Un cas d'euthanasie consensuelle au XIXe siècle
Le neuvième jour, un des paysans, contractant ses mâchoires comme les branches d'un étau, entra en rage. On le transporta en hâte dans un pavillon d'isolement, mais ses cris traversaient les cloisons, et je n'oublierai jamais les visages épouvantés de ses compagnons condamnés au même sort, qui se bouchaient les oreilles de leurs gros doigts mâchurés par le fauve. À partir de là, chaque matin, le mal implacable s'abattit sur un nouveau Russe, si bien que les six y passèrent. Leurs clameurs désespérées, tantôt sourdes, tantôt suraiguës, se faisaient entendre jusqu'au parvis Notre-Dame. L'effroi régnait sur l'hôpital. Quand on pénétrait dans ces chambres de torture, on trouvait les infortunés disloqués comme des ceps, les yeux désorbités, l'écume aux lèvres, cramponnés aux barreaux de leur lit, ou se roulant sur le sol, des lambeaux de leurs draps entre les dents. Le moindre fil de lumière, le moindre reflet sur un gobelet, le moindre grincement de serrure, leur étaient insupportables. Pendant les répits, ils nous suppliaient, dans leur langue, de les achever, de mettre un terme à leur supplice. Après une consultation entre le pharmacien en chef, Tillaux et Pasteur, on s'y résolut. Le pharmacien prépara cinq pilules - le premier enragé étant mort enfin - qui furent administrées aux cinq autres, avec toute la discrétion d'usage en pareil cas. Quand le silence retomba, tel qu'un grand suaire, sur la maison des maux sans nombre, nous nous mîmes tous à pleurer d'horreur. Nous étions à bout de nerfs, anéantis. Je songeais, à part moi, que la médecine était une carrière bien sinistre.
On admira que Pasteur eût fait quand même ses injections, bien que les six cas fussent désespérés. Les adversaires de sa méthode avaient ainsi beau jeu d'attribuer l'échec à l'inefficacité du remède. Mais il était de ceux, très rares, qui préfèrent une bonne conscience à la gloire.