«Tous les philosophes qui ont étudié d’une façon spéciale l’existence concrète de l’homme ont apporté une attention particulière au problème de l’inquiétude. La raison en est que notre vie, s’accomplissant dans le temps, engendre continuellement un passé et un avenir : le passé qui est une perte et l’avenir, un manque. Ce double sentiment d’absence fait naître l’inquiétude. Cette inquiétude n’est ni un principe, ni une fin, mais une étape de notre devenir. Nous sommes d’abord dans le temps comme n’y étant pas encore. Les enfants acquièrent un passé sans se soucier de ce qu’ils perdent et vont vers un avenir sans le désirer. S’ils passent facielemtn d’une chose à l’autre, ils vivent chaque instant comme s’il était le seul. L’enfance ne connaît pas l’inquiétude. Toute son attention est à faire l’homme qui la portera. Mais peu à peu une impression de solitude s’empare de nous. Tout ce que nous avons possédé est disparu sitôt qu’obtenu. Tout n’a fait que passer. Tout n’est vécu qu’une seule fois. Et notre désir nous porte toujours au delà de ce que nous sommes. Nous vivons d’une absence que notre action même travaille à former. Lorsque l’homme connaît l’inquiétude, sa vie est déjà commencée. Et cependant elle est pour lui le point de départ : celui de sa vie spirituelle autonome. Le monde nous envahit par notre organisme, nos sens, nos passions et nos pensées. Il semble que ce soit lui qui nous fasse naître et grandir et qu’il nous suffira de lui obéir, de le subir pour connaître la paix. Notre destin paraît se confondre avec celui des choses. Mais en assimilant son milieu l’homme se forme et prépare, sans s’en rendre compte, l’avènement de son autonomie. Et soudain il découvre sa liberté : il est le maître de lui. Mais le monde est enraciné en lui et lui résiste en le dispersant. L’homme est libre, mais sa vie n’est pas à lui, n’est pas de lui. Et cependant il lui faut faire sienne cette vie même s’il la subit. Car nul n’agit sans se donner une fin qui l’engage tout entier. C’est la conscience d’une telle situation qui provoque l’inquiétude. L’homme est seul face au monde. Les choses passent. Et s’il lui paraît qu’il domine le changement, il ne peut que s’accomplir dans et par un monde qui meurt. Aussi bien il ne peut ni se donner aux choses, ni se réfugier en lui-même; partout il rencontre l’insatisfaction. Il ne peut vivre sans les choses et dans le monde il se perd. En prenant conscience du temps l’homme a donc reconnu et son inachèvement et l’inaptitude du monde à le combler. Mais aussi l’impossibilité de s’évader du monde et de se faire sans lui. L’homme est maître de lui mais son action lui échappe. Le monde ne lui suffit pas et cependant il appartient au monde. Il est au-delà du monde et ne peut vivre qu’en lui. Il a rompu avec le présent mais pour être livré au temps; à un avenir qu’il ne possédera que pour le perdre. Il est présent à sa vie et sa vie le fuit. En découvrant le temps, l’homme a introduit une intervalle entre lui et lui, entre le monde qu’il a et le monde qu’il veut. Et cette intervalle, il sent que rien au monde et de l’homme ne pourra le combler. L’inquiétude est la conscience de cette rupture. [...]À ne considérer que le temps, l’évolution du monde et de l’homme n’a pas de sens. Le devenir du monde ne mène à rien. C’est le lieu de la mort et de la contingence. La vie de l’homme n’a pas de direction. On peut accepter l’existence, s’y soumettre, l’endurer, l’oublier, on est incapable de la comprendre et de la diriger. L’homme peut être indépendant il n’en demeure pas moins un être vide. Et ce qu’il acquiert dans la matière et le temps, il le détruit en l’utilisant. Aussi bien, si le devenir a un sens, si le temps mesure un progrès, ce ne sera ni le monde seul, ni l’homme seul qui nous en fournira le principe. Le devenir n’aura de sens que s’il est occasion d’un progrès spirituel : ce qu’il nous retire nous invite à nous dépasser; ce qu’il nous apporte, à nous réaliser. Il n’y aura de sens que si nous sommes au faîte du temps, non pour y tomber, mais pour y incarner de l’éternel, pour y faire germer et grandir une vie spirituelle, pour y rencontrer l’Infini et nous y donner. C’est à ce don que nous prépare l’inquiétude.»
Jacques Lavigne, L'inquiétude humaine, Paris, Aubier, Édtions Montaigne, 1953, p. 27-29.