Louis Roy, fixe à l'année 2025 la date butoir à laquelle il faudra avoir confirmé la Francophonie comme leader sur les inforoutes. Selon lui, l'une des conditions de succès de cette entreprise, c'est la constitution d'un marché international francophone et le maintien, dans les pays du Sud, d'une base de production donnant à la Francophonie un espace suffisant pour affronter la concurrence des autres langues.


Perspectives d'avenir offertes par les inforoutes à la Francophonie
Savoir élaborer et réaliser une stratégie d'appropriation et de présence

Le sommet de Cotonou et la conférence de Montréal ont vite montré que le développement des inforoutes posent à la Francophonie essentiellement deux défis: l'acquisition des infrastructures et des compétences techniques; l'élaboration de contenus attrayants, interactifs et représentatifs de la diversité culturelle et largement accessibles. En somme, si la Francophonie veut réussir sa conquête du cyberespace, elle doit mettre au point des stratégies d'appropriation des techniques et de présence par la création et la diffusion la plus large possible de contenus francophones.

Lors de l'inauguration du site Cybersciences de Québec-Sciences, la ministre de la Culture et des Communication, Louise Beaudoin, a souligné le fait que la prépondérance du contenu anglophone sur le cyberespece n'empêche pas que le contenu francophone ait son existence propre et soit à la fois attrayant et autonome. Par cette remarque, la Ministre soulignait à juste titre que la lutte qui semble s'engager entre les langues et les cultures sur le cyberespace n'est pas un jeu à somme nulle: ce que l'un met en vitrine n'enlève rien à ce que les autres exposent déjà. Les statistiques comparatives sur la présence respective des langues sur le cyberespace ont à mon avis un intérêt limité. Tout d'abord, elles reflètent une réalité mouvante. On prédit que d'ici quelques années, la première langue sur l'Internet sera le chinois. Ensuite, le fait que le français occupe 2, 5 ou 10% du cyberespace nous dit assez peu de ce qu'on y trouve. Quant à moi, le véritable enjeu n'est pas tellement de faire du cyberespace un grand déversoir où s'accumulent pêle-mêle, dans une course frénétique, tous les produits de la culture écrite et multimédias, mais de faire en sorte qu'émerge un espace francophone qui, par l'exhaustivité et la qualité de ses sites, la diversité des cultures et des savoirs qui s'y côtoient, par la multiplicité de ses usages, soit un véritable lieu de communication et de création, propice à l'établissement de réseaux et de communautés d'appartenance. Si cet espace vient à naître, il sera une encyclopédie vivante et interactive, élevée à l'échelle des cultures qui y participent.

Cependant, selon que l'on se place au Nord ou au Sud, l'émergence de cet espace francophone répond à des nécessités différentes. Le Canada, le Québec, la France et la Suisse se sont développés bien avant l'apparition de l'Internet et sont aujourd'hui des sociétés post-industrielles ébranlées par les mutations du travail et de l'économie mondiale. Pour ces sociétés du Nord, les inforoutes apparaissent comme un nouveau médium de communication, dont il faut saisir les retombées économiques et qui pose un problème de taille: comment transférer à terme le patrimoine culturel, tributaire jusqu'alors de la culture de l'imprimé, vers un nouveau support matériel. Pour ces sociétés du Sud, les enjeux sont tout autres: il s'agir de savoir comment l'on peut se développer avec l'Internet.


Les inforoutes sont à la fois la chance de la Francophonie et l'expérience de ses limites

La Francophonie est déjà en elle-même une réalité virtuelle, rendue possible par les transports rapides et les moyens de communication. N'étaient ces ressources qui abolissent les distances, on verrait mal comment la Francophonie aurait pu prendre corps. D'ailleurs, la naissance de la Francophonie institutionnelle a coïncidé avec la commercialisation des avions à réaction. Au Québec, c'est la radio qui a révélé au peuple québécois la France et l'Europe et brisé son isolement culturel. La naissance d'un nouveau médium de communication, loin de contrecarrer la consolidation de la Francophonie, s'accorde en fait avec la logique d'échange qui en a favorisé l'émergence. Les possibilités, encore inédites, de communication et d'échanges que les inforoutes déploient, s'aidant de l'amélioration rapide des techniques informatiques, sont autant de possibilités que la Francophonie peut saisir pour grandir, indépendamment des contraintes du temps et de l'espace.

Plusieurs économistes et politologues ont noté que la mondialisation de l'économie a vu naître une société civile internationale, composée de multinationales dirigées par des consultants et des administrateurs de haut vol, jet-setters pour la plupart qui vont de capitale en capitale et logent invariablement dans les grands hôtels. Ce que l'on peut espérer pour la Francophonie est la naissance, à la faveur des inforoutes, d'une société civile francophone, nourrie d'une riche vie associative qui s'étende sur plusieurs continents. En somme, il y a lieu d'espérer que les liens qui se sont noués depuis quelque trente ans par les canaux de la diplomatie traditionnelle en viennent à se former spontanément entre les personnes et les associations. Évidemment, ce processus était déjà en cours, et les inforoutes ne pourront que le renforcer.

Les inforoutes sont sûrement la chance de la Francophonie. Cependant, elles la mettent aussi à l'épreuve. Devant l'essor rapide des inforoutes, la Francophonie institutionnelle, dont l'organisation n'est pas encore au point, a été lente à réagir et beaucoup d'internautes au Québec croient que ce dernier, certainement en avance dans le domaine des inforoutes en comparaison avec le reste de la Francophonie, ne doit pas attendre d'être rattrapé par lui pour progresser dans les directions que son intérêt lui indique. La Francophonie institutionnelle s'est construite par le biais de la diplomatie classique. Or, celle-ci est mise à mal non seulement par les inforoutes mais de manière plus générale par la perte de souveraineté des États sur leur économie et sur leurs frontières et par la multiplication dans l'arène internationale d'acteurs non étatiques.

Certainement, par leur propriété d'ubiquité et leur structure décentralisée, les inforoutes offrent au Québec, qui a réussi à faufiler sa diplomatie dans l'arène internationale sans posséder tous les attributs de la souveraineté, des fenêtres d'opportunité. Les inforoutes favorisent l'établissement de rapports de société à société, sans passer par l'intermédiaire d'une représentation diplomatique centralisée. Si le Québec veut profiter de ce mouvement, il devra chercher à appuyer la vie associative et l'établissement de réseaux et de communautés d'échanges entre ses institutions intermédiaires et celles de ses partenaires étrangers. Le lancement en mai dernier au congrès de l'ACFAS de l'Association internationale des études québécoises par le ministre des Relations internationales, Sylvain Simard, nous donne un bel exemple d'initiative associant l'État et des institutions civiles dont l'ambition commune est la création d'un réseau souple et très ramifié à travers le monde qui puisse vivre de lui-même et contribuer au rayonnement international du Québec.

Les inforoutes décloisonnent les filières d'information et accroissent les capacités de recherche et d'analyse des organisations. Pour tous les organismes à vocation internationale, ministère ou association, les inforoutes arrivent comme une bénédiction. Elles donnent accès à des masses d'information, à un moindre coût, qui représentent une grande variété de sources et augmentent donc, de manière significative, la disponibilité des connaissances stratégiques. Pour le Québec qui n'a pas accès à tous les forums internationaux, les inforoutes sont aussi l'occasion de se tailler une vitrine sur le monde et de verser dans le domaine public international des informations qui, dans les circuits traditionnels des médias, sont arrêtées par les barrières de la langue et des territoires. Le ministère des Relations internationales est actuellement à refaire son site Web. Il rendra disponible en français, en anglais et éventuellement en espagnol une documentation riche et variée sur le Québec et compte ouvrir l'équivalent d'une salle de presse virtuelle, qui mettra en ligne une sélection hebdomadaire d'articles tirés de la presse québécoise qui seront intégralement traduits en anglais. De cette manière, on ne pourra plus exciper de sa méconnaissance du français pour ne pas lire les éditoriaux de Lise Bissonnette, d'Alain Dubuc ou de Jacques J. Samson.

Les inforoutes ouvrent au Québec des portes, sans nécessairement lui ouvrir celles qui lui étaient déjà fermées. Comprenons-nous bien. Si les inforoutes mettent à l'épreuve la diplomatie classique, elles ne peuvent toutefois la remplacer. Elles seront toujours un piètre substitut au contact humain, aux relations d'État à Etat qui se déroulent dans les forums consacrés.


Redéfinir son rapport à l'universel

L'Association internationale des études québécoises s'est donné comme devise, je crois: universaliser la spécificité. Je me demande si avec l'apparition des inforoutes, nous ne devrions pas adopter comme devise: se discipliner à l'universel. Une des nouveautés que les inforoutes font apparaître comme médium est qu'elles font circuler de l'information dans un espace de dimension mondiale. Peu importe que l'on mette en ligne ses recettes préférées, l'histoire de son village, les débats de l'Assemblée nationale, une étude sur le traitement du paludisme en Amérique latine ou les derniers résultats d'une recherche en physique nucléaire, on s'adresse immédiatement à un auditoire mondial. La plupart des médias, la presse, le livre, la télévision et la radio ont des horizons et des bassins de clientèles beaucoup plus limités. Lorsqu'on écrit une chronique pour son hebdomadaire local, on espère pas être lu à Paris ou à Canberra. Avec les inforoutes, nous ne cesserons pas bien sûr de publier des hebdomadaires locaux, de publier pour son village, sa commune ou sa patrie. Au contraire, nous aurons toute licence et toute liberté pour exprimer le particulier en nous, à foison. Ce qui change toutefois, c'est que nous pouvons donner à toute communication faite sur le Web une portée mondiale, si nous le voulons et si nous nous y préparons bien.

On accède pas à l'universel du seul fait de mettre sur la toile mondiale de l'information quantité de sites qui parlent de soi. Pour cela, il faut faire un travail sur soi et sur l'information que l'on destine à ses interlocuteurs internautes. Je décèle déjà plusieurs signes de ce travail salutaire auquel nous obligent les inforoutes. Le site Cybersciences de Québec-science nous livre un bon exemple d'un site qui, tout en desservant une clientèle principalement québécoise, rend disponible une information d'un intérêt universel, qui peut intéresser l'ensemble de la Francophonie. Le projet piloté par l'Agora de réaliser une encyclopédie québécoise virtuelle est un autre bon exemple de tentative d'accession à l'universel par les inforoutes. Lors du séminaire du 1er juin dernier organisé par l'Agora sur les aspects politiques des inforoutes, on a vu deux visions de l'encyclopédie québécoise s'entrechoquer. Pour certains, une telle encyclopédie parlerait avant tout du Québec sous tous ses aspects dans le but de le montrer au monde. Pour les autres, cette encyclopédie serait une œuvre collective qui emmagasinerait de manière vivante tout ce que nous savons du Québec et du monde et qui tracerait la carte des savoirs, d'une manière plus sélective et plus raffinée que ne le ferait une encyclopédie classique imprimée. L'idée d'encyclopédie semble aussi germer à l'échelle de la francophonie: l'Agence de la Francophonie fait maintenant la promotion de l'idée d'encyclopédie virtuelle de la Francophonie.

Tous ces débats sont symptomatiques d'une chose: les inforoutes nous obligent maintenant à redéfinir nos rapports à l'universel.

Il y a de nombreuses autres perspectives d'avenir qu'il faudrait aborder. Je pense entre autres aux aspects sociaux des inforoutes, que l'Agora a explorés lors de ses deux premiers séminaires du mois de mai. Comme j'ai déjà trop abusé de la parole, je m'empresse de conclure.

La société internationale a longtemps été fondée sur le concept du concert des nations. Le mot "concert" est ici entendu dans son acception ancienne, c'est-à-dire un accord de personnes qui poursuivent un même but. Le concert des nations suppose une communauté de nations souveraines qui se mettent ensemble pour faire régner le droit et la paix dans leurs relations mutuelles. Le concept est né à un époque où le nombre d'États souverains était limité, où la souveraineté des États, plutôt imperméable, était bien assise sur leur territoire et sur leur économie et où les communications se faisaient encore à voile ou à vapeur. Tout cela a changé depuis. Les communications empruntent la fibre optique et les canaux satellites, les acteurs internationaux se multiplient, les États se délestent de leur souveraineté au profit du marché et de la société civile. Les inforoutes font maintenant miroiter le rêve d'une société mondiale de l'information, échappant au contrôle des États et affirmant avec superbe sa souveraineté virtuelle. Au concept de société mondiale de l'information, je préfère celui du "concert de la communication". Concert, parce qu'il s'agit d'une communauté d'esprit, rassemblant des patries enracinées dans leurs histoire et qui se reconnaissent dans des but communs. Communication, parce qu'il s'agit plus que de produire jusqu'à l'ivresse de l'information pour l'information, mais de susciter, entre les personnes et les peuples, une communication intelligente, vivante et d'intérêt universel.


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