Le rapport entre les civilisations.

Marc Chevrier
Marc Chevrier a rassemblé dans ce document des passages de trois auteurs, Samuel Huntington, Simone Weil et Jacques Ellul sur un même sujet.
Samuel Huntington et le choc des civilisations
L'Occident est et restera des années encore la civilisation la plus puissante. Cependant, sa puissance relative par rapport aux autres civilisations décline. Tandis qu'il essaie de réaffirmer ses valeurs et de défendre ses intérêts, les sociétés non occidentales sont confrontées à un choix. Certaines tentent d'imiter l'Occident. D'autres, confucéennes ou musulmanes, s'efforcent d'étendre leur puissance militaire et économique pour résister à l'Occident et trouver un équilibre avec lui. […]
En résumé, le monde d'après la guerre froide comporte sept ou huit grandes civilisations. Les affinités et les différences culturelles déterminent les intérêts, les antagonismes et les associations entre États. […] Les conflits locaux qui ont le plus de chances de provoquer des guerres élargies ont lieu entre groupes et États issus de différentes civilisations. La forme fondamentale que prend le développement économique et politique diffère dans chaque civilisation. Les problèmes internationaux les plus importants tiennent aux différences entre civilisations. L'Occident n'est plus le seul à être puissant. La politique internationale est devenue multipolaire et multicivilisationnelle 1.

«[…] l'Asie aura des effets profondément déstabilisants sur l'ordre international établi sur lequel domine l'Occident. Le développement de la Chine, s'il se poursuit, produira un déplacement massif de puissance parmi les civilisations. En outre, l'Inde peut connaître un développement économique rapide et jouer un rôle d'outsider dans les affaires internationales. Parallèlement, la croissance démographique des musulmans sera une force de déstabilisation à la fois pour les sociétés musulmanes et pour leurs voisines. Un grand nombre de jeunes ayant fait des études secondaires continuera à nourrir la résurgence de l'islam et à favoriser le militantisme, le militarisme et les migrations musulmanes. Dès lors, pendant les premières années du XXIe siècle, la puissance et la culture non occidentales devraient continuer leur renouveau, et les peuples appartenant à des civilisations non occidentales devraient entrer en conflit avec l'Occident et entre eux 2.
«Dans une époque où tous les peuples se définissent eux-mêmes par leur appartenance culturelle, quelle place peut occuper une société dépourvue de fonds culturel commun et se définissant uniquement sur des principes politiques? Les principes politiques ne constituent pas une base solide permettant de construire une communauté durable. Dans un monde aux civilisations multiples, où la culture est un facteur central, les États-Unis seraient réduits à n'être que les derniers partisans d'un monde occidental affaibli où primerait l'idéologie.
Le rejet des principes fondamentaux et de la civilisation occidentale signifie la fin des États-Unis tels que nous les avons connus. Cela signifie également la fin de la civilisation occidentale. Si les États-Unis se désoccidentalisent, l'Ouest se réduira à l'Europe et à quelques zones d'implantation européenne, faiblement peuplées. […]
L'avenir des États-Unis et celui de l'Occident dépendent de la foi renouvelée des Américains en faveur de la civilisation occidentale. Cela nécessite de faire taire les appels au multiculturalisme, à l'intérieur de leurs frontières. Sur le plan international, cela suppose de rejeter les tentatives illusoires d'assimilation des États-Unis à l'Asie.» 3


Simone Weil et le dialogue de l'Europe avec l'Orient
[…] l'Europe est située comme une sorte de moyenne proportionnelle entre l'Amérique et l'Orient. Nous savons très bien qu'après la guerre l'américanisation de l'Europe est un danger très grave, et nous savons très bien ce que nous perdrions si elle se produisait. Or ce que nous perdrions, c'est la part de nous-mêmes qui est toute proche de l'Orient.
[…]
Si un Américain, un Anglais et un Hindou sont ensemble, les deux premiers ont en commun ce que nous nommons la culture occidentale, c'est-à-dire une certaine participation à une atmosphère intellectuelle composée par la science, la technique et les principes démocratiques. À tout cela l'Hindou est étranger. En revanche l'Anglais et lui ont en commun quelque chose dont l'Américain est absolument privé. Ce quelque chose, c'est un passé. Leurs passés sont différents, certes. Mais beaucoup moins qu'on ne le croie. Le passé de l'Angleterre, c'est le christianisme, et auparavant un système de croyances probablement proche de l'hellénisme. La pensée hindoue est très proche de l'un et de l'autre.
[…]
En résumé, il semble que l'Europe ait périodiquement besoin de contacts réels avec l'Orient pour rester spirituellement vivante. Il est exact qu'il y a en Europe quelque chose qui s'oppose à l'esprit d'Orient, quelque chose de spécifiquement occidental. Mais ce quelque chose se trouve à l'état pur et à la deuxième puissance en Amérique et menace de nous dévorer.

La civilisation européenne est une combinaison de l'esprit d'Orient avec son contraire, combinaison dans laquelle l'esprit d'Orient doit entrer dans une proportion assez considérable. Cette proportion est loin d'être réalisée aujourd'hui. Nous avons besoin d'une injection d'esprit oriental.

L'Europe n'a peut-être pas d'autre moyen d'éviter d'être décomposée par l'influence américaine qu'un contact nouveau, véritable, profond avec l'Orient. Actuellement, si on met ensemble un Américain, un Anglais et un Hindou, l'Américain et l'Anglais fraterniseront extérieurement, tout en se regardant chacun comme très supérieur à l'autre, et laisseront l'Hindou seul. L'apparition progressive d'une atmosphère où les réflexes soient différents est peut-être spirituellement une question de vie ou de mort pour l'Europe 4.


La mauvaise conscience occidentale selon Jacques Ellul
«J'aime toutes les civilisations. Comment aurais-je pu choisir le métier d'historien s'il en était autrement. Je les respecte. Je les admire parfois, dans leurs institutions, dans leurs cultures, dans leurs architectures, dans, plus profondément, l'élaboration de leurs types humains. J'aime tant ces civilisations, qu'elles soient du présent ou du passé, sociétés dites traditionnelles, que bien souvent j'ai été accusé d'obscurantisme, de passéisme, et de croyance dans le bon sauvage. Car depuis que j'ai l'âge de raison, si je puis dire, je n'ai cessé de faire la critique la plus dure de notre civilisation occidentale, sous ses deux aspects du capitalisme américain et du communisme russe. Entre les deux, l'Europe n'avait aucune existence spécifique. […] Je n'ai aucune tendresse pour cette civilisation occidentale. Mais je ne puis en rien partager le délire des intellectuels qui la piétinent avec furie pour exalter comme des modèles la civilisation islamique ou chinoise, combien supérieures et meilleures» 5.

«J'aime l'Occident. Malgré ses vices et ses crimes. J'aime la vision des prophètes, la grâce du Parthénon, j'aime l'ordre romain et les cathédrales, j'aime la raison et la passion de la liberté, j'aime la perfection de ses campagnes, la mesure de ses produits et la grandeur de son projet, j'aime l'Occident… Je sais, je sais, les mines du Laurion et les crucifixions d'esclave, je sais les massacres des Aztèques et les bûchers de l'Inquisition, mais malgré tout, le crime n'est pas l'histoire de l'Occident, et ce qu'il a porté dans le monde dépasse infiniment ce qu'il a fait contre des sociétés ou des individus. […] Nous sommes pris dans une sorte de fatalité que rien, semble-t-il, ne peut plus dénouer, puisque les adeptes du Christ eux-mêmes se ruent dans la fatalité de cette destruction. Seule la négation de tout ce qui est occidental, de tout ce que l'Occident a produit peut aujourd'hui satisfaire les hommes de ce même Occident. Nous assistons dans toute l'Europe et l'Amérique à une sorte de mystère, nous sommes pris dans une procession gigantesque de flagellants qui se déchirent mutuellement, et eux-mêmes, avec les pires fouets. […] Si le XIXe siècle a trahi par la bonne conscience (ce qui fut jamais la vérité de l'Occident) nous, nous trahissons par la mauvaise conscience, qui devient à la limite du pur délire 6.»

Passages recueillis par Marc Chevrier.


Notes
1.Huntington, Le Choc des civilisations, Éditions Odile Jacob, Paris, 2000, p. 24-25.
2. Ibidem, p. 174.
3. Ibidem, p. 461-462.
4. Simone Weil, «À propos de la situation coloniale», dans Œuvres, coll. Quarto, Gallimard, Paris, 1999, p. 434 et 436.
5. Jacques Ellul, Trahison de l'Occident, Calmann-Lévy, Paris, 1975, p. 23.
6. Ibidem p. 217-218.

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