Le décrochage scientifique et technique des jeunes

Yan Barcelo
Pourquoi cette baisse d'intérêt chez les jeunes québécois pour les disciplines de la science et de la technologie? On en est réduit à faire des hypothèses, mais il est certain que les facteurs qui suscitent ce désintérêt sont multiples: architecture scolaire labyrinthine et désuète, culture anti-intellectuelle, absence de modèles scientifiques. Texte paru en 1998 dans L'Agora.
Au décrochage des jeunes, particulièrement aigu au niveau secondaire, comme tout le monde le déplore, s'en ajoute un autre dont on entend moins parler, mais qui est tout aussi alarmant: le décrochage scientifique et technologique. On constate que les jeunes délaissent de plus en plus les disciplines scientifiques et techniques. Les chiffres sont passablement alarmants et les entreprises en sentent de plus en plus les contrecoups dans leurs démarches de recrutement. Selon des chiffres de Statistiques Canada, de 1988 à 1994, le nombre de baccalauréats décernés en science et génie au Québec est tombé de 33% à 28%. Dans la même période, les inscriptions en génie ont chuté de 18%.

Aux États-Unis, les chiffres dans le secteur de l'informatique sont particulièrement troublants. Selon un article de la revue Business Week (21 juillet 1997), alors que les universités américaines produisaient 48 000 diplômés en informatique en 1984, on prévoyait qu'ils ne seraient que 26 000 en 1996, une chute de près de 50%. Pourtant, la taille de l'industrie informatique, au cours de cette même période, a plus que quadruplé. Or, au Canada, si on ajoute à cette baisse de recrutement des jeunes l'exode des cerveaux — nos diplômés se trouvant souvent repêchés par de grandes corporations américaines ou européennes —, on est confronté à une pénurie de diplômés en ingénierie, en technologie et en science qui touche toutes les entreprises du Québec à un moment où les besoins de ces spécialités sont en pleine croissance!

Cela rend paradoxalement la situation de l'emploi dans son ensemble, tant pour les employés d'expérience que pour les finissants, extrêmement épineuse. Un employeur comme la compagnie Matrox, installée à Dorval, grande spécialiste des cartes d'accélération graphique pour ordinateurs, et dont le chiffre d'affaires s'élève à un milliard de dollars, a décidé d'installer son nouveau centre de recherche à Boca Raton, en Floride, plutôt qu'au Québec. Principale raison invoquée: le manque de recrues d'un niveau suffisamment élevé. Même situation chez Nortel, le vaisseau-amiral de la technologie au Canada, chez qui le problème du recrutement se corse.

Chose intéressante, les entreprises qui choisissent de ne plus, ou de ne pas mener leurs activités de recherche au Québec, prennent cette décision en dépit du fait que le Québec est le plus grand paradis fiscal au monde, au chapitre de la recherche et développement. Un dollar investi en R-D ne coûte en réalité qu'environ cinquante cents à une entreprise. Par contre, il n'est pas dit que les entreprises comme Matrox qui s'exilent aux État-Unis y trouveront une situation plus rose. Une enquête de l'"Information Technology Association of America", menée à la fin de 1997, établissait qu'il existe présentement dans le marché américain une pénurie de quelque 346,000 employés, en informatique seulement. Pour contrer cette carence, les entreprises exercent des pressions sur le gouvernement américain pour qu'il hausse le quota des visas H-1B permettant de faire venir des employés étrangers pour une période de six ans. La limite, présentement fixée à 65 000, a été atteinte cette année, dès le début de mai, ce qui ne s'était jamais vu. L'année dernière, exceptionnellement, la limite avait été atteinte en septembre. Un projet de loi, récemment déposé par le sénateur responsable du sous-comité sénatorial sur l'immigration, vise à hausser le plafond à 125,000 visas, plafond qui varierait chaque année selon les besoins en recrutement.

Il faut noter qu'en 1996, sur les 65,000 visas américains décernés, 39,950 l'ont été à des citoyens canadiens, selon des chiffres du Fraser Institute. On peut donc s'attendre à ce que les firmes américaines, qui ont déjà leurs éclaireurs en place dans les départements de science et de technologie de nos universités, ne fassent qu'intensifier leur recrutement. Sans compter le fait que les firmes européennes sont déjà fort actives, elles aussi, dans les circuits de recrutement au Québec.

C'est l'étau dans lequel le marché de l'emploi au Québec est appelé à se resserrer: non seulement manque-t-on de diplômés en nombre suffisant dans les disciplines de pointe, mais une bonne partie de ces finissants, souvent les plus brillants, se font happer par des firmes, par exemple de Boston, où le salaire de base pour un bachelier s'établit autour de 50,000 et pour un Ph.D., autour de 100,000 dollars américains.

Au Québec, — je ne connais pas le salaire de base pour un Ph.D. — je sais que le salaire de base d'un bachelier s'établit autour de 40,000$. En considérant la différence du taux de change, c'est à peu près la moitié du salaire de base à Boston.

Comme le signale Robert Langlois, président du chapitre québécois de l'Association Canadienne de l'Informatique, "pour fonctionner aujourd'hui, toutes les sphères de l'économie et de la société ont davantage besoin d'informaticiens et de logiciels que de pétrole". Or, à en juger par les actions des gouvernements, particulièrement au Québec, il apparaît qu'ils sont plus préoccupés d'approvisionner nos sociétés en pétrole et autres denrées qu'en cerveaux bien formés. Sinon, comment expliquer que le gouvernement alloue 400 millions de dollars à la Société Générale de Financement alors qu'il coupe plus radicalement que jamais dans les budgets de l'éducation? Comment expliquer aussi la farce dérisoire des derniers États Généraux de l'Éducation?

Une question s'impose donc: pourquoi cette baisse d'intérêt chez les jeunes pour les disciplines de la science et de la technologie? Personne ne le sait au juste et aucune étude approfondie n'a été menée autour de la question. On en est réduit à faire des hypothèses, mais il est certain que les facteurs qui suscitent ce désintérêt sont multiples. On peut en dénombrer qui relèvent avant tout de considérations pratiques, tandis que d'autres sont liés à un climat culturel prédominant.

Au plan pratique, il semble de plus en plus apparent que les jeunes manquent d'informations sur la nature des métiers et des carrières auxquels ils peuvent prétendre dans les domaines scientifiques et techniques. Le problème tient d'abord aux professeurs, qui ne savent pratiquement rien de la nature des emplois dans ce qu'il est convenu d'appeler la nouvelle économie de l'information. Le problème se complique du côté des orienteurs, dont la contribution, fondée sur des informations glanées au hasard, présente de nombreuses lacunes. Par ailleurs, il y a aussi le problème des programmes eux-mêmes et de leurs pré-requis, tout particulièrement les cheminements qui mènent vers les disciplines techniques. La difficulté est accrue par le fait que les jeunes doivent s'engager très tôt, prématurément en fait, dans des choix de carrière qui déterminent ensuite la façon dont tout un ensemble de cours et de prérequis s'articulent entre eux. Toute cette architecture scolaire, plus spécifiquement au niveau secondaire, est un tel labyrinthe que bien des jeunes qui veulent changer leur orientation se retrouvent coincés dans des culs-de-sac et, pour s'en sortir, doivent revenir sur leurs pas et se requalifier à travers un dédale de nouveaux pré-requis.

Par contre, c'est ma conviction que les dimensions culturelles du problème sont extrêmement importantes et pèsent lourdement dans la désaffection scientifique et technique des jeunes. Tout d'abord, voyons un peu la mythologie qui les entoure. Sauf pour la figure démesurée, caricaturale même, d'Einstein, dont ils ignorent d'ailleurs tout de sa théorie de la relativité, quels modèles scientifiques présente-t-on à leur imagination? Où sont les Leibniz, les Gauss, les Pasteur, les Poincaré?

Les jeunes connaissent les dernières péripéties du groupe Marylin Manson ou de Madonna, mais aucun ne saurait dire qui a inventé le semi-conducteur et le micro-processeur, les deux technologies les plus fondamentales mises au point depuis la presse de Gutenberg. Ce n'est pas que la science et la technologie soient combattues dans notre paysage culturel. L'immolation est beaucoup plus efficace: elles sont ignorées et, de ce fait, simplement oblitérées du portrait culturel régnant.

Cela tient à ce que les modèles scientifiques, et même les modèles artistiques tels Bach, Beethoven et Brahms, dont les découvertes et les réalisations ont marqué notre civilisation de façon magistrale, ne sont plus en accord avec le feeling de l'époque. La culture actuelle est profondément anti-intellectuelle et ridiculise l'effort mental et la poursuite d'idéaux artistiques et intellectuels. Les études et les livres? "C'est bon pour les nerds et les bollés". Ceux qui sont cools, eux, ils ont déjà un job de fin de semaine et se payent du bon temps avec les filles. Dans un tel contexte, seules sont valorisées les gratifications d'ordre monétaire et les récompenses à courte échéance.

Certes, les contenus médiatiques régnants sont coupables au premier degré de cette dé-cérébralisation de la jeunesse. Naguère, plusieurs films exaltaient des figures célèbres de la science, comme Pierre et Marie Curie. Le scénario était souvent romancé, mais on y faisait au moins l'éloge de la passion de l'étude et de la recherche de la connaissance. Combien de films ne voyait-on pas qui exaltaient de la même façon les grands artistes: Beethoven, Michel-Ange, Liszt, Rembrandt? Et aujourd'hui? Un film comme Doctor Holland's Opus, qui présente des jeunes, sérieusement engagés dans un travail musical sérieux, est un cas d'exception radical. Mais le système d'éducation participe lui aussi de cette dé-cérébralisation. On y a privilégié l'expression personnelle et l'opinion subjective du vécu, au détriment de l'étude des données et des faits objectifs, au détriment aussi de la réflexion, de l'attention et de l'effort soutenu. Ce faisant, le système a encouragé les solutions de facilité et la paresse intellectuelle, de telle sorte que les disciplines scientifiques et technologiques apparaissent maintenant trop ardues à un grand nombre de jeunes.

Enfin, il y a le puissant courant anti-technologique issu des milieux écologiques. La science et la technologie souffrent du mythe omniprésent dans l'imaginaire contemporain (auquel les jeunes sont particulièrement sensibles) d'une Gaïa originelle, d'une Terre primordiale, vierge, sans tache, que la science et la technologie ont souillée et menacent de plus en plus. Sans que le thème soit vraiment explicité, on croit confusément que science et technologie sont les deux principales coupables de la pollution planétaire.

En dernier lieu, comme me le signalait un professeur de science au cégep, les jeunes se méfient probablement d'un secteur où le renouvellement des technologies atteint maintenant un rythme affolant. Les langages de programmation se succèdent à qui mieux-mieux et les habiletés d'hier sont vite rendues désuètes. Tout cela oblige à une mise à jour constante des connaissances de l'individu. Il est possible que les jeunes réagissent à un tel état de fait.

On pourrait qualifier une telle réaction de saine, si on n'y décelait pas également cette paresse à laquelle on a habitué les étudiants de nos écoles. Et même si elle est saine, une telle réaction n'est pas nécessairement heureuse non plus, quand on sait combien les jeunes des autres cultures, asiatiques surtout, ne partagent pas du tout les mêmes hésitations. D'ailleurs, ne les voit-on pas finir le plus souvent premiers, damant systématiquement le pion à nos jeunes Québécois?

Sont-ce les petits Asiatiques qui sont malades de se lancer dans la frénésie économique de l'excellence? Peut-être. Et peut-être les étudiants Québécois ont-ils raison de baisser les bras et de se donner du bon temps. Mais quand ces Québécois entreront dans le marché du travail, que leurs habiletés tronquées ne seront guère supérieures à celles d'un citoyen du tiers-monde, et que tout leur mode de vie glissera vers la tiers-mondialisation, comme il le fait d'ailleurs déjà, cette réaction de santé ressemblera davantage à une démission. Et il sera trop tard à ce moment-là pour se farcir tous les pré-requis des mathématiques 101!

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