Dans un document associé au dossier Oedipe* de la présente Encyclopédie, René Girard* présente sa thèse fondamentale: la violence est au coeur des société humaines et à l'origine de toute civilisation. «L'hominisation s'est faite par imitation (mimésis d'apprentissage et mimésis de rivalité); c'est pourquoi, confrontée à la contagion de la violence, capable de détruire toute la société, l'humanité trouvera une solution dans le sacrifice* d'un coupable unique. Le mécanisme de la victime* de substitution, en empêchant l'emballement mimétique de la violence. contribue à la préservation de la société. Selon Girard, ce meurtre, devenue sacré, fonde les cultures et les religions qui reposent à la fois sur ce meurtre et sur la dissimulation de ce meurtre» ((J. Pinto, p. 94). Dans son dernier livre, Achever Clausewitz, Paris, Carnets du Nord, 2007, Girard revient sur sa thèse finale.
Des millions de victimes innocentes ont ainsi immolées depuis l'aube de l'humanité pour permettre à leurs congénères de vivre ensemble; ou plutôt de ne pas s'autodétruire. Telle est la logique implacable du sacré, que les mythes dissimulent de moins en moins à mesure que l'homme prend conscience de lui-même (R. Girard, Achever Auschwitz, op. cit., , p. 10).
Compte rendu de J. Pinto dans «René Girard: Achever Auschwitz», La chair et le souffle, vol. 3, n° 1, 2008, p. 93-96 (extraits)
Le prophétisme éthique et surtout le christianisme ont dévoilé cette réalité «cachée» depuis la fondation du monde»: l'immolation de la victime émissaire, coupable, est en fait l'immolation d'une victime émissaire*! Le mal n'est pas du côté de la victime, mais du côté des bourreaux. René Girard pense que le christianisme est la seule religion au monde qui permet à l'homme de connaître la violence qui le constitue et aussi de la dépasser en acceptant l'appel du Christ à y renoncer.
Cependant, la lecture de Carl von Clausewitz (1780-1831), militaire prussien, auteur d'un livre inachevé (De la guerre) confirme l'auteur René Girard dans l'idée que les hommes ne voudront pas renoncer à leur violence, bien qu'ils sachent désormais - grâce au christianisme - que le mécanisme de victime de substitution ne leur est d'aucun recours. En effet, le stratège prussien a parfaitement compris le rôle de la guerre* depuis le début de l'histoire humaine et l'inéluctable «montée aux extrêmes» qu'elle engendre. Avec les campagnes napoléoniennes, Clausewitz entrevoit une nouvelle étape: à la place de la guerre conçue comme un duel, la possibilité de la guerre généralisée, violence incontrôlable que rien ne pourra arrêter. Il est à la fois fasciné par cette possibilité et convaincu, en bon fils des Lumières, que cela n'aura pas lieu. Et si l'on arrivait malgré tout aux extrêmes? Girard pense que cette interrogation se dissimule derrière les considérations techniques du stratège prussien et qu'il faut aujourd'hui achever son livre. Clausewitz a entrevu la montée de plus en plus rapide aux extrêmes, confirmée par ailleurs par les deux guerres mondiales et Hiroshima, mais, à cause de son rationalisme, il a été incapable d'aller jusqu'au fond de sa pensée. De même ses interprètes, dont Raymond Aron. Cependant, en faisant appel aux textes apocalyptiques de la tradition chrétienne, qui nous offre un autre type de rationalité, il est possible d'achever De la guerre. C'est le projet de Girard.
Du divin est apparu, plus fiable que dans toutes les théophanies précédentes, et les hommes ne veulent pas le voir. Ils sont plus que jamais les artisans de leur chute, ils sont devenus capables de détruire leur univers. Il ne s'agit pas seulement, de la part du christianisme, d'une condamnation morale exemplaire, mais d'un constat anthropologique inéluctable. Il faut réveiller les consciences endormies. Vouloir rassurer, c'est toujours contribuer au pire (Girard, p. 364).
À l'instar d'Hölderlin, je pense à mon tour que seul le Christ nous permet d'affronter cette réalité sans devenir fous (Girard, p.16).
Le dévoilement de la violence mimétique et son mécanisme victimaire dans la Passion de Jésus de Nazareth a profondément changé la culture humaine. Chrétiens comme non-chrétiens, nous savons désormais que le mal imprègne l'humain et que les victimes ne pourront plus nous en débarrasser. Nous savons aussi, riches de l'expérience cauchemardesque du XX° siècle, que, si l'occasion se présente, l'emballement mimétique nous conduira au pire et que nous avons les moyens d'y arriver. La dissuasion nucléaire, où l'Union soviétique et l'Occident se regardaient en chiens de faïence, nous laissant croire que le pire pouvait être évité grâce à la raison a échoué le 11 septembre 2001. L'accroissement des armes nucléaires, cette fois-ci «de poche», ainsi que des armes biologiques «de destruction massive», la forme de terrorisme inimaginable chez les «modernes» que consiste à tuer en se faisant tuer, la surveillance du monde par la guerre technologique préventive, l'impuissance des politiques à gérer la raréfaction des ressources naturelles, le désastre écologique, tout cela nous conduit rapidement au bord du gouffre. Nous y sommes déjà car la guerre touche toute la planète, bien que de manière diffuse. Elle est partout et nous nous approchons de cette fin que Clausewitz se refusait d'admettre. Selon Girard, seule une conversion planétaire à Jésus-Christ, avec pour corollaire le renoncement définitif à la violence politique et guerrière, nous permettra de survivre.
C'est ici que le christianisme a quelque chose de singulier à nous dire: renoncer à la violence, c'est sortir du cycle de vengeance et des représailles. L'apocalypse n'est pas la violence de Dieu comme le croient les fondamentalistes, c'est la montée aux extrêmes de la violence humaine. Seul un nouveau rationalisme qui intègre la dimension religieuse de l'homme peut nous aider à affronter la nouvelle donne (R. Girard, Le Figaro, le 8 novembre 2007).
Commentaires
1. René Girard « ressemble à un chrétien des temps primitifs, annonçant l’imminence du Royaume au milieu du désastre. Dans le chapitre intitulé «Tristesse de Hölderlin», après une lecture des désastres annoncés par le Christ dans les Évangiles synoptiques, Girard médite les célèbres vers du poète : «Mais aux lieux du péril croît / Aussi ce qui sauve.» Ce qui sauve exige qu’auparavant l’on parvienne aux lieux du péril. Nul n’est sauvé s’il ne reconnaît d’abord qu’il est perdu. Or tout conspire désormais à faire éclater au grand jour cette perte et à prouver concrètement, selon le mot de Heidegger aux journalistes médusés du Spiegel en 1962, que «seul un dieu peut encore nous sauver». Car, Pascal* l’a rappelé, tous les efforts de la violence ne peuvent que relever la vérité davantage, si bien qu’à l’endroit où commence le désespoir à l’égard du monde, commence aussi l’espérance qui le déchire : «Je persiste à penser que l’histoire à un sens, écrit Girard. Cette montée vers l’apocalypse est la réalisation supérieure de l’humanité.» Apocalypse dit à la fois cataclysme et révélation, et même révélation au sein du cataclysme. Rien d’un Teilhard de Chardin et son avancée optimiste vers le point Oméga. Rien d’une dialectique immanente réalisant sa lente synthèse. Mais un brusque retournement, comme si l’on passait d’un coup de l’autre côté des choses.
[...]
À moins de refaire une place aux dieux, et surtout à ce dieu crucifié dont la vérité déchaîne la violence – mais la violence s’épuise contre sa vulnérabilité infinie. Cela n’ira pas mieux. Le monde ne deviendra pas meilleur. C’est à partir de ce constat que les cœurs peuvent connaître ce «retour» qu’Ulysse n’obtient qu’à travers le naufrage. La dernière phrase est de Girard : «Vouloir rassurer, c’est toujours contribuer au pire.»
Jacques Henric, enseignant, publiciste et romancier
(http://www.mondesfrancophones.com/espaces/Frances/artic)
.
2. «Soulignant l’actualité des textes apocalyptiques, revisitant la poésie d’Hölderlin ou saluant l’écriture de Germaine de Staël, il mêle réflexion sur le passé et angoisse quant au présent. Ecrit d’une plume claire et alerte, cet entretien peut se lire de deux manières. Soit comme une belle initiation à l’univers girardien. Soit comme un essai conclusif, qui vient exaspérer les élans apocalyptiques d’un auteur hanté par la fin du monde, et qui place plus que jamais ses lecteurs devant un choix typiquement chrétien : céder aux pulsions "rivalitaires" (religieuses, nationales, idéologiques…) et hâter ainsi le désastre intégral, ou bien imiter le Christ en renonçant à toute violence, selon la lettre et l’esprit des Evangiles.
"Dire que le chaos est proche n’est pas incompatible avec l’espérance, bien au contraire. Mais celle-ci doit se mesurer à l’aune d’une alternative qui ne laisse d’autre possibilité que la destruction totale ou la réalisation du Royaume", conclut-il.» Jean Birnbaum
http://jcdurbant.wordpress.com/2007/12/26
3. René Girard pense-t-il vraiment que le christianisme peut incarner, à lui tout seul, un modèle de non-violence et de paix? Sans vouloir déprécier la valeur de sa libre mort, peut-on dire, avec le recul des siècles, que la passion du Christ a changé profondément la culture humaine? Si l'on regarde l'histoire des chrétiens: croisades, guerres des religions, guerres fratricides, guerres civiles, deux guerres mondiales au XX° siècle, Hiroshima, guerre en Irak, Guantanamo - la liste est longue, hélas trop longue - on est tenté de dire que la pratique de la mort a été très à l'honneur chez les chrétiens. On observe, avec une certaine légitimité, que le christianisme est une religion de parole, mais d'une parole qui ne résiste que rarement à l'épreuve de la pratique. Car jusqu'à aujourd'hui les chrétiens - souvent avec l'approbation de leurs chefs spirituels - ont pratiqué la violence à grande échelle.
La shoah? Girard ne connaît-il pas le nombre imposant de chrétiens allemands, autrichiens et polonais qui ont participé, en tant que bourreaux, à ce génocide? Ne connaît-il pas le nombre des orthodoxes russes mêlés activement dans les purges de Staline? Si l'on se fie sur les attitudes et les comportements des chrétiens, peut-on croire en un dieu crucifié qui se dépouille de son pouvoir et descend jusqu'aux enfers de la douleur et de l'humiliation, partageant les souffrances de ses contemporains, un dieu crucifié qui pourra compter sur des disciples qui suivraient son chemin aujourd'hui dans ces temps apocalyptiques?
Pourquoi René Girard ne regarde-t-il pas du côté de bouddhisme*, une sagesse beaucoup moins agressive que le messianisme judéo-chrétien, plus politique que religieux; une sagesse beaucoup plus réceptive que la dite rationalité judéo-chrétienne contemporaine, plus intellectuelle qu'effective; une sagesse bâtie sur la compassion* qui va jusqu'à saisir en profondeur le malheur de l'autre et qui y répond par des gestes tout à fait appropriés de paix et de douceur, de discrétion et de silence, animés par un désir profond d'harmonie des êtres avec la nature.
Qu'il nous soit permis d'interroger à René Girard : faut-il bâtir un monde de la non-violence sur une religion unique, une seule croyance, un seul dieu? Ne peut-on pas tendre vers une cohabitation paisible et une convivialité joyeuse, universelle, de tous les dieux et de tous les humains, hommes et femmes, des vivants et des morts, de tous les êtres et de toutes les choses, constituant une écoumène où il est bon de demeurer dans la paix? Ne peut-on pas espérer l'émergence d'une éthique mondiale de la non-violence à laquelle serait conviée à contribuer une diversité de cultures et de religions, de philosophies et de sagesses, d'hommes et de femmes, de nations et de classes sociales sans domination ni rivalité les uns par rapport aux autres? Utopie? Oui, une utopie critique du présent et un avenir à anticiper par des attitudes et des gestes concrets: diminuer radicalement sur terre le nombre des bourreaux et de leurs victimes* ! Ne jamais oublier qu'une seule victime torturée ou sacrifiée, sera toujours une victime de trop!...
Une dernière réflexion: la violence fait partie de l'histoire de l'humanité comme son ombre, mais, au milieu de la grisaille ou de la noirceur, il y a des puits de lumières. Au milieu de la forêt dense des armées, il y a eu et il y aura des clairières de repos et de tranquillité où il fait bon vivre. Dès l'aube de l'humanité, non seulement le sang du sacrifice des hommes, des femmes et des bêtes a été versé, mais aussi le vin, le lait et le miel de la communion et de la concorde ont coulé, parfois en abondance, parfois très loin de la religion qui rassemble les uns pour exclure les autres.
À notre avis, la violence seule ne fonde pas la culture, comme le sacrifice seul ne fonde pas la religion. À l'instar de la vie et de la mort, le jour et la nuit, la lumière et les ténèbres, l'amour et la haine, le silence et la parole, l'inclusion et l'exclusion, l'enracinement et la rupture sont des contraires inséparables. Tous les humains, toutes les nations et tous les États, les communautés et les collectivités, les diverses cultures et religions, constamment aux prises avec cette tension interne de vie et de mort, sont appelés à fonder et à restaurer la paix, à édifier et à reconstruire l'écoumène, à aménager et à réaménager des aires de non-violence.
Éric Volant
Compte rendu de J. Pinto dans «René Girard: Achever Auschwitz», La chair et le souffle, vol. 3, n° 1, 2008, p. 93-96 (extraits)
Le prophétisme éthique et surtout le christianisme ont dévoilé cette réalité «cachée» depuis la fondation du monde»: l'immolation de la victime émissaire, coupable, est en fait l'immolation d'une victime émissaire*! Le mal n'est pas du côté de la victime, mais du côté des bourreaux. René Girard pense que le christianisme est la seule religion au monde qui permet à l'homme de connaître la violence qui le constitue et aussi de la dépasser en acceptant l'appel du Christ à y renoncer.
Cependant, la lecture de Carl von Clausewitz (1780-1831), militaire prussien, auteur d'un livre inachevé (De la guerre) confirme l'auteur René Girard dans l'idée que les hommes ne voudront pas renoncer à leur violence, bien qu'ils sachent désormais - grâce au christianisme - que le mécanisme de victime de substitution ne leur est d'aucun recours. En effet, le stratège prussien a parfaitement compris le rôle de la guerre* depuis le début de l'histoire humaine et l'inéluctable «montée aux extrêmes» qu'elle engendre. Avec les campagnes napoléoniennes, Clausewitz entrevoit une nouvelle étape: à la place de la guerre conçue comme un duel, la possibilité de la guerre généralisée, violence incontrôlable que rien ne pourra arrêter. Il est à la fois fasciné par cette possibilité et convaincu, en bon fils des Lumières, que cela n'aura pas lieu. Et si l'on arrivait malgré tout aux extrêmes? Girard pense que cette interrogation se dissimule derrière les considérations techniques du stratège prussien et qu'il faut aujourd'hui achever son livre. Clausewitz a entrevu la montée de plus en plus rapide aux extrêmes, confirmée par ailleurs par les deux guerres mondiales et Hiroshima, mais, à cause de son rationalisme, il a été incapable d'aller jusqu'au fond de sa pensée. De même ses interprètes, dont Raymond Aron. Cependant, en faisant appel aux textes apocalyptiques de la tradition chrétienne, qui nous offre un autre type de rationalité, il est possible d'achever De la guerre. C'est le projet de Girard.
Du divin est apparu, plus fiable que dans toutes les théophanies précédentes, et les hommes ne veulent pas le voir. Ils sont plus que jamais les artisans de leur chute, ils sont devenus capables de détruire leur univers. Il ne s'agit pas seulement, de la part du christianisme, d'une condamnation morale exemplaire, mais d'un constat anthropologique inéluctable. Il faut réveiller les consciences endormies. Vouloir rassurer, c'est toujours contribuer au pire (Girard, p. 364).
À l'instar d'Hölderlin, je pense à mon tour que seul le Christ nous permet d'affronter cette réalité sans devenir fous (Girard, p.16).
Le dévoilement de la violence mimétique et son mécanisme victimaire dans la Passion de Jésus de Nazareth a profondément changé la culture humaine. Chrétiens comme non-chrétiens, nous savons désormais que le mal imprègne l'humain et que les victimes ne pourront plus nous en débarrasser. Nous savons aussi, riches de l'expérience cauchemardesque du XX° siècle, que, si l'occasion se présente, l'emballement mimétique nous conduira au pire et que nous avons les moyens d'y arriver. La dissuasion nucléaire, où l'Union soviétique et l'Occident se regardaient en chiens de faïence, nous laissant croire que le pire pouvait être évité grâce à la raison a échoué le 11 septembre 2001. L'accroissement des armes nucléaires, cette fois-ci «de poche», ainsi que des armes biologiques «de destruction massive», la forme de terrorisme inimaginable chez les «modernes» que consiste à tuer en se faisant tuer, la surveillance du monde par la guerre technologique préventive, l'impuissance des politiques à gérer la raréfaction des ressources naturelles, le désastre écologique, tout cela nous conduit rapidement au bord du gouffre. Nous y sommes déjà car la guerre touche toute la planète, bien que de manière diffuse. Elle est partout et nous nous approchons de cette fin que Clausewitz se refusait d'admettre. Selon Girard, seule une conversion planétaire à Jésus-Christ, avec pour corollaire le renoncement définitif à la violence politique et guerrière, nous permettra de survivre.
C'est ici que le christianisme a quelque chose de singulier à nous dire: renoncer à la violence, c'est sortir du cycle de vengeance et des représailles. L'apocalypse n'est pas la violence de Dieu comme le croient les fondamentalistes, c'est la montée aux extrêmes de la violence humaine. Seul un nouveau rationalisme qui intègre la dimension religieuse de l'homme peut nous aider à affronter la nouvelle donne (R. Girard, Le Figaro, le 8 novembre 2007).
Commentaires
1. René Girard « ressemble à un chrétien des temps primitifs, annonçant l’imminence du Royaume au milieu du désastre. Dans le chapitre intitulé «Tristesse de Hölderlin», après une lecture des désastres annoncés par le Christ dans les Évangiles synoptiques, Girard médite les célèbres vers du poète : «Mais aux lieux du péril croît / Aussi ce qui sauve.» Ce qui sauve exige qu’auparavant l’on parvienne aux lieux du péril. Nul n’est sauvé s’il ne reconnaît d’abord qu’il est perdu. Or tout conspire désormais à faire éclater au grand jour cette perte et à prouver concrètement, selon le mot de Heidegger aux journalistes médusés du Spiegel en 1962, que «seul un dieu peut encore nous sauver». Car, Pascal* l’a rappelé, tous les efforts de la violence ne peuvent que relever la vérité davantage, si bien qu’à l’endroit où commence le désespoir à l’égard du monde, commence aussi l’espérance qui le déchire : «Je persiste à penser que l’histoire à un sens, écrit Girard. Cette montée vers l’apocalypse est la réalisation supérieure de l’humanité.» Apocalypse dit à la fois cataclysme et révélation, et même révélation au sein du cataclysme. Rien d’un Teilhard de Chardin et son avancée optimiste vers le point Oméga. Rien d’une dialectique immanente réalisant sa lente synthèse. Mais un brusque retournement, comme si l’on passait d’un coup de l’autre côté des choses.
[...]
À moins de refaire une place aux dieux, et surtout à ce dieu crucifié dont la vérité déchaîne la violence – mais la violence s’épuise contre sa vulnérabilité infinie. Cela n’ira pas mieux. Le monde ne deviendra pas meilleur. C’est à partir de ce constat que les cœurs peuvent connaître ce «retour» qu’Ulysse n’obtient qu’à travers le naufrage. La dernière phrase est de Girard : «Vouloir rassurer, c’est toujours contribuer au pire.»
Jacques Henric, enseignant, publiciste et romancier
(http://www.mondesfrancophones.com/espaces/Frances/artic)
.
2. «Soulignant l’actualité des textes apocalyptiques, revisitant la poésie d’Hölderlin ou saluant l’écriture de Germaine de Staël, il mêle réflexion sur le passé et angoisse quant au présent. Ecrit d’une plume claire et alerte, cet entretien peut se lire de deux manières. Soit comme une belle initiation à l’univers girardien. Soit comme un essai conclusif, qui vient exaspérer les élans apocalyptiques d’un auteur hanté par la fin du monde, et qui place plus que jamais ses lecteurs devant un choix typiquement chrétien : céder aux pulsions "rivalitaires" (religieuses, nationales, idéologiques…) et hâter ainsi le désastre intégral, ou bien imiter le Christ en renonçant à toute violence, selon la lettre et l’esprit des Evangiles.
"Dire que le chaos est proche n’est pas incompatible avec l’espérance, bien au contraire. Mais celle-ci doit se mesurer à l’aune d’une alternative qui ne laisse d’autre possibilité que la destruction totale ou la réalisation du Royaume", conclut-il.» Jean Birnbaum
http://jcdurbant.wordpress.com/2007/12/26
3. René Girard pense-t-il vraiment que le christianisme peut incarner, à lui tout seul, un modèle de non-violence et de paix? Sans vouloir déprécier la valeur de sa libre mort, peut-on dire, avec le recul des siècles, que la passion du Christ a changé profondément la culture humaine? Si l'on regarde l'histoire des chrétiens: croisades, guerres des religions, guerres fratricides, guerres civiles, deux guerres mondiales au XX° siècle, Hiroshima, guerre en Irak, Guantanamo - la liste est longue, hélas trop longue - on est tenté de dire que la pratique de la mort a été très à l'honneur chez les chrétiens. On observe, avec une certaine légitimité, que le christianisme est une religion de parole, mais d'une parole qui ne résiste que rarement à l'épreuve de la pratique. Car jusqu'à aujourd'hui les chrétiens - souvent avec l'approbation de leurs chefs spirituels - ont pratiqué la violence à grande échelle.
La shoah? Girard ne connaît-il pas le nombre imposant de chrétiens allemands, autrichiens et polonais qui ont participé, en tant que bourreaux, à ce génocide? Ne connaît-il pas le nombre des orthodoxes russes mêlés activement dans les purges de Staline? Si l'on se fie sur les attitudes et les comportements des chrétiens, peut-on croire en un dieu crucifié qui se dépouille de son pouvoir et descend jusqu'aux enfers de la douleur et de l'humiliation, partageant les souffrances de ses contemporains, un dieu crucifié qui pourra compter sur des disciples qui suivraient son chemin aujourd'hui dans ces temps apocalyptiques?
Pourquoi René Girard ne regarde-t-il pas du côté de bouddhisme*, une sagesse beaucoup moins agressive que le messianisme judéo-chrétien, plus politique que religieux; une sagesse beaucoup plus réceptive que la dite rationalité judéo-chrétienne contemporaine, plus intellectuelle qu'effective; une sagesse bâtie sur la compassion* qui va jusqu'à saisir en profondeur le malheur de l'autre et qui y répond par des gestes tout à fait appropriés de paix et de douceur, de discrétion et de silence, animés par un désir profond d'harmonie des êtres avec la nature.
Qu'il nous soit permis d'interroger à René Girard : faut-il bâtir un monde de la non-violence sur une religion unique, une seule croyance, un seul dieu? Ne peut-on pas tendre vers une cohabitation paisible et une convivialité joyeuse, universelle, de tous les dieux et de tous les humains, hommes et femmes, des vivants et des morts, de tous les êtres et de toutes les choses, constituant une écoumène où il est bon de demeurer dans la paix? Ne peut-on pas espérer l'émergence d'une éthique mondiale de la non-violence à laquelle serait conviée à contribuer une diversité de cultures et de religions, de philosophies et de sagesses, d'hommes et de femmes, de nations et de classes sociales sans domination ni rivalité les uns par rapport aux autres? Utopie? Oui, une utopie critique du présent et un avenir à anticiper par des attitudes et des gestes concrets: diminuer radicalement sur terre le nombre des bourreaux et de leurs victimes* ! Ne jamais oublier qu'une seule victime torturée ou sacrifiée, sera toujours une victime de trop!...
Une dernière réflexion: la violence fait partie de l'histoire de l'humanité comme son ombre, mais, au milieu de la grisaille ou de la noirceur, il y a des puits de lumières. Au milieu de la forêt dense des armées, il y a eu et il y aura des clairières de repos et de tranquillité où il fait bon vivre. Dès l'aube de l'humanité, non seulement le sang du sacrifice des hommes, des femmes et des bêtes a été versé, mais aussi le vin, le lait et le miel de la communion et de la concorde ont coulé, parfois en abondance, parfois très loin de la religion qui rassemble les uns pour exclure les autres.
À notre avis, la violence seule ne fonde pas la culture, comme le sacrifice seul ne fonde pas la religion. À l'instar de la vie et de la mort, le jour et la nuit, la lumière et les ténèbres, l'amour et la haine, le silence et la parole, l'inclusion et l'exclusion, l'enracinement et la rupture sont des contraires inséparables. Tous les humains, toutes les nations et tous les États, les communautés et les collectivités, les diverses cultures et religions, constamment aux prises avec cette tension interne de vie et de mort, sont appelés à fonder et à restaurer la paix, à édifier et à reconstruire l'écoumène, à aménager et à réaménager des aires de non-violence.
Éric Volant