Les Sophistes

Ve siècle avant J.-C.

La philosophie en crise

L'apparition des Sophistes est révélatrice de la première grande crise de la philosophie. En effet, au Ve siècle, la philosophie, née un siècle et demi auparavant, a essaimé dans toute la Grèce. Mais les multiples écoles de philosophie qui se sont ouvertes dans les grandes cités se réclament chacune d’un des grands philosophes présocratiques : Pythagore, Héraclite, Parménide, Anaxagore, Empédocle, Démocrite, etc. Si bien que se confrontent des visions du monde incompatibles entre elles quoique argumentées rationnellement. Par exemple, les Pythagoriciens concluent que tout est nombre, alors que les disciples d’Empédocle infèrent, derrière les réalités naturelles, la lutte entre un principe d’Amour et un principe de Haine ; Parménide démontre l’unité de l’Être, éternel et immuable, alors que les Héraclitéens posent que tout change constamment.

Ainsi le logos n’a pas tenu ses promesses : il s’annonçait comme la voie royale devant mener à une vérité sur la Nature acceptée par tous ; il a produit une multiplicité de discours cohérents sans donner les moyens de les départager.

Le contexte démocratique

C'est vers le milieu du Ve siècle, sous Périclès, que les premiers Sophistes apparaissent dans Athènes. Le premier d'entre eux qui nous est connu,  Protagoras d'Abdère, né vers 480, apparaît aux athéniens comme le praticien d'une nouvelle profession : il enseigne aux jeunes gens de bonne famille qui veulent s’assurer une belle carrière, l’art de l'éloquence – la rhétorique – qui leur permettra de briller dans les assemblées où se prennent les décisions concernant la cité. Les Sophistes sont donc de purs enfants de la démocratie : ils proposent, contre rémunération, une compétence qui permettra à celui qui a une ambition politique d'obtenir plus aisément l'adhésion des citoyens. Mais le sens qu'ils donnent à la rhétorique est aussi déterminé par le scepticisme qui s'est développé à l'égard de la philosophie.

Le relativisme

En effet, Protagoras fonde fermement la valeur du discours de persuasion – et donc la rhétorique – en théorisant la disqualification du discours de vérité. Si les philosophes ont été incapables de produire un discours unique sur la Nature, c'est tout simplement parce que cela est impossible puisque « l’homme est la mesure de ce qui est et de ce qui n’est pas » ; ce qu’il justifie par le constat qu’en effet « un homme diffère infiniment d'un autre précisément en ce que les choses sont et paraissent autres à celui-ci, et autres à celui-là.°» (ces citations se trouvent sous la plume de Platon, Théétète 166d). Le présupposé du Sophiste est sensualiste :  toute connaissance est fondée sur les sensations. Or les sensations varient d’un individu à l’autre, et même d'un moment à l'autre (le point de vue, la luminosité, etc., changent). Chacun a donc nécessairement une connaissance différente d’une même chose. Si bien que la bonne formule de la connaissance est : « À chacun sa vérité changeante ! ». Nous sommes dans un monde qui est réduit à son apparence. Or, l'apparence est relative à chacun à chaque moment. Dès lors, tout est relatif !

Une éthique du meilleur

Mais si tout est relatif, le Sophiste ne se discrédite-t-il pas lui-même ? Lui qui prétend vendre son enseignement, pourquoi celui-ci aurait-il un prix ? Protagoras répond à cela que « changeant la face des objets, [il] les fait apparaître et être bons à celui à qui ils apparaissaient et étaient mauvais. ». Le sophiste-rhéteur se présente ainsi comme le médecin des âmes. Comme le médecin du corps modifie positivement les sensations de son patient puisque « les aliments paraissent et sont amers au malade et qu'ils sont et paraissent le contraire à l'homme bien portant » (ces citations sont dans Platon, Théétète), le Sophiste par sa rhétorique modifie l’âme d’autrui en changeant son opinion sur les choses, la rendant positive lorsqu’elle était négative .Autrement dit l'impossibilité d'un savoir sur l’Être n'interdit pas la possibilité d'un savoir sur la valeur, à condition de penser celle-ci comme relative. Or sa sensibilité donne à chacun ce savoir relatif sur la valeur puisque chacun sait immédiatement qu'une sensation – sens externe  – ou un sentiment – sens interne – est meilleur(e) qu'un(e) autre. La rhétorique est ainsi l'art d'apporter à l'âme des sentiments positifs par les mots. On comprend ainsi son intérêt politique : la rhétorique peut faire accepter au dominé son asservissement en l'enrobant de sentiments positifs.

Le pouvoir de la parole

L'autre grand nom de la sophistique est le contemporain de Protagoras, Gorgias de Léontium, lequel est considéré comme le plus grand rhéteur de l'Antiquité. Platon le fait parler ainsi : « Qu'un orateur [Sophiste] et un médecin se rendent dans la ville que tu voudras, s'il faut discuter dans l'assemblée du peuple ou dans quelque autre réunion pour décider lequel des deux doit être élu comme médecin, j'affirme que le médecin ne comptera pour rien et que l'orateur sera préféré, s'il le veut. » (Gorgias 456b-c). L’affichage de cette capacité de persuader tout auditoire de n’importe quelle thèse fit la réputation de Gorgias et lui permit de faire fortune en vendant fort cher son enseignement.

Le mot grec "sophiste" signifie "sage", c'est-à-dire celui qui sait. Il s'oppose donc au mot "philosophe" qui signifie "celui qui aspire à la sagesse", et donc qui ne la possède pas. On voit que la sagesse du Sophiste, c'est d'avoir réponse à tout. Mais c'est une sagesse mensongère puisqu'il est capable d'affirmer une thèse et, aussi bien, la thèse contraire. Le philosophe, qui n'a pas cette prétention, est bien plus sage – Socrate : « Il me semble donc que je suis un peu plus sage que lui par le fait même que ce que je ne sais pas, je ne pense pas non plus le savoir. » (Platon, Apologie de Socrate 22b)

Le nihilisme

Cette apothéose sophiste du pouvoir de la parole ne serait-elle pas aussi sa condamnation à mort ? Sans doute pour montrer sa capacité à défendre les thèses les plus improblables, Gorgias écrivit un « Traité du non-être » en lequel il établissait que rien n’existe, et que même si quelque chose existe on ne peut ni la connaître ni la dire. Or parler, c’est nécessairement parler de quelque chose – ce que les linguistes appellent la fonction référentielle du langage. Ainsi la parole du Sophiste, comme s'enivrant de son pouvoir, en arrive à se renier elle-même.

Dans le même sens va la réponse de Socrate à l'affirmation de Protagoras « l’homme est la mesure de toutes choses ». Platon met dans la bouche de son maître cette disqualification définitive (Théétète 170a) : « Protagoras (…) admettant comme il le fait que l'opinion de chacun est vraie, doit reconnaître la vérité de ce que croient ses opposants de sa propre croyance lorsqu'ils pensent qu'elle est fausse ». La proposition « À chacun sa vérité ! » est effectivement paradoxale : si on la tient pour vraie, c’est qu’elle est fausse ! Ce qui signifie que si l'on détache le langage de son appui sur l'existence d'une vérité universelle, il ne tient plus.

Mais cela va plus loin. Car, lorsque le Sophiste prétend insuffler à autrui par sa rhétorique une bonne opinion parce qu'il en avait une mauvaise, sur quoi fonde-t-il son jugement sur ce qui est meilleur ? On ne peut juger de ce qui est meilleur qu'en fonction d'une conception du Bien. Or, dans la vision du monde sophiste, il ne peut pas y avoir un Bien objectif  – qui s'impose à tous – car chaque individu forme sa propre notion du bien et du mal en fonction de son expérience sensible. C'est donc son propre bien que va imposer à autrui le Sophiste par son éloquence, autrement dit celui qu'il tire de sa propre sensibilité, et tout particulièrement de ses désirs. La rhétorique sophiste n'est alors rien de plus qu'un instrument de rapport de force dans la compétition sociale : elle installe un rapport de domination.

Finalement, il ne peut exister pour le Sophiste, de valeurs qui s'imposeraient à tous et en fonction desquelles on pourrait régler les comportements collectifs. Dans Gorgias de Platon, le Sophiste Calliclès affirme que les règles sociales ne sont que l'artifice que les faibles utilisent pour empêcher les forts de faire valoir leur force. On appelle nihilisme cette idée qu'il n'y a aucune valeur au-dessus des intérêts de l'individu. Le nihilisme sophiste aboutit à invertir le logos – la parole rationnelle. Celui-ci s'était imposé dans la culture grecque pour sa capacité à réaliser l'accord entre les hommes ; il devient l'instrument de rapports de force. Ainsi le monde des Sophistes, où c'est la sensibilité de chacun qui prévaut et engage les individus à entrer dans des rapports de domination, est en proximité frappante avec le monde animal (pensons par exemple à la meute de loups).

 Actualité des Sophistes

Nous vivons dans un monde où prédomine la logique marchande. Or, pour que prospèrent les affaires, il faut deux conditions :

1- que le cadre social soit fiable ; ce qui requiert que les problèmes sociaux soient gérés au moyen du langage de manière à écarter les rapports de force violents, toujours incontrôlables ;

2- que les comportements d'achat excèdent les besoins et désirs spontanés ; ce qui suppose qu'ils soient motivés au moyen de la persuasion.

C'est pourquoi la rhétorique est aujourd'hui omniprésente dans nos sociétés, même si le mot n'apparaît pas : on parle aujourd'hui volontiers de "communication".

D'autre part le type humain promu par l'idéologie marchande – l'homme-consommateur – est un individu qui est censé trouver le bonheur au bout de l'accumulation des consommations de marchandises. Il est donc totalement égocentré sur sa sensibilité. On peut ainsi le considérer comme la version actualisée de l'« homme-mesure-de-toutes-choses » décrit par les Sophistes.

Ainsi, s'il y a une doctrine à laquelle on peut adosser la vision de l'homme et du monde que tend à mettre en place la mercatocratie (le pouvoir marchand), c'est bien celle des Sophistes de l'Antiquité. Et nous savons combien celle-ci est aventureuse pour l'espèce humaine en ce qu'elle consacre une modalité plutôt animale de sa vie où prévalent les satisfactions sensibles, la rivalité et les rapports de force.

D'ailleurs, c'est bien cet « homme-mesure » des Sophistes qui seul peut être le sujet des extravagances transhumanistes. Le projet transhumaniste d'un bien-être sans restriction par les progrès techniques n'est-il pas la reprise de l'exigence de Calliclès : « ... se mettre en état de donner satisfaction par son courage et son intelligence [à toutes ses passions], en leur prodiguant tout ce qu'elles désirent. » (Platon, Gorgias 491e) ?

 Il faut quand même reconnaître aux Sophistes le mérite d'avoir popularisé le langage comme moyen de gérer les rapports de force dans la société. Cela reste une manière d'écarter, ou tout au moins de différer, la violence qui est sans doute, comme destruction incontrôlable de vies et de culture, le pire mal auquel est confrontée l'humanité.

Enfin, c'est bien grâce aux Sophistes que l'attention des hommes à été dirigée sur leur langage et le formidable pouvoir qu'il recèle. Il est acquis depuis que le langage humain est beaucoup plus qu'un instrument de communication.

 

 

 

 

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