Pour un dialogue des civilisations: une entrevue avec Gilles Bibeau
Nous espérons avoir réussi à rendre compte des fines et constantes nuances d'une pensée toujours en mouvement, désireuse de ne pas trahir les civilisations (ces toiles d'araignée culturelles, pour reprendre l'image si évocatrice d'un penseur africain), mais toujours confiante d'ouvrir chez ses interlocuteurs les frontières du partage et de l'accueil dans le dialogue des civilisations.
Gilles Bibeau a beaucoup publié, entre autres de nombreux articles dans diverses revues internationales. Parmi ses derniers livres disponibles en librairie: Le Québec transgénique (voir cet article de Mathieu-Robert Sauvé), Les dérives montréalaises, Montréal, Boréal, 1998 et, avec Ellen Corin, Beyond Textuality, Ascetism and Violence, An Anthropology Interpretation, Berlin, Mouton, 1995.
Article publié sous le titre «Du différent au même, du même au différent: pour un dialogue des civilisations» dans le magazine L'Agora, janvier-février 2002. Propos recueillis par Hélène Laberge.
Nous avons célébré les cinquante ans de la Déclaration des droits de l'homme en 1998. Mais un certain nombre de pays ne se reconnaissent pas dans la rhétorique occidentale de cette déclaration, dans son système éthique, juridique, dans ses droits politiques, sociaux, économiques. Des intellectuels ont poussé les chefs de gouvernement à proposer un dialogue entre les espaces géo-civilisationnels du monde. Leur but était de produire une déclaration universelle des droits de l'homme. Mais quelle version adopter? Une version musulmane, hindoue, persane? Khatami, un intellectuel iranien, a proposé d'utiliser ce dialogue comme un levier à l'intérieur de l'Iran. Le Canada s'est intéressé au Centre de dialogue de Téhéran. Dans un récent numéro du Monde diplomatique, un ancien directeur de ce centre a pris l'initiative de critiquer cette déclaration au nom des pays non occidentaux. Le champ éthique leur apparaît comme le noyau dur qui différencie les cultures les unes par rapport aux autres. La question qui se pose: y a-t-il dans chaque culture des équivalents fonctionnels des principes universels? Prenons l'exemple de l'éducation des enfants. Le principe universel c'est bien sûr l'intériorisation de la loi, des normes culturelles. Ce sont les méthodes qui varient, c'est-à-dire les équivalents fonctionnels: certains pays utiliseront des punitions corporelles, d'autres les considéreront comme des actes de violence.
Comment les équivalents se transforment-ils en manières de faire, en normes?
En Iran, deux choses sont de première importance: l'enseignement, le rapport des maîtres autres que les parents en vue de la formation du citoyen et de l'apprentissage des manières de vivre. Cela touche à l'espace domestique aussi bien qu'à l'état et à la religion. Puis les rapports hommes femmes. J'ai fait à Chiraz, ville extraordinaire, une conférence sur la sexualité du point de vue de l'anthropologue devant 2 000 femmes voilées, enseignantes au primaire et au secondaire. Dans les cultures humaines, la sexualité est le premier domaine de réglementation pour la survie biologique; ces normes touchent le mariage, le nom des enfants, la séparation, le renvoi; elles sont différentes mais équivalentes dans toutes les civilisations.
Nous avons eu une longue discussion au sujet du nom de l'enfant. Ici, au Québec, on laisse au couple quatre choix: l'enfant peut porter le nom du père, le nom de la mère, le nom du père et de la mère, le nom de la mère et du père. C'est inacceptable du point de vue anthropologique; il y a perte des repères, il faut choisir un système. Autre sujet: en Iran, le père est celui qui élève l'enfant. Par contre, l'enfant portera le nom du père biologique. Mais ce qui est fascinant, c'est qu'au paradis d'Allah, les enfants se reconnaîtront avec leur mère. Ces femmes iraniennes avaient une image négative du monde américain: «Le couple là-bas est fini. Ici, le prix à payer c'est que l'homme domine mais le couple continue. S'il y a moins de liberté, c'est à nous femmes qu'il sera demandé d'en payer le prix. Nous préférons cela, même si c'est une contrainte dure. Nous ne voulons pas aller dans la direction de l'Amérique». Je souligne en passant que l'Iran est le pays d'Avicenne; c'est une civilisation très cultivée où l'on a une philosophie de la médecine, une philosophie de la politique, etc. La poésie y est omniprésente. Les tombeaux de poètes morts il y a mille ans se trouvent au milieu de parcs publics; à Chiraz et à Ispahan, on rencontre dans ces parcs de jeunes amoureux qui se nourrissent encore de la poésie d'antan.
Nous avons, nous Occidentaux, la prétention incroyable d'avoir réussi des conquêtes, d'avoir achevé des institutions humaines parfaites et que les autres n'ont rien à nous apprendre. Nous n'avons même pas de soupçon sur nos manières de faire, nous les mettons peu en doute. Nous manquons d'auto critique.
Politique et religion
Je voudrais m'arrêter aux rapports entre politique et religion. En Occident, depuis deux siècles, il y a séparation entre ces deux domaines. Il est difficile, lorsque nous allons en Inde et en Iran, de prendre conscience à quel point nous sommes ici hors contexte religieux (ce qui est loin d'exclure d'ailleurs des phénomènes religieux pléthoriques). Là, la religion compte. La révolution de Khomeini avait poussé les intellectuels à chercher dans le Coran des bases non occidentales des droits de l'homme. Ils se sont satisfaits trop vite de versets du Coran pour gérer les rapports hommes femmes, par exemple, et auraient dû aller chercher ailleurs, chez leurs autres penseurs, chez Avicenne en particulier. La libéralisation post khomeini ne s'est pas faite. On ouvre un peu plus les fenêtres au Centre de Dialogue des civilisations. Les Iraniens ne peuvent pas se libérer de la religion; politique et religion forment deux ensembles qui se juxtaposent. Mais une fois leur tribut payé à la religion, chez les intellectuels que j'appelle post coloniaux, une véritable réflexion commence.
Le parti Bharatya janata veut une Inde hindoue, non musulmane, fondée sur les Védas et les Upanishads. Cela ne satisfait pas les intellectuels nouveau style qui disent: «Nous ne pouvons pas dans le même mouvement déconstruire le discours occidental et nous définir par rapport au monde occidental». L'excellent penseur palestinien Edward Saïd a déconstruit le discours occidental sur l'Orient, la façon dont l'Occident s'est représenté l'Orient. Marx, par exemple, a critiqué le mode de production asiatique. On a jugé l'Orient (et l'Afrique tout autant), incapable de démocratie. Après les événements du 11 septembre, Saïd a dit: «Tous ces jeunes déçus du rapport du Moyen Orient à l'Occident font avec d'autres moyens le même travail que nous avons fait avec des concepts; nous avons dynamité l'hégémonie occidentale, l'absolue confiance d'être au sommet du monde. Ils font la même chose que nous avec d'autres méthodes.»
Après cette déclaration, on ne l'a plus invité à prendre la parole!
Deux éléments d'un dilemme
Les intellectuels post coloniaux sont donc dans un dilemme: premier élément, leurs traditions existent mais elles n'ont pas été explicitées. Ils ont un travail considérable à faire pour définir les concepts qui permettent à une civilisation de se penser elle-même (son espace juridique, éthique, politique, etc.). En Occident, la chose est faite depuis plusieurs siècles, notamment en biologie, en psychologie, depuis les XIXe et XXe siècles. En Inde, jusqu'à Gandhi, les hors castes ne pouvaient pas entrer dans les temples. Or, les recherches génétiques tendent à prouver que ces hors castes ont probablement été les premiers habitants de l'Inde, 50 000 ans avant Jésus-Christ. Il y a eu officiellement une volonté politique de suppression des castes. Dans la pratique quotidienne, les castes sont maintenues. Dans un groupe de psychiatres brahmanes où je me trouvais, à l'heure des repas, une psychanalyste d'une caste différente allait retrouver les autres membres de sa caste, les infirmières surtout.
Deuxième élément: «L'Occident a tout envahi, il est partie de nous, disent les intellectuels. Comment concilier ses éléments culturels avec nos traditions?» En passant, je suis tout à fait en désaccord avec la thèse de Huntington: l'Occident et l'Orient ne sont pas séparés par des espaces géographiques, ils s'interpénètrent, d'où l'importance de la notion de mélange, de métissage. Je vous renvoie au magnifique ouvrage que Laplantine et Nousse viennent de consacrer à l'étude de ce phénomène 1. J'insiste sur ceci qui est à mes yeux fondamental: toute idéologie qui pose le rapport des civilisations comme des espaces géographiques qui s'opposent l'un à l'autre n'a rien compris aux 250 ans de l'histoire coloniale. Toujours selon nos intellectuels post coloniaux: «On ne peut plus vivre sur des frontières, il faut faire l'effort de réconcilier l'appartenance à deux mondes; faut-il garder notre manière de nous vêtir, notre cuisine locale? Faire un mélange des deux?» Une amie indienne anthropologue et vivant aux États-Unis portait le jean mais aussi le sari, et d'une façon suprêmement élégante. Il faut donc sortir de l'idée qu'il y a un espace géographique ici, un autre là, et qu'ils sont séparés par un choc, un clash. Il faut voir ce qui est partagé, l'ensemble des choses profondément partagées à cause de la longue période de contacts entre l'Orient et l'Occident, une période de 500 ans.
Deux principes fondamentaux
Tout groupe ferme sa frontière pour protéger sa différence (besoin de conserver ses manières de vivre, ses traditions culturelles) — le principe de clôture en biologie — et ne peut exister qu'en ouvrant sa frontière (réseaux d'échange échanges commerciaux, culturels, etc.). D'où ces deux principes fondamentaux:
· le différent à partir du même
· le même à partir du différent.
Les pratiques historiques, le choix des comportements se développent selon le principe de la différence. Lorsqu'un groupe se fragmente, comme je l'ai constaté en Afrique, le nouveau groupe se distinguera en faisant ses maisons carrées au lieu de rondes, en ayant cinq dieux au lieu de trois, etc. Il court alors le risque d'être prisonnier de ses propres différences, de ses propres inventions, il est nécessaire qu'il ouvre ses frontières aux échanges de toutes sortes, commerciaux, guerriers.
La notion d'équivalents
Tous les groupes ont des réponses aux mêmes questions de base, ont des équivalents syntaxiques qui permettent de se comprendre. Le mot «créole» a d'abord, ne l'oublions pas, un sens linguistique. Je me citerai moi-même: «lorsque des contacts de longue durée s'établissent entre deux langues différentes, une troisième langue que les linguistes appellent créole tend à se former à travers la recombinaison originale d'éléments syntaxiques et lexicaux empruntés aux deux langues mère, parfois à trois langues et même à quatre. […] Les langues créoles se sont généralement développées dans le contexte de la rencontre inégalitaire, souvent même violente entre des univers culturels différents (l'Europe et l'Afrique ou l'Europe et l'Asie, par exemple) dont l'un occupe dans son rapport à l'autre une position hégémonique.»
On applique aujourd'hui couramment ce mot pour désigner d'autres phénomènes de contact; on parle d'identité et de culture créoles, «évoquant la réalité nouvelle qui surgit, sur horizon d'inégalité, au point de rencontre de différences. Son sens est très proche de celui de métissage.»
Cette notion d'équivalents est essentielle dans l'universalisation de la Déclaration des droits de l'homme. «La quête d'universalité en droit et en éthique passe […] par le détour d'un travail intellectuel rigoureux visant à mettre en évidence les équivalents sémantiques fonctionnels entre les systèmes de droit et identifier des catégories juridiques à validité potentiellement universelle» (Le Roy, 1995). La question est de savoir «s'il est vraiment possible de découvrir des équivalents fonctionnels entre, disons, l'épistémologie animiste des traditions de pensée africaines et le rationalisme occidental, entre la logique unitariste et séculière de la modernité et la sacralité islamique de la sharia, entre l'ordre dharmique de l'Inde et le ritualisme confucéen de la Chine. Toutes ces cultures ont des représentations qui ne sont pas toujours aisément traduisibles d'une langue à une autre par manque d'équivalences sémantiques.»
Mais il existe des équivalents syntaxiques, par exemple, le principe confucéen de la bienveillance correspond à notre principe de dignité humaine et peut-être aussi de la tolérance.
Une règle absolue et fascinante de l'Inde
Se comporter selon ce qui est approprié à son lieu de naissance. Cela touche toute l'organisation familiale et matrimoniale, toutes les manières de vivre. Le choix de l'épouse se fait dans la même caste. Cette tradition est tellement forte qu'aux États-Unis, dans les journaux indiens en bengali ou en hindi, on trouve des annonces mises par les parents recherchant pour leur fils l'épouse de sa caste. C'est ce qu'on appelle ici un mariage arrangé. Les mariages se font entre deux lignages et la différence d'âge ne compte pas. On le voit dans le très beau poème de Tagore où le narrateur adulte regarde tendrement jouer sa future épouse qui n'a que cinq ans et qui lui est destinée. Nous avons récemment assisté ma femme et moi au mariage d'une amie indienne, docteur en anthropologie, qui vit aux États-Unis à la manière occidentale, dont les parents ont choisi le mari selon les coutumes traditionnelles; elle l'a rencontré trois jours avant ses noces. «L'amour viendra après», c'est un dicton courant en Inde.
Allons-nous imposer nos structures et, ce qui va le plus mal ici, les rapports hommes femmes?
Le dialogue des civilisations sera possible si on arrive à établir une architecture entre le différent et l'équivalent. Jusqu'à récemment c'est l'Empire qui parlait à la colonie; maintenant la colonie parle à l'Empire, l'Orient parle à l'Occident. Saurons-nous écouter ce qu'il a à nous apprendre?
Notes
1. Laplantine, François, Alexis Nouss, 1997, Le métissage, Paris, Flammarion (collection Dominos).