À propos de L’empire en marche : les métamorphoses de la magnanimité , de la cité à l’empire, et de l’empire à l’État-nation.
Le titre est un hommage à l’ouvrage Les métamorphoses de la cité, de Pierre Manent
- Les régimes politiques, les formes politiques, et l’âme humaine
- La magnanimité dans la cité : Platon et Aristote
- La magnanimité impériale du stoïcisme
- La magnanimité polyvalente de Thomas d’Aquin
- Le libéralisme et l’empire : grandeur et petitesse de l’âme humaine
- Survivance et renaissances de la magnanimité
- Voir clair dans la fausse grandeur pour sortir du fond de la caverne fédérale
Les régimes politiques, les formes politiques, et l’âme humaine
L’empire en marche de Marc Chevrier est une œuvre d’une richesse scientifique, littéraire et philosophique inépuisable. Une de ses idées directrices est le rapport étroit qu’entretiennent l’âme humaine et la politique. Comme Pierre Manent, Chevrier renoue avec les fondateurs de la philosophie politique, Platon et Aristote, pour qui la politique est essentiellement une affaire d’idées, de sentiments et de décisions d’individus en relations les uns avec les autres. L’empire en marche est une véritable somme de connaissances historiques, juridiques et politiques. La recherche est menée avec une exhaustivité qui fait de l’ouvrage un classique contemporain. Ce foisonnement de connaissances est rendu vivant, léger même, par les nombreux dialogues que Marc Chevrier mène avec les grands penseurs, dont Montesquieu et Hegel entre autres, et par l’attention qu’il accorde aux idées et aux actions des personnalités historiques. La place centrale qu’y occupe la parole littéraire, aussi bien celle de Musil que celle de l’auteur, anime les connaissances et l’argumentation philosophique d’un souffle, d’un esprit humain, personnel. Cette approche se distingue d’une bonne partie de la recherche en sciences sociales, qui marche sur les traces de Machiavel, Hobbes et Marx, ces trois penseurs ayant fait de la politique une affaire d’intérêts et de mécanismes. Les penseurs qui prennent l’âme au sérieux suivent en cela, de près ou de loin, Platon, pour qui l’institution d’un régime politique est l’œuvre commune des individus, et pour qui aussi, en retour, le régime politique influence l’âme des individus, en éveillant certains affects plus que d’autres, et en affermissant plus ou moins la connaissance et la raison.
Dans cette rétroaction entre les individus et leur régime politique, le développement de la vertu a toujours été l’enjeu principal pour les penseurs classiques. Les régimes politiques ne permettent pas tous de développer la vertu de la même façon, ni même simplement de la développer, comme dans le cas de la tyrannie qui est avant tout l’instauration dans l’âme d’une domination des désirs animaux et infantiles. Comme les différents régimes, tyrannie, république, oligarchie, etc., les différentes formes politiques, cité, royaume, État-nation ou empire, favoriseront ou nuiront à l’actualisation des potentialités de notre âme. Le fait de vivre dans un empire plutôt que dans un État-nation a des conséquences immenses sur la psychologie et le développement moral des individus. Comme la différence entre les formes politiques en est essentiellement une de grandeur, il n’est pas étonnant que la grandeur à laquelle on peut aspirer, et la façon d’y aspirer, dépend en bonne partie de la forme politique dans laquelle on vit. La vertu qui donne sa mesure à la grandeur est la magnanimité, megalopsychia en grec, soit la grandeur d’âme. Bien que cette vertu semble aujourd’hui désuète, de nombreux signes nous font sentir que la recherche de grandeur est un profond besoin de l’âme humaine : l’adolescent qui rêve au combat héroïque contre le dragon, les militants qui s’enflamment pour la Cause, les phénomènes naturels sublimes qui nous plongent dans la stupeur. L’admiration universelle pour des figures comme Gandhi, Luther King ou Mandela montre assez clairement que la magnanimité, reste, au moins implicitement, une vertu chère au cœur humain.
La magnanimité dans la cité : Platon et Aristote
Chevrier nous explique, au chapitre 10 de la partie I de L’empire en marche, que, bien que Musil ait pensé que les philosophes étaient « des violents » qui tentent de soumettre le monde par leurs systèmes, les grands philosophes grecs avaient en fait une aversion marquée pour l’empire[2]. La magnanimité a donc d’abord été conçue dans le cadre de la cité. Elle fut ainsi en premier lieu pensée par Platon comme une « sublime grandeur » dans l’âme du sage qui contemple le « temps dans sa totalité »[3]. Si le temps est l’image de l’éternité, la magnanimité est l’image du temps dans l’âme du philosophe. Le magnanime dédaigne ce qui est petit, jusqu’à sa propre vie, il ne s’abaisse à aucune servilité, il est sincère, modéré, sociable, juste et doux, mesuré et gracieux[4]. Si le Sage quitte la bienheureuse contemplation du Bien pour redescendre dans la caverne des opinions et émotions politiques, c’est par sens du devoir, par reconnaissance de sa dette morale envers la cité qui l’a mis au monde, nourri et éduqué. Si on se rappelle que la cité idéale ne doit pas être trop grande, et que sa finalité est le développement de la vertu et non l’accroissement de la puissance ou de la richesse, nous comprenons que la grandeur politique prend sa hauteur de l’effort vertueux vers la transcendance du Bien, non vers la puissance impériale.
Pour Aristote, la grandeur politique trouve sa mesure non dans un objet transcendant, mais dans l’immanence du bien commun de la cité. La magnanime est celui qui mérite les honneurs, sans s’attacher à eux, qui n’agit que face à de grands dangers ou de grands problèmes[5]. C’est l’homme généreux qui donne à la cité ce qu’il y a de plus beau, y compris l’occasion à d’autres de mériter des honneurs et le privilège de faire le bien[6]. Le magnanime est celui qui est capable d’une grande vertu et qui connaît sa propre valeur, ce pour quoi il ne dépend d’aucune reconnaissance sociale ni ne craint les reproches. Le magnanime sait en outre que sa grandeur est relative. Le bien de la cité est un compromis toujours imparfait entre les riches, les pauvres, les nobles et le peuple : faire le plus grand bien possible n’est pas atteindre la perfection. La cité n’est à son meilleur que dans de justes limites – aussi loin, pas plus, que porte notre regard : faire le bien, c’est faire le bien d’une cité, ni plus ni moins. Enfin, comme Aristote sépare la pratique de la théorie, le suprême bonheur se trouve du côté de la contemplation des Premiers principes de l’être. Par conséquent, le magnanime politique sait qu’il est garant d’un bien qui n’est pas le bien suprême. La politique est donc résolument humaine, et a pour double finalité d’assurer le bien pratique des individus qui y vivent, et de produire les conditions nécessaires à la contemplation « divine » du métaphysicien.
La magnanimité impériale du stoïcisme
Chevrier explique que la condamnation philosophique de la grandeur impériale n’a pas empêché les Grecs de pratiquer, théoriser et codifier l’impérialisme[7]. Les ligues, fédérations et confédérations de Délos, Sparte et Athènes furent des empires. Un des grands enseignements de L’empire en marche est que le fédéralisme sous toutes ses formes tend à l’impérialisme, et ne s’en distingue souvent que par le nom. Chevrier, synthétisant et développant sur ce point Montesquieu et Hegel, résume ainsi le fédéralisme : « Le fédéralisme, en bien des occasions […] s’est avéré le régime de la conquête lente, de la digestion retardée de peuples affaiblis et parfois certes résilients et trouble-fête. Et comme on pourrait l’exprimer d’après le perspicace Montesquieu ou le profond Hegel, ces peuples avancent tels des corps sans tête et livrent au maître du jeu un matériau à façonner pour de sublimes desseins. [8]» On ne s’étonnera donc pas de retrouver, dans le monde impérial hellénistique, puis romain, qui succéderont au monde des cités grecques, une nouvelle conception de la magnanimité. Elle fut le fait bien sûr des stoïciens, qui pensèrent l’humain comme citoyen du monde. Chevrier est très attentif au caractère cosmologique du panthéisme stoïcien. Délivré de ses charges civiques par le pouvoir impérial, libre de parcourir les étendus pacifiés de l’empire, l’individu perd son enracinement local et peut se consacrer à « embrasser l’univers entier par sa pensée »[9].
Le stoïcisme consiste en effet à voir le monde d’un regard divin[10], nous dit Claude Romano, dans son ouvrage Être soi-même[11]. Le magnanime stoïcien, précise-t-il, fait de sa vie le produit de sa propre volonté : la magnanimité devient une technique individuelle de contrôle total de soi-même. Le monde se définit par la force, la domination : c’est une ontologie impériale du pouvoir du logos sur l’univers, de l’empereur sur les humains, de ma volonté sur moi-même. L’individu se définit entièrement par son intériorité, son ipséité : je suis ce que j’ai décidé d’être, rien d’extérieur ne me définit. Détachée du monde, détachée de l’honneur[12], la magnanimité n’a plus rien à voir avec la communauté. L’amitié, cette grande vertu stoïcienne, est la relation privilégiée : le stoïcien est l’Un souverain qui a des relations privées avec « d’autres Uns », et avec l’univers au complet, mais pas avec le grand et le petit nombre, c’est-à-dire, pas avec ce que nous appelons depuis Rousseau la société. Par contraste, le magnanime aristotélicien à qui on a souvent reproché, de façon exagérée, de ne pas avoir d’amis[13], se consacre tout entier à la cité, au petit et au grand nombre. Son discours est essentiellement rhétorique, c’est l’orateur qui parle à la cité, sa plus grandes amie.
Le magnanime stoïcien est donc anti-politique, au sens où il fait de l’action une pure décision individuelle fondée sur une science exacte, c’est-à-dire sur une technique. La politique en son sens véritable n’est pas une technique, une production de quelque chose hors de soi, mais quelque chose qui nous engage dans la cité, une action collective qui a sa fin en elle-même, et qui relève d’un dialogue. Marc-Aurèle et Cicéron développèrent un stoïcisme politique précisément parce qu’ils disposaient eux-mêmes d’un pouvoir politique. Dans le cas de Cicéron, le stoïcisme est modéré par la rhétorique, ce qui fait de sa pensée un syncrétisme stoïcien et aristotélicien[14] dans laquelle subsistent des éléments authentiquement politiques. Chevrier à la suite de Pierre Manent, montre à quel point la pensée de Cicéron porte en germe le libéralisme moderne[15]. Dans la République qui bascule vers l’empire, le concept de personne apparait comme la façon d’expliquer la double identité, privée et publique, du citoyen réduit à un être économique, dans ses relations, et individuel, en lui-même. Le citoyen n’est plus un agent politique, il est un sujet de droit, et au premier chef du droit de propriété. La pensée de Cicéron exercera une longue et profonde influence sur la pensée politique médiévale, puis sur la pensée moderne, jusqu’aux pères fondateurs de la Constitution américaine.
La magnanimité polyvalente de Thomas d’Aquin
L’ère chrétienne qui succède à la chute de l’empire romain entraîna une certaine confusion politique, selon Pierre Manent. L’Église catholique, selon lui, n’a jamais réussi à concevoir et promouvoir ce qu’il appelle un « ordre politique », parce que son royaume n’est en fait pas de ce monde[16]. Marc Chevrier reprend les profondes analyses de Pierre Manent, selon lesquelles la tension entre les cités européennes et l’Église, qui a déplacé l’universel du temporel vers le spirituel, aurait favorisé l’émergence de la monarchie, assez puissante pour résister aux intrusions de l’Église dans ses affaires, assez limitée pour ne pas lui disputer le domaine de l’universel. En se modernisant, la monarchie deviendra peu à peu l’État-nation. Quelques siècles avant que cette métamorphose se produise, Thomas d’Aquin repense la magnanimité aristotélicienne d’un point de vue chrétien, dans le cadre d’une pensée politique qui tout à la fois préserve la légitimité propre de la sphère politique, humaine et temporelle, tout en l’inscrivant dans l’horizon de la grâce, grâce qui ne la contredit pas mais la perfectionne. Ainsi, l’autonomie du magnanime, certain de sa propre grandeur morale, est inscrite dans une profonde humilité face à Dieu, et aux personnes humaines en tant que créatures de Dieu. En outre, Thomas prend acte de la réalité politique de son époque, et développe une théorie de la loi naturelle compatible avec toutes les formes politiques : cité, empire, monarchie[17].
En plus d’inscrire la magnanimité dans la finalité supérieure des vertus théologiques, espérance, foi et charité, Thomas étudie l’aspect intrinsèquement naturel de la magnanimité, par une analyse plus fine de l’âme humaine. L’honneur, vertu sociale dépréciée par les stoïciens citoyens du monde, apparaît comme l’expression de la sociabilité naturelle de l’humain, qui cherche à affirmer son individualité, mais toujours dans un profond désir de reconnaissance et d’approbation de la part des autres. C’est ce besoin naturel qui fait de nous des êtres culturels qui ne peuvent vivre, tout à la fois, que dans la collaboration et dans une certaine hiérarchie, certains étant toujours plus méritants que d’autres. La magnanimité utilise l’honneur comme une matière à laquelle la raison confère une forme supérieure, le service du bien commun. C’est pourquoi Martin Blais a brillamment résumé la magnanimité thomiste comme « la vertu du chef », vertu grâce à laquelle le dirigeant politique vertueux utilise la renommée et l’estime qu’il a acquises en se guidant par la vision du bien commun dont sa grande âme est capable. Le grand homme chrétien n’a pas la hauteur aristocratique du magnanime aristotélicien qui ne veut rien devoir à personne. Ce dernier fait face à la Cité comme s’il était son égal. Le magnanime chrétien reconnaît quant à lui sa dette d’honneur envers le corps politique dont il se sait être un membre.
Le libéralisme et l’empire : grandeur et petitesse de l’âme humaine
L’empire en marche expose dans une clarté limpide le fonctionnement et les effets sur l’être humain, des multiples rouages du dispositif impérial. La vie dans l’empire met la personne à nu comme le montre Musil dans L’homme sans qualité. En brassant les cultures multiples qu’il prétend préserver, en atomisant les individus qu’il protège, en soumettant les citoyens à des mécanismes de pouvoir qui leur échappent, l’empire réduit la personne à un être économique qui travaille et consomme, et il réduit les cultures à des déguisement de carnaval que l’on ne revêt que pour cacher la misérable nudité d’une existence déracinée de son histoire. Ce processus a beaucoup d’affinité avec le libéralisme tel que défini par Hobbes et Locke. Cela est particulièrement clair chez Hobbes, qui est selon Chevrier « le penseur moderne chez qui la création de l’État débouche logiquement sur l’empire »[18]. Né dans la forme politique impériale, et conçu pour cette forme, le libéralisme britannique consiste au fond à assurer la paix sociale en réduisant l’homme au statut de bête dépourvue de fierté et d’idéaux. Cette réduction de l’humain à l’animalité empêche l’âme humaine de s’élever au-dessus des intérêts matériels qui lui servent de substrat. La philosophie de Hobbes vise expressément à couper à la racine toute impulsion magnanime, la magnanimité ne pouvant pour elle être autre chose que de la vaine gloire, une mauvaise herbe qui pousse à la révolte.
L’empire, comme la cité, est l’expression d’un penchant naturel de l’humain, ce pourquoi y sont privilégiés les ordres spontanés, organiques, du libre-marché, de la communication, des ghettos communautaires. La « naturalité » dont il est ici question n’est toutefois pas celle de l’instinct, d’un programme inscrit dans nos gênes. Laisser libre cours à des pulsions, à des ordres sociaux spontanés est un choix, pas toujours facile à mettre en œuvre, surtout s’il faut déconstruire des dispositifs socio-politiques de nature républicaine ou nationale. L’empire en marche nous fait découvrir la longue suite d’individus qui ont pensé l’empire, qui l’ont voulu, qui ont déblayé le terrain pour lui laisser libre cours, qui ont déshabillé l’humanité pour la mettre à nu. À mesure que progresse la construction impériale, la déconstruction de la culture, de l’héritage historique, de la liberté collective s’approfondit. L’impérialisme n’est donc pas un destin inéluctable, un processus impersonnel qui relèverait d’un mouvement de plaques tectoniques impossibles à infléchir.
Marc Chevrier nomme les penseurs et les décideurs de l’impérialisme. Ils ont pour noms Darius, Augustin, Machiavel, Hobbes, Montesquieu, Hegel, Thom, J. S. Mill, lord Durham, P. E. Trudeau, C. Taylor. Si l’empire tend à rendre les âmes petites, pusillanimes, il n’a lui-même été possible que par de grandes pensées et de grandes décisions. Les premiers penseurs du libéralisme affichent sans complexe une forme modérée de machiavélisme : Hobbes et Locke ne prétendent pas réaliser de grands idéaux, ils définissent la justice par la simple sécurité (Hobbes), ou par la protection des intérêts individuels mercantiles (Locke). Plus on avance dans le temps, plus des penseurs comme J. S. Mill, et plus près de nous, P.E. Trudeau, prétendent réaliser une justice universelle, justice dont L’empire en marche démontre bien qu’elle cache une mécanique machiavélienne de manipulation et de domination. Une fausse grandeur, donc, qui rapetisse les citoyens. Le libéralisme contemporain a une âme machiavélienne, cachée par un masque stoïcien.
Loin de tout simplisme, les protagonistes de l’épopée impériale ne sont pas vilipendés par Chevrier, ni même réduits aux rôles de promoteurs de l’idée d’empire, mais étudiés, analysés, commentés, discutés pour leur contribution directe ou indirecte, consciente ou non, à l’histoire du dispositif impérial. Dans le cas de Montesquieu notamment, il est clair que sa pensée ne saurait se réduire à une apologie de l’impérialisme. Chevrier est si loin de simplifier sa pensée qu’il en enrichit l’interprétation, au contraire, en s’attardant sur un passage peu commenté d’un texte non publié du vivant du baron de la Bède, passage intitulé « confédérations et colonies ». Il ressort de cette analyse que toute fédération comporte en elle-même une certaine tendance à l’empire[19], idée qui est l’une des pièces maîtresses de la théorie de l’empire de Chevrier, et qui lui confère, pour les Québécois et les Canadiens français, une douloureuse actualité. Augustin, qui occupe aussi une place importante dans L’empire en marche, est un théologien et un philosophe très complexe qu’il faut bien distinguer des innombrables interprétations qui en ont été faites au cours de la longue histoire occidentale, souvent en trahissant le sens de son œuvre. Ces deux exemples montrent que Chevrier n’instrumentalise pas les grands penseurs de l’humanité pour leur faire jouer un rôle dans une petite représentation théâtrale au goût du jour chez quelques universitaires, mais noue avec eux un dialogue dans une démarche vers la vérité. Cette démarche, à rebours de celle de l’empire, met au jour la grandeur dont sont capables les humains.
Survivance et renaissances de la magnanimité
Pour reprendre l’histoire de la magnanimité plus tôt esquissée dans cet article, de nombreux penseurs, après Thomas d’Aquin, ont revitalisé, ou se sont approprié cet idéal consubstantiel à l’âme humaine. Montaigne, délaissant la vie politique rendue impossible par les guerres de religion, a conçu une grandeur d’âme de la vie privée, qui s’exprime dans l’écriture et l’amitié. Descartes a renommé la magnanimité générosité, et en a fait la vertu suprême du savant résolu à améliorer la vie humaine grâce à la science et aux techniques. Pascal, en rabaissant la grandeur politique, et en affirmant la grandeur de celui qui s’abaisse comme le Seigneur s’est abaissé sur la croix, a repris la grandeur d’âme là où Augustin l’avait laissée. Nietzsche, dans un élan romantique, concevra la grandeur d’âme comme un don créateur, « transvaluateur », par lequel un grand homme fonde une civilisation nouvelle. Ces conceptions de la magnanimité, auxquelles on pourrait ajouter l’authenticité de Kierkegaard, qui sera reprise par Heidegger, ont toutes en commun d’être profondément individualistes, sans être pour cela égoïstes. Chez Montaigne et Descartes, la grandeur d’âme trouve à s’accomplir ailleurs que dans la vie politique, soit dans la vie privée et professionnelle. Chez Pascal et Kierkegaard, on en revient simplement à la pratique chrétienne d’abaissement temporel et d’élévation spirituelle. Chez Nietzsche et Heidegger, le magnanime, tout en haut de sa montagne solitaire, marmonne des choses étranges en contemplant l’abîme, espérant ainsi qu’en surgira soudainement un nouveau continent merveilleux.
D’autres penseurs ont continué à accorder à la magnanimité un rôle politique, à commencer par Machiavel, chez qui le grand homme fonde une cité, souvent par un crime que les générations futures devront oublier par la suite pour ne pas sombrer dans la culpabilité. David Hume et Adam Smith conçoivent la magnanimité comme le fait de jouir d’une estime sociale qui est la version bourgeoise, donc pacifiée, de l’honneur aristocratique. Chez Rousseau, la grandeur d’âme stoïcienne est plongée dans le creuset du calvinisme et en ressort métamorphosée en une authenticité que ne peut que corrompre la société. La rédemption viendra de la volonté générale : il s’agit donc d’une rédemption de l’homme individuel par l’homme assemblé en peuple souverain. Le peuple souverain peut toutrfois voter des lois, mais il ne peut les concevoir. Pour concevoir les lois, et offrir au peuple un contenu à sa liberté formelle « vide », il faudra faire appel à un magnanime à l’ancienne, un grand homme, un sage qui acceptera de s’en tenir à ce rôle. À vrai dire, si l’on en croit Leo Strauss, Rousseau ne peut rejeter complètement le rôle de l’élite intellectuelle, notamment dans la formation d’une philosophie nationale, dans laquelle s’exprime ce qu’il y a de propre à un peuple. Le peuple a même besoin, pour former la volonté générale, d’être guidé par une élite intellectuelle[20].
Chez Tocqueville, l’égalité démocratique risque toujours de sombrer dans la tyrannie de la majorité, à moins qu’il soit possible de la réconcilier avec quelque chose qui resterait de l’ancienne liberté aristocratique. Cette synthèse de l’égalité et de la liberté donnerait naissance à une magnanimité démocratique, rendue improbable, toutefois, par la difficulté de définir la grandeur dans une société où l’unanimité ne se fonde que sur la petitesse. Chez Hegel, le grand homme est celui qui, par la ruse de la raison, fait avancer de quelques pas l’autoréalisation de l’Esprit absolu dans l’Histoire mondiale. Marx, enfin, prophétise la grandeur de l’homme nouveau, l’humanité unifiée, libérée de toute division et de toute enchaînement traditionnel. La magnanimité est ainsi tantôt proposée comme un supplément d’âme au libéralisme (Hume, Smith), et tantôt comme une alternative qui s’en éloigne dans un sens républicain (Rousseau, Tocqueville, Hegel), ou qui s’y oppose totalement (Marx).
Est-il possible de réhabiliter l’ancienne magnanimité politique? Pour ce faire, il faut renouer avec la grande tradition républicaine, pour laquelle la société ne se compose pas avant tout de sujet de droits, mais de citoyens animés d’un sens du devoir et du bien commun. Contre une certaine tendance à voir le peuple québécois comme apolitique, l’ouvrage La République québécoise[21] de Marc Chevrier fait l’histoire d’un esprit républicain qui a toujours été bien vivant au Québec, même s’il n’a manifestement jamais donné tous les fruits dont il est capable. Un parcours méthodique vers la production d’une constitution québécoise y est défini avec clarté et réalisme, que ce soit dans un Québec souverain ou, dans une version plus modeste, au sein même de la fédération canadienne. Suivant Aristote, la constitution est l’âme d’un peuple. Si l’on se souvient que la politique est du domaine pratique, une action dont le résultat n’est pas extérieur à son agent, mais intérieur, la production d’une constitution est véritablement un supplément d’âme. Ce que Pierre Manent appelle la « production du commun », la production de la res publica, ne peut pas relever pas de la technique. La comparaison avec l’œuvre d’art aurait aussi quelque chose de trompeur, même si elle peut paraître inspirée. La technique et l’art sont des technè par lesquelles l’humain produit quelque chose qui lui est externe. La production d’une constitution est vraiment une action de nous-mêmes sur nous-mêmes. Si on se garde de faire de l’État un sujet métaphysiquement substantiel, comme le fait Hegel, alors l’âme de l’État n’en est une qu’analogiquement. Les véritables sujets restent les individus.
La métaphore hobbesienne de l’État comme « automate » est donc profondément fausse. Elle compare la création de l’État par l’homme à la création de la vie par Dieu. La création de la vie n’est-elle pas le propre de l’être divin? Le Léviathan est un « dieu mortel » « sous le Dieu immortel [22]», et, comme le fait remarquer Chevrier, le souverain est pour Hobbes « le pasteur suprême de ses propres sujets »[23]. Cela rejoint l’une des thèses importantes de L’empire en marche, celle selon laquelle l’empire en général, et la fédération canadienne en particulier, tend à se présenter comme la version terrestre de la cité de Dieu d’Augustin. Le Léviathan impérial tente de concentrer en lui toute grandeur concevable pour l’humain, y compris la transcendance, ne laissant à ses sujets qu’une existence médiocre faite de petits plaisirs inoffensifs. La magnanimité n’est vraiment possible que dans une république, puisqu’en elle la grandeur n’est pas seulement mobilisée pour la fonder, ou la diriger, comme dans le cas de l’empire. Les principes et valeurs communs définis par un peuple souverain résolvent le problème soulevé par Tocqueville, celui de définir, contre le relativisme démocratique, mais en accord avec l’égalité, une échelle de grandeur[24] qui donne un sens à l’action. Au sein de l’empire, au contraire, la vie humaine est enrégimentée par des « modes de civilisations » divers, droit, technique, commerce, qui « suscitent de l’unité et de l’uniformité humaines sans nécessairement produire du commun. [25]»
L’humain tend toujours à quelque chose de grand. Tout dépend du sens dans lequel on laissera cette grandeur s’exprimer, et jusqu’où : vers un infini vertical, en direction de Dieu (christianisme); vers un infini horizontal, matériel, par l’expansion territoriale, ou l’expansion intérieure par la croissance économique et l’immigration (impérialisme libéral); ou enfin, vers une verticalité finie, humaine, par l’édification d’un État-nation bien délimité à l’extérieur par ses frontières, et à l’intérieur par des valeurs et des principes communs (républicanisme). Si la cité exprime la tendance naturelle de l’humain à la sociabilité, et l’Empire, à l’appropriation, l’État-nation se révèle comme la forme politique humaine par excellence, celle qui relève du choix réfléchi, de la volonté collective médiatisée par le débat rationnel, informée par des connaissances historiques et par un formalisme juridique. La « naturalité » de la cité et de l’empire ne désignent pas les institutions qui les composent, et qui sont bien sûr le fait de conventions, mais les sentiments qui les animent, et leur donnent une finalité. L’État-nation est le fait de pulsions de sociabilité et d’appropriation médiatisées, rationalisées, mesurées. En lui la grandeur humaine, la liberté, connaît et même valorise ses limites. Elle fait de celles-ci, non-plus des conditions qui enchaînent et empêchent, mais des conditions qui rendent possible une action commune, et dessinent le visage d’une personnalité historique.
Voir clair dans la fausse grandeur pour sortir du fond de la caverne fédérale
La magnanimité et l’impérialisme sont innés à l’esprit humain, et donc aussi anciens que les premières structures sociales et politiques qui leur ont permis de s’exprimer. L’impérialisme, ou du moins les pulsions qui l’animent, sont la version monstrueuse que prend la magnanimité lorsque la démesure la fait passer de la vertu au vice. En intitulant un chapitre « Le pluralisme impérial canadien : de Darius à Trudeau », Marc Chevrier nous fait comprendre avec humour de quelles sombres profondeurs de l’âme humaine émerge l’étau fédéral qui enserre le Québec. L’empereur perse Darius, nous dit-il, aimait la diversité, le brassage des cultures, et avait même l’habitude de revêtir les habits locaux des peuples inféodés[26]. Comment ne pas penser ici à Justin Trudeau, tantôt vêtu en coureur des bois, tantôt en brahmane ? L’empereur Trudeau, deuxième du nom, illustre littéralement, par la pratique de l’effeuillage, la thèse de l’humanité mise à nue par l’impérialisme libéral[27]. Celui qui justifia son cabinet ministériel à moitié féminin par un laconique « Because it’s 2015[28] » se présente comme le politicien qui incarne le présent, la modernité. Pourtant, il est peut-être en réalité moins proche des voyageurs de l’espace de Star Wars qu’il adule[29], ou des super héros de bande-dessinée auxquels il s’identifie[30], que des empereurs mésopotamiens dont les sarcophages gisent enfouis sous des mètres de sable. Nous subissons donc plutôt le retour de la momie que celui du Jedi.
En lisant le portrait que fait Plutarque d’Alexandre le Grand, qui gracia une jeune captive thébaine et permit aux cultures de se marier et se métisser allègrement dans son empire, on reconnaît encore l’Antique figure de l’empereur cosmopolite dont Justin Trudeau n’est qu’une pâle imitation. De Darius à Pierre Elliott Trudeau, d’Alexandre le Grand à Justin Trudeau, il s’agit d’apprendre à distinguer la vraie grandeur de la fausse. C’est là une des tâches éternelles de la pensée politique sérieuse. C’est ce que Platon a voulu nous montrer à faire avec la figure d’Alcibiade, et Xénophon, avec celle de Cyrus. Platon et Xénophon nous aident à ainsi à voir clair dans l’ambition vaniteuse qui ne mène qu’au désastre (Alcibiade) ou dans la recherche d’un bien universel qui ne mène qu’à la tyrannie (Cyrus). L’histoire de la magnanimité esquissée dans le présent article vise à chercher ce qu’est la véritable grandeur, ce qui a aussi comme fonction de permettre la critique de la fausse grandeur, celle qui asservit au lieu de libérer. C’est une pensée critique de ce genre que nous permet de mettre en œuvre, pour les chefs politiques contemporains, L’empire en marche.
En lisant Chevrier on comprend l’ampleur et la puissance du dispositif impérial canadien qui asservit le Québec. Si les exemples de magnanimité ne manquent pas dans l’histoire du Québec, l’élévation de l’âme québécoise est rendue difficile par les strictes limites que le fédéralisme et le libéralisme imposent à la formation d’une volonté commune et à l’extension d’un espace public francophone, espace a priori confiné aux questions provinciales. La finalité essentiellement commerciale du Canada, pour lequel il s’agit d’exploiter le monde, et non de l’habiter, consacre, nous dit Marc Chevrier dans l’un des passages les plus profonds de son livre, « […] le primat du contrôle et de l’uniformité de l’espace sur l’approfondissement du rapport au temps. [31]» Or le rapport au temps, c’est le cœur, le fond de l’âme, comme on l’a évoqué au début de ce texte à propos de Platon. Augustin et Bergson, Kant et Heidegger, ont montré, chacun à leur façon que la question du temps est celle où se joue l’être et l’essence de l’humain. Il n’est pas exagéré de comparer la fédération canadienne à la caverne de Platon. Par sa célèbre allégorie, Platon n’avait d’autre intention que d’expliquer pédagogiquement la ruine qu’un mauvais régime politique cause dans l’âme des citoyens. En reprenant cette allégorie, on peut considérer L’empire en marche un peu comme une carte, qui nous aurait été offerte par un visiteur du monde extérieur, à nous qui sommes semblables aux prisonniers que Platon a imaginés. Il s’agit de la carte de la caverne, qui révèle celle-ci comme plus profonde, plus labyrinthique que l’auraient cru même ceux d’entre nous qui, instinctivement, se savaient soumis à un pouvoir dominateur, pendant que les autres rêvassaient en contemplant les ombres. La carte est accompagnée d’un traité de la méthode pour s’établir comme nation parmi les nations du monde, une fois que nous serons sortis au grand jour : il s’agit de La République québécoise. Comme La République de Platon, cette république n’est pour l’instant qu’une « cité en paroles ». Il suffirait pourtant de se lever et de se mettre en marche, carte en mains, méthode en tête, pour avancer d’un pas résolu vers la sortie de l’empire, vers l’édification d’un véritable État québécois, un État-nation souverain, le seul qui serait à la mesure de notre âme.
[1] Le titre est un hommage à l’ouvrage Les métamorphoses de la cité, de Pierre Manent.
[2] Chevrier, Marc. L’empire en marche. Des peuples sans qualités, de Vienne à Ottawa. PUL, 2019, p. 52-53
[3] Platon, La République, Livre VI, 486a
[4] Ibid., 485c, 485e, 486d
[5]Aristote expose sa théorie de la magnanimité principalement dans le livre IV de l’Éthique à Nicomaque, consacré aux différentes vertus (1123a-1125a).
[6] Aristote, Éthique à Nicomaque, 1169a
[7] Chevrier, Marc. L’empire en marche. Des peuples sans qualités, de Vienne à Ottawa. PUL, 2019, p. 56
[8] Ibid., p. 204
[9] Ibid., p. 58
[10] Romano, Claude. Être soi-même. Gallimard, 2019, p. 100
[11] Claude Romano fait remonter le thème contemporain de l’authenticité, qui fait notamment la fortune de Charles Taylor, à la longue histoire de la magnanimité. L’essentiel de cette histoire se résume à la dialectique entre deux tendances. La première est la magnanimité aristotélicienne, qui laisse un libre cours contrôlé au naturel humain, qui donne lieu à une stylistique de la nonchalance dont Montaigne saura tirer tout le suc. La deuxième est la magnanimité stoïcienne, qui réprime le naturel par un contrôle de soi rationnel. L’individu contemporain qui s’imagine être l’auteur de son propre être alors même qu’il est l’esclave du regard des autres est le triste rejeton déchu, la fusion ratée de ces deux magnanimités.
[12] Ibid., p. 113
[13] Le magnanime aristotélicien peut avoir comme ami des égaux. Aux inférieurs, il distribue ses bienfaits et se garde de blesser leur orgueil, bien qu’il soit hautain à leur égard. Tel qu’il est interprété ici, on peut penser toutefois que le magnanime étant l’homme des grandes causes, il s’investi tout entier dans des finalités qui dépassent sa vie privée, donc il n’est pas toujours disponible pour ses proches.
[14] On notera que les Pensées pour moi-même de Marc-Aurèle relèvent de l’éthique, de l’individu, et non de la politique.
[15] Chevrier, Marc. L’empire en marche. Des peuples sans qualités, de Vienne à Ottawa. PUL, 2019, p. 61
[16] Manent, Pierre. Le regard politique, Flammarion, p. 169
[17] La présentation de la pensée de Thomas d’Aquin présentée ici suit l’ouvrage de Martin Blais, Le chef selon Thomas d’Aquin (thèse de doctorat présentée à l’université de Montréal en 1967), de même que Mary M. Keys, Aquinas, Aristotle, and the Promise of the Common Good, Cambridge, 2006
[18] Chevrier, Marc. L’empire en marche. Des peuples sans qualités, de Vienne à Ottawa. PUL, 2019, p. 73
[19] Ibid., p. 43
[20] Strauss, Leo. Droit naturel et histoire, Flammarion, 1986, p. 247
[21] Chevrier, Marc, La République québécoise. Hommages à une idée suspecte. Boréal, 2012
[22] Hobbes, Thomas, Léviathan, Deuxième partie Chapitre XVII, p. 10 [édition en ligne sur le site des classiques des sciences sociales]
[23] Chevrier, Marc. L’empire en marche. Des peuples sans qualités, de Vienne à Ottawa. PUL, 2019, p. 612 Marc Chevrier cite ici Hobbes, Léviathan, chapitre 42
[24] Cette expression est empruntée à Luc Boltanski et Laurent Thévenot, qui décrivent comment le bien commun à différents sous-groupes sociaux – monde industriel, commercial, familial, etc.- sert à définir une grandeur qui sert de point de référence aux individus qui argumentent entre eux. BOLTANSKI, Luc, et THÉVENOT, Laurent. De la justification. Les économies de la grandeur. Gallimard, 1991
[25] Chevrier, Marc. L’empire en marche. Des peuples sans qualités, de Vienne à Ottawa. PUL, 2019, p. 172
[26] Ibid., p. 522
[27] https://www.nbcnews.com/news/world/meet-justin-trudeau-canadas-liberal-boxing-strip-teasing-new-pm-n447636
On ne peut également que penser à Justin Trudeau, en lisant le titre prophétique de l’ouvrage The Emperor Wears No Clothes, publié en 1985 par un nommé Jack Herer dans le but de promouvoir la légalisation du cannabis. Ce vœu sera en effet réalisé par Trudeau fils.
[28] https://www.theglobeandmail.com/news/politics/trudeaus-because-its-2015-retort-draws-international-cheers/article27119856/
[29] https://www.cbc.ca/archives/justin-trudeau-s-long-term-love-of-star-wars-1.4648973
[30] https://www.cbc.ca/news/canada/toronto/justin-trudeau-joins-canadian-superheroes-for-marvel-comics-cover-1.3655625
[31] Chevrier, Marc. L’empire en marche. Des peuples sans qualités, de Vienne à Ottawa. PUL, 2019, p. 517-518