La guerre sainte de Poutine

Marc Chevrier
Marc Chevrier est professeur de science politique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

Un regard géopolitique sur les racines religieuses d’un conflit. Compte-rendu de lecture de l'ouvrage de Sébastien Boussois et Noé Morin, La guerre sainte de Poutine (Paris, Passés composés, 2023)

Il s’est publié beaucoup d’ouvrages déjà sur la guerre déclenchée par le président Poutine en Ukraine le 24 février 2022. Dans la flopée des ouvrages parus s’en distingue un dont le ton et le propos tranchent avec les analyses tactiques et stratégiques que bon nombre de généraux, de colonels à la retraite et de spécialistes des relations internationales ont diffusées par divers médias. Le titre de cet ouvrage clair et concis en indique sans détour la teneur : La guerre sainte de poutine[i]. Or, ses deux auteurs ne sont ni théologiens ni sociologues ou philosophes des religions ; l’un, Sébastien Boussois, est politologue, l’autre, Noé Morin, un jeune spécialiste de la Russie, et tous deux cherchent à renouveler la géopolitique, en accordant à la religion l’importance qui lui revient pour l’étude des conflits entre nations. Pour les deux auteurs, les explications les plus usitées en géopolitique pour élucider les origines des conflits se sont avérées bien peu utiles pour comprendre une guerre qui a pris les états-majors et les chancelleries par surprise et qui semble être menée en dépit de tout bon sens stratégique avec un entêtement confinant à l’irrationnel.

Il importe dès lors de se placer à un autre plan, celui du temps long, et de considérer une autre dimension, celle du destin de la Russie, éclairée par sa trajectoire religieuse. Dans cette guerre qui n’est pas que politique, mais aussi « civilisationnelle », se profile le vieux rêve messianique russe qui s’évertue à vouloir « parachever l’union des peuples slaves » et à accomplir ainsi cette prophétie qui voit dans Moscou la troisième Rome, après celles de l’Antiquité et de Byzance. Les deux auteurs s’écartent donc de l’approche géopolitique traditionnelle, car selon eux, « la nation russe est bien plus unie par sa foi commune dans l’orthodoxie chrétienne que par une vague et distante idée de la politique. » Que cette guerre ait revêtu un caractère religieux par la bénédiction reçue du patriarche Kirill de Moscou ne signale pas un simple fait rhétorique, un habillage habile qu’un pouvoir tyrannique sans scrupules utilise à ses fins. Les auteurs ne nient pas qu’il y ait dans cette guerre une grande part de manipulation, cependant, comme ils le montrent avec brio, la « symphonie de pouvoirs » célébrée jadis par Byzance et que donne à voir la collaboration intime de l’Église orthodoxe russe avec le pouvoir poutinien n’entraîne pas la subordination de la première au deuxième, bien au contraire. Plutôt que de recevoir le discours du président Poutine comme de la simple « écume » propagandiste, il y a lieu, au contraire, de prendre au sérieux ce discours, et de reconnaître la part d’idéal qu’il recèle, irréductible aux simples intérêts qui semblent le motiver. L’idéalisme sous-jacent au discours poutinien a pour réciproque celui des Occidentaux, qui voient dans la guerre poutinienne en Ukraine une atteinte à leur propre modèle de civilisation.

On pourrait croire que la longue expérience russe du communisme aurait à jamais rivé l’exercice du pouvoir au rationalisme froid, auquel on a d’ailleurs associé l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 1999. Pourtant, dès la présidence de Boris Eltsine, des voyants et des astrologues viennent prêter main-forte au Kremlin, conformément à une vieille tradition tsariste qui s’appuie sur l’occultisme pour gouverner. La présidence de Poutine coïncide avec le retour de la foi orthodoxe, mais il n’est pas clair que l’Église orthodoxe ait elle-même rompu avec les pratiques occultistes, dans un pays où les mages, les sorciers et les guérisseurs abondent. Même l’actuel ministre russe de la Défense, Sergueï Choïgou, est soupçonné d’accointances avec le chamanisme. En réalité, l’émergence de l’Église orthodoxe comme principale force spirituelle du pays s’avère un phénomène relativement récent, au point que, soulignent les auteurs, chamanisme et christianisme rivalisent d’influence au sein des forces armées. L’ascension de l’Église orthodoxe, après sa proscription communiste, sert certes les plans de Moscou ; elle répond toutefois au désir d’une grande partie des Russes eux-mêmes.

On pourrait croire que la longue expérience russe du communisme aurait à jamais rivé l’exercice du pouvoir au rationalisme froid. Pourtant, dès la présidence de Boris Eltsine, des voyants et des astrologues viennent prêter main-forte au Kremlin.

Une petite histoire du christianisme en Russie
La compréhension des « ressorts spirituels » de la politique en Russie nécessite de retourner aux circonstances de sa christianisation. Au IXe siècle avant J.-C., une dynastie d’origine scandinave, les Riourikides, fonde un nouveau royaume, la Rus’ de Kiev, qui finira par englober deux siècles plus tard l’Ukraine, la Biélorussie et la Russie. Si les dirigeants de la Rus’ se convertissent au christianisme dès le Xe siècle, le peuple fut converti de force au christianisme byzantin, notamment après le baptême du grand-prince Vladimir en 988, sans renoncer tout à fait à son paganisme primitif. Dans ses débuts, l’orthodoxie russe se plaça sous l’autorité spirituelle de Constantinople, dont les patriarches étaient grecs. Cependant, plusieurs événements détachèrent l’Église orthodoxe russe de son ancrage byzantin. Le premier est l’invasion de la Rus’ par des descendants de Gengis Khan, les Turco-Mongols de la horde d’or, qui soumirent pendant deux siècles le peuple russe à une domination féroce, mais en épargnant l’Église orthodoxe, exemptée d’impôts pourvu qu’elle prêchât l’obéissance aux occupants, lesquels se convertirent à l’islam au XIVe siècle. Elle en vint ainsi à incarner la résistance spirituelle d’un peuple subjugué ; c’est d’ailleurs un ermite reclus dans la taïga et ami des ours et des loups, Serge de Radonège, qui donna sa bénédiction au grand-prince de Moscou en 1380, Dimitri Donskoï, avant que celui-ci ne remportât la bataille décisive de Koulikovo contre les Mongols. Bataille qui forgea la nation russe et dont la signification est égale à celle de Charles Martel à Poitiers pour les Français. Selon l’historien Sergeï Soloviev (1820-1879), elle consacra même la victoire de l’Europe contre l’Asie.

Au XVIe siècle, après la chute de Constantinople, prit dès lors forme la vision millénariste du destin russe, que le moine Philothée de Pskov exposa pour la première dans une lettre adressée à Vassili III, où il vouait le tsar à devenir l’empereur de tous les chrétiens, figurant une troisième Rome qui succéderait aux deux premières tombées. D’après Boussois et Morin, de cette universalité prêtée à l’Église orthodoxe, la sobornost — qu’on peut traduire par catholicité ou conciliarité — serait née la propension de la Russie, tout au long de son histoire, au millénarisme, qui vise le « parfait mariage » du peuple russe et de « son État en vue de la transfiguration. » Ce millénarisme s’est exprimé à la fois sous une forme matérialiste et athée, avec le communisme de Lénine et de Staline, et sous une forme religieuse, qui a repris de la vigueur avec l’avènement au pouvoir de Poutine.

Selon les auteurs, le millénarisme a cela de dangereux qu’il laisse penser à un peuple que lui seul porte la vérité, une prétention que l’Église orthodoxe et le pouvoir russe ont endossée à plusieurs reprises et qui les a conduits à mener ou à appuyer une politique impérialiste. La prospérité de l’Église orthodoxe russe après la bataille de Koulikovo a duré quelque deux siècles jusqu’à ce qu’un autre événement, plus déterminant pour le second millénaire, vînt déchirer le monde russe, soit le schisme appelé le « Raskol » survenu en 1666. En 1652, un nouveau patriarche, Nicone, avait pris la tête de l’Église de Russie qu’il jugeait s’être trop éloignée de la pureté originelle de Byzance ; il fit réformer notamment la liturgie, pour la rapprocher de ses sources grecques. Cependant, les croyants russes demeuraient très attachés à leurs traditions, et bon nombre d’entre eux se révoltèrent contre les changements imposés au rite orthodoxe — comme se signer avec trois doigts, façon de symboliser la trinité, au lieu qu’avec deux doigts, comme l’avaient accoutumé les Russes, pour signifier la double nature, humaine et divine, du Christ. Un grand synode tenu à Moscou en 1666 condamna comme hérétiques les schismatiques, qu’on appellera les « vieux-croyants ». Selon Dostoïevski, rappellent Boussois et Morin, ce schisme passait pour l’un des « phénomènes les plus importants de la vie russe. » Les « vieux-croyants » subirent par la suite de nombreuses persécutions et se comptaient par millions dans la paysannerie au XIXe siècle.

Par-delà les querelles liturgiques, l’enjeu de ce schisme résidait dans la finalité même de l’Église orthodoxe russe qui devait, selon les vieux-croyants, rester fidèle à sa vocation messianique et se garder des influences du patriarcat moscovite et du tsar, gagnés selon certains par l’Antéchrist. Le Raskol, observent les auteurs, mit fin à la symphonie byzantine des pouvoirs au profit de l’assujettissement de l’Église orthodoxe au tsar. Celle-ci devint en quelque sorte une religion d’État, qui prépara la voie à la religion de l’État instaurée après la révolution de 1917. Pour Boussois et Morin, le Raskol préfigura la division de l’élite russe du XIXe siècle en deux camps, l’un occidentaliste et l’autre slavophile, qui semblaient irréconciliables, sauf chez quelques intellectuels, comme chez le fils de l’historien Sergeï Soloviev et ami de Dostoïevski, Vladimir Soloviev, qui s’évertua à rapprocher les deux orthodoxies russes, et même les églises orientale et latine, en réitérant la vocation spirituelle du peuple russe à « réaliser l’unité du genre humain dans son église ». Une idée que Dostoïevski lui-même développa dans un discours en l’honneur de Pouchkine en 1880, selon laquelle « l’âme russe universellement unifiante […] peut englober dans un même amour tous les peuples. »

Du communisme soviétique au poutinisme
Le millénarisme de la troisième Rome auquel l’auteur des Frères Karamazov prêta son génie littéraire se brisa toutefois sur l’irréligion d’État que les révolutionnaires d’octobre 1917 infligèrent à la Russie, en fermant près de 50 000 églises. Faute de pouvoir éradiquer l’orthodoxie, le pouvoir communiste changea d’attitude à son égard et tenta de se concilier le patriarcat de Moscou, si bien que celui-ci jura sa loyauté au pouvoir soviétique, moyennant des assouplissements dans sa politique antireligieuse. Ce concordat se scella au grand dam des Russes émigrés qui y virent une forme de trahison. Cependant, si l’on en croit la thèse du philosophe Nicolas Berdiaev, la Russie soviétique renoua avec le millénarisme atavique, sous une forme métamorphosée, qu’il résuma de cette formule amusante : « Au lieu de la Troisième Rome, la Russie va réaliser la Troisième Internationale ». Ainsi, le marxisme soviétique réassigna au peuple russe une nouvelle mission conforme à sa vocation messianique, soit réaliser à travers lui l’unité prolétarienne mondiale.

Or, l’effondrement de l’Union soviétique offrira au messianisme russe un terreau fertile pour renaître, pour justifier cette fois-ci la politique impériale de Vladimir Poutine.

Or, l’effondrement de l’Union soviétique offrira au messianisme russe un terreau fertile pour renaître, pour justifier cette fois-ci la politique impériale de Vladimir Poutine, qui trouvera le moyen de satisfaire à la fois les nostalgiques du communisme, les vieux-croyants et les partisans de l’orthodoxie fidèle à Constantinople. Vladimir Poutine lui-même endossa les analyses de Berdiaev sur la nature messianique du soviétisme pour mieux célébrer l’alliance du pouvoir et de l’orthodoxie russe en vue de rétablir la grandeur perdue de la Russie que la guerre en Ukraine est censée lui restituer. Boussois et Morin résument en ces termes l’enjeu de cette guerre : « l’Ukraine est devenue le théâtre d’une lutte ancestrale, celle qui opposait hier Rome et Byzance, Latins et Grecs, Occidentaux et Orientaux, et qui oppose aujourd’hui l’OTAN à la Russie sur le plan militaire et Constantinople à Moscou sur le plan spirituel. » Les auteurs se désolent de voir que « s’éloigne le grand projet solovievien de réconciliation des Églises et d’unité du monde chrétien », alors que l’Occident aurait « fort à gagner à se régénérer au contact de la vitalité de l’âme russe ». L’affrontement ne produirait que des vaincus : « l’Ukraine amputée, la Russie isolée, l’Occident réaméricanisé. »

Poutine et ses hiérarques
Une fois dépeints dans ce grand tableau les ressorts spirituels de la Russie sur le temps long, les auteurs s’attachent à montrer comment Poutine lui-même et d’influents personnages de son entourage vont les reprendre à leur compte pour fédérer les éléments ethnoreligieux disparates dont est composé l’empire russe. L’insistance mise sur la Russie orthodoxe peut faire perdre de vue le fait que la Russie rassemble des confessions diverses. Outre l’orthodoxie grand-russienne, elle inclut des musulmans tchétchènes, ingouches et tatars, le chamanisme en Sibérie et les juifs de l’oblast autonome de Birobidjan, en Extrême-Orient. L’un des principes du poutinisme est que seul un pouvoir exercé de manière verticale et surplombante, mais qui sache entretenir une apparence de proximité avec le Russe moyen, peut faire tenir ensemble ce méli-mélo ethnoreligieux.

Parmi les personnages qui gravitent autour du Kremlin et qui ont façonné le poutinisme se trouve celui qu’on a surnommé le « Machiavel de Moscou », soit Vladislav Sourkov, qui devient vice-président du gouvernement en 2012, après avoir œuvré pour le rapprochement entre le pouvoir d’État et l’Église orthodoxe. Sourkov a élaboré une doctrine qui justifie le devenir expansionniste de la Russie, dans un monde international chaotique réglé par la violence. On assiste alors, selon Boussois et Morin, à un retour de l’ancienne « symphonie des pouvoirs ». Sur les recommandations de Sourkov, Poutine lit un philosophe orthodoxe et anticommuniste, Ivan Iline ; le Kremlin fit même parvenir à ses gouverneurs et à sa haute administration des ouvrages de Berdiaev, de Soloviev et d’Iline à lire. Depuis les années 1990, les forces de sécurité russes font des séminaires au monastère de Sretensky, où se réuniront des hauts gradés du régime poutinien par la suite.

Le véritable père spirituel de Poutine s’avère en réalité Tikhon Chevkounov, qui se fit moine après avoir réalisé des études cinématographiques et pratiqué l’occultisme. Même s’il a nié être devenu le confesseur de Poutine, il est notoire qu’il en est devenu un ami intime, et que sa pensée a rejailli sur celle du président.

Or, le véritable père spirituel de Poutine s’avère en réalité Tikhon Chevkounov, qui se fit moine après avoir réalisé des études cinématographiques et pratiqué l’occultisme. Même s’il a nié être devenu le confesseur de Poutine, il est notoire qu’il en est devenu un ami intime, et que sa pensée a rejailli sur celle du président. Il a vanté la sincérité de la foi orthodoxe du président en public et appuyé l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014. C’est par ses écrits et un documentaire comme La Mort d’un empire. Les leçons de Byzance diffusé à la télévision russe qu’il a dénoncé les dangers qui guettent la Russie si elle se laisse corrompre par l’Occident libéral et athée, dont seul un pouvoir symphonique peut la sauver. On apprend qu’il a pris contact avec l’ancien politicien Philippe de Villiers dans l’espoir d’installer en Crimée un parc historique inspiré du Puy du Fou établi en Vendée.

À ce tableau des têtes pensantes de l’entourage poutinien, il faut ajouter le magnat du courtage et de la télévision, Constantin Malofeev, qui créa la chaîne Tsargrad (ancien nom slave de Constantinople), qui devait devenir pour la Russie ce qu’est Fox News pour les États-Unis, avec des résultats moins brillants qu’escomptés. Par son mécénat, Malofeev finance plusieurs activités de conseil spirituel, comme le séminaire de Sretensky où prêche le père Tikhon, également intime avec l’homme d’affaires. Malofeev n’a pas caché ses sympathies pour le rétablissement de la monarchie orthodoxe, vœux qui ont perdu de leur pertinence depuis que Poutine a fait réformer la constitution pour étendre son mandat jusqu’en 2036.

Boussois et Morin montrent également la grande proximité entre l’oligarque Malofeev et le patriarche Kirill, qui présideront ensemble un groupe de réflexion, le Conseil mondial du peuple russe (VRNS), qui se mêle aussi bien de doctrine orthodoxe que de politique étrangère. L’appui de Kirill à la guerre poutinienne en Ukraine n’implique pas pour autant la soumission de son église aux diktats du Kremlin, laquelle a conservé une assez grande autonomie pour concevoir et diffuser sa doctrine, qu’elle a d’ailleurs renouvelée en 2000 en produisant le document Les fondements de la doctrine sociale, qui formule, selon les deux analystes, « un véritable programme politique ». On y prône la « symphonie byzantine » par laquelle l’État et l’église se prêtent mutuellement secours.

Le prêche du patriarche Kirill en faveur de la guerre en Ukraine s’est avéré plus révélateur des enjeux de ce conflit que les justifications de l’armée russe. Tout d’abord, le patriarche a érigé ce conflit en lutte contre un Occident décadent, impie et « satanique ». De plus, elle vise à restaurer l’unité de l’ancienne Rus’, soit l’Ukraine, avec l’église orthodoxe de Moscou, unité brisée par l’accession de l’Église orthodoxe ukrainienne à l’autonomie (autocéphalie) en 2018, à la suite de sa reconnaissance par le patriarche œcuménique de Constantinople.  

Les assises musulmanes et juives du poutinisme
La guerre qu’il a lui-même déclenchée en Ukraine a obligé Poutine à resserrer toutefois ses liens en dehors de l’orthodoxie moscovite. L’islam forme le second pilier de la symphonie des pouvoirs poutinienne, forte de ses 15 à 20 millions de croyants qui composent entre 10 à 15 % de la population russe. Après Ivan Le Terrible qui conquit d’une main de fer le khanat tatar de Kazan (ancienne Bulgarie de la Volga), le pouvoir russe adoucit sa relation avec l’islam à partir de Catherine II en 1773, ce qui permit d’intégrer des musulmans dans le giron impérial. Boussois et Morin rappellent l’importance de la seconde guerre de Tchétchénie (1999-2003) dans le Caucase, laquelle a été l’occasion pour Poutine d’établir sa stature présidentielle. Il plaça à la tête de l’administration tchétchène les Kadyrov, d’abord le père qui avait fomenté la rébellion avant de rallier le camp russe, puis le fils, qui remplaça le père tué dans un attentat en 2004 et qui dirige depuis avec férocité l’administration tchétchène, fort de sa police personnelle, gonflée d’anciens combattants indépendantistes reconvertis et galvanisés par l’islam radical. Cet homme de confiance de Poutine forme selon Boussois et Morin « le chef de république fédérée le plus puissant et plus respecté de Russie. »  Sur le terrain de la guerre en Ukraine toutefois, les Tchétchènes sont divisés ; les pro-Russes se trouvent à combattre d’autres Tchétchènes qui ont rallié l’autre camp. Bref, le renfort tchétchène à la cause poutinienne repose sur des assises fragiles, d’autant que le discours grand-russe mise sur la « Russie ethnique », alors que Poutine semble vanter l’empire multiethnique.

Boussois et Morin soulignent aussi que l’entourage du président Poutine compte un grand nombre de Juifs orthodoxes, même plus que le premier ministre israélien. Les auteurs font l’histoire de la Russie avec les Juifs qui, relégués dans certaines régions reculées sous l’Union soviétique, émigrèrent en grand nombre vers Israël après la chute du communiste, si bien qu’un habitant d’Israël sur cinq est aujourd’hui d’origine russe. La guerre en Ukraine a mis dans l’embarras la communauté juive russe et détérioré les relations entre la Russie et Israël.

Une guerre méconnue, la guerre de Crimée (1853-1856)
Un autre ressort religieux, oublié cependant, de la guerre en Ukraine, vient de l’ancienne guerre de Crimée de 1853-1856. Si les enjeux et les protagonistes de ces deux guerres diffèrent, elles partagent cependant un aspect géospirituel commun. La guerre de Crimée dressa une coalition inédite regroupant l’Empire ottoman, la France, la Grande-Bretagne, le royaume du Piémont-Sardaigne contre la Russie des Tsars, qui contrôlait alors la Crimée et avait des ambitions dans la mer Noire. Même si cette guerre se solda pour la Russie par des pertes territoriales appréciables, concentrées en Moldavie, elle conserva la Crimée. Cependant, pour l’élite russe, cette défaite signifiait, si l’on en croit Vladimir Soloviev, que l’Occident désignait dorénavant la Russie comme son ennemi principal et qu’il était disposé à se coaliser avec la puissance turque. En somme, la lutte entre l’Occident et la Russie orthodoxe éclipse l’ancienne lutte entre chrétiens et musulmans, de même qu’entre Slaves et Turcs. Drame civilisationnel que la guerre en Ukraine rejoue et qui atteint le cœur de l’orthodoxie, divisée entre une Église affiliée au patriarcat moscovite et deux autres Églises ukrainiennes, dont une autocéphale, émancipées de la tutelle russe. Les auteurs tirent cette leçon : « La guerre de Crimée, […] nous apprend que l’Occident est prêt à conclure n’importe quelle alliance, quelle que soit la distance civilisationnelle qui le sépare de ses partenaires, pourvu qu’ils soient en position d’interrompre la résurgence impériale russe. »

« La guerre de Crimée, […] nous apprend que l’Occident est prêt à conclure n’importe quelle alliance, quelle que soit la distance civilisationnelle qui le sépare de ses partenaires, pourvu qu’ils soient en position d’interrompre la résurgence impériale russe. »

La Russie sur une pente apocalyptique ?
En conclusion, les deux auteurs proposent une méditation sur la difficulté de transposer les enseignements de la religion chrétienne dans l’ordre politique. Ils affirment sans ambages que : « La religion est une force historique qui se situe en dehors de l’histoire. Le Dieu éternel, le Dieu vrai partout et de tous les temps, va au-devant des hommes par les chemins étroits d’une époque, d’un lieu précis et d’un vocabulaire particulier. » Si le Dieu de Moïse et de Pascal n’a pas changé, ce sont toutefois « les hommes qui ont changé et qui façonnent leur religion selon les circonstances historiques en s’évertuant à plier une vérité intemporelle aux besoins de leurs temps […]. » Le christianisme ne fournit pas de préceptes sur le gouvernement politique, il « tolère la guerre » tout en prêchant la paix. Son royaume n’est pas de ce monde, encore que dans l’histoire, les chrétiens ont souvent cédé à la tentation de le réaliser ici-bas, comme la Russie revenue dans le giron de l’orthodoxie, après la parenthèse du communisme athée, lui aussi tenté par l’appel millénariste du peuple sauveur universel.  

Toute à la pensée de réaliser le message chrétien sur terre, l’Église orthodoxe, en cautionnant la guerre de Poutine contre l’individualisme occidental fomenté par le pouvoir d’influence (softpower) américain, s’est métamorphosée en force géopolitique ancrée dans le monde, au risque d’alimenter les racines apocalyptiques du mysticisme russe. Boussois et Morin craignent que pour préserver sa particularité menacée par un Occident en expansion au point d’y intégrer l’Ukraine, la Russe incline à tout sacrifier, car celle-ci n’a pas d’antiquité à sauvegarder, au contraire de l’Occident. Ils citent cette phrase d’Oswald Spengler « la Russie est une révolte apocalyptique contre l’esprit antique. » L’apocalypse s’entendant ici de son sens premier, soit « révélation », celle que l’on attendrait de la Russie. Dans les luttes qui ont opposé les héritiers de la première Rome aux enfants de la Troisième à venir, on a vu la Russie recourir à la violence destructrice, même à celle qui la mutile, pour atteindre à la transfiguration — du monde ou des rapports géopolitiques. Tel qui jadis brûlait la campagne russe pour empêcher les soldats de Napoléon de s’en saisir, tel qui aujourd’hui détruit un barrage sur le Dniepr pour rendre impénétrables les terres inondées et occupées par les Russes.


[i] Sébastien Boussois et Noé Morin, La guerre sainte de Poutine, Paris, Passés composés, 2023.

Sébastien Boussois et Noé Morin, La guerre sainte de Poutine, Paris, Passés composés, 2023.

Extrait

Les deux auteurs ne sont ni théologiens ni sociologues ou philosophes des religions ; l’un, Sébastien Boussois, est politologue, l’autre, Noé Morin, un jeune spécialiste de la Russie, et tous deux cherchent à renouveler la géopolitique, en accordant à la religion l’importance qui lui revient pour l’étude des conflits entre nations.

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