Extase
Nous présentons dans ce dossier deux conceptions bien différentes. Dans la première partie nous présentons la conception chrétienne, en deux temps: l'extase telle qu'on peut l'atteindre dans la vie intellectuelle, l'extase telle qu'on l'a vécue dans la grande tradition mystique.
Dans la seconde partie nous présentons la conception de Ludwig Klages, un disciple de Nietzsche. Dans De l’Eros cosmogonique, Klages a précisé sa conception de l’extase. Pour comprendre ce propos, il faut savoir que Klages a une conception négative de l’esprit, qu'’il l’identifie à ce que nous appelons aujourd’hui la raison instrumentale, pour l’opposer ensuite à l’âme. On est étonné qu'il subsiste malgré tout de grandes ressemblances entre sa conception de l’extase et la conception chrétienne : même dissolution du moi, même fusion avec la Vie, une Vie qui toutefois est l’autre nom de l’Esprit dans un cas et son contraire dans l’autre.
La conception chrétienne
Une préfiguration
L'extase telle que la présente ici Sertillanges est une expérience qui, tout en étant aussi commune que l'étonnement dont parle Aristote, constitue une excellente initiation à l'extase des mystiques.
«Toute œuvre intellectuelle commence par l'extase ; après seulement s'exerce le talent de l'arrangeur, la technique des enchaînements, des rapports, de la construction. Or, qu'est l'extase, sinon un essor loin de soi-même, un oubli de vivre, soi, afin que vive dans la pensée et le cœur l'objet de notre ivresse ?
La mémoire même participe de ce don. Il est une mémoire basse, mémoire de perroquet et non d'inventeur : celle-là fait obstruction, fermant les voies de la pensée au profit des mots et des formules closes. Mais il est une mémoire amorcée en tous sens et en état de perpétuelle découverte. Dans son contenu, il n'y a rien de « tout fait » ; ses acquis sont des semences d'avenir ; ses oracles sont des promesses. Or une telle mémoire est elle aussi extatique ; elle fonctionne au contact des sources d'inspiration ; elle ne se complaît point en elle-même ; ce qu'elle renferme estintuition encore, sous le nom de souvenir, et le moi dont elle est l'hôte se donne par elle à l'exaltante Vérité tout autant que dans la recherche.» Source: A-D. Serlillanges, La vie intellectuelle, préface de l'édition de 1937.
Quelques figures de l'extase
«L’extase (eκστασis, extra stare) est comme une sortie de l'esprit hors de lui-même. Les mystiques la désignent aussi par les mots : excessus mentis. Dans l'extase, l'âme sort de son milieu ordinaire, s'élève au-dessus de ses modes communs de connaître et de sentir, et, conséquemment, atteint d'autres objets que ceux qu'elle est accoutumée d'atteindre ou atteint les objets qui lui sont propres selon un degré, une mesure qui dépasse le degré, la mesure où s'arrête son ordinaire activité. (S. Thomas, Sum. theol., IIa Iae q. xxxviii, a. 3.)
Le ravissement, raptus, est l'extase violente, brusque. (S. Thomas, Sum. theol., IIa Iae, q. cxxxv, a. 1 et 2.) I. — Dans l'extase, les facultés de connaître et de sentir se concentrent, s'absorbent en un objet, en Dieu chez les mystiques chrétiens. C'est la contemplation extatique, l'union extatique. L'union extatique est une des étapes de l'union mystique. Voir CONTEMPLATION.
L'âme en état d'union extatique a une perception comme expérimentale de Dieu, perception où l'âme se tient passive, laissant le divin agir sur elle, l'impressionner, l'imprégner, patiens divina, selon l'expression du pseudo-Denys (Des Noms divins, chap. n, § 9). Cette prise de possession de l'âme par Dieu est loin de laisser celle-ci inerte. Le Dieu de vie, en s'unissant à l'âme, lui communique la vie, excite en elle et met en action toutes les puissances profondes de vie. Mais cette activité de vie se produit par rejaillissement, par le contre-coup de l'action divine sur l'âme : c'est la réponse à cette action.
Cette union à Dieu selon un mode excellent, avec toutes les lumières, tous les enrichissements qu'elle apporte à l'âme, constitue la partie précieuse de l'extase C'est par là qu'elle est sanctifiante. Cependant les auteurs s'attachent surtout à l'extase par son côté extérieur, par les effets qu'elle produit sur la sensibilité, effets plus tangibles et par là même se prêtant mieux à l'étude. Quels sont ces effets ?
a) Dans l'extase, l'âme s'affranchit des sens. Il y a alienatio a sensibus. Cela veut dire que l'âme suspend le concours qu'elle donnait aux sens comme organes et instruments de connaissance. Par suite, leur activité en tout ce qui est connaissance est elle-même suspendue « Le plus souvent, écrit sainte Thérèse, le sentiment se conserve, mais on éprouve je ne sais quel trouble, et bien qu'on ne puisse agir à l'extérieur, on ne laisse pas d'entendre; c'est comme un son confus qui viendrait de loin. Toutefois, même cette manière d'entendre cesse lorsque le ravissement est à son plus haut degré, je veux dire lorsque les puissances entièrement unies à Dieu demeurent perdues en lui. Alors, à mon avis, on ne voit rien, on n'entend rien, on ne sent rien. » (Vie écrite par elle-même, chap. xx.)
b) Le cours de la vie végétative, circulation du sang, respiration, battement du coeur, se ralentit. « L'âme, dit encore sainte Thérèse, dans ces ravissements, semble quitter les organes qu'elle anime. On sent d'une manière très sensible que la chaleur naturelle va s'affaiblissant, et que le corps se refroidit peu à peu, mais avec une suavité et un plaisir inexprimables... Tant que le corps est dans le ravissement, il reste comme mort, et souvent dans une impuissance absolue d'agir. Il conserve l'attitude où il a été saisi : ainsi, il reste sur pied ou assis, les mains ouvertes ou fermées, en un mot dans l'état où le ravissement l'a trouvé... Pour n'être pas troublée par les sens, les moindres de ses ennemis, l'âme les suspend à son gré, parce que telle est la volonté du Seigneur. Les yeux demeurent presque tout le temps fermés, quoiqu'on ne voulût pas les fermer; et si quelquefois ils s'ouvrent, ils ne distinguent ni ne remarquent rien, ainsi que je l'ai déjà dit. En cet état, le corps a perdu tout pouvoir d'agir. » (Ibidem.)
A cette sorte d'inertie vitale il y a cependant des exceptions. Le Dialogue de sainte Catherine de Sienne a été composé dans l'extase. Trois de ses intimes écrivaient sous sa dictée. C'est la merveille que raconte le P. Raymond de Capoue, confesseur de la sainte et son biographe très autorisé... «De retour à Sienne, dit-il, Catherine, s'occupa diligemment de la composition d'un livre, qu'elle a dicté en langue vulgaire sous le souffle de l'Esprit d'en haut. Elle pria les secrétaires qu'elle avait près d'elle pour écrire les lettres qu'elle envoyait en divers pays, d'être attentifs à l'observer pendant les extases qu'elle avait si fréquentes, et de mettre à ce moment avec soin par écrit ce qu'elle dicterait. Ils s'acquittèrent exactement de leur tâche. ... Ce qu'il y a de singulier et de merveilleux en cette dictée, c'est qu'elle la fit toute alors que son esprit ravi enlevait à ses sens toute opération qui leur fût propre. Ses yeux ne voyaient pas, ses oreilles n'entendaient pas, son odorat ne percevait aucune odeur, son goût aucune saveur, son toucher n'avait plus de sensibilité tant que durait le ravissement. Et cependant, par l'action du Seigneur, c'est en pareil état qu'elle dicta tout ce livre. » (Vita S. Catharinse Senensis. Acta SS., die 30a Aprilis, t. xii, p. 945.) Dans sa déposition au procès de canonisation, Francesco Malevolti, un de ses secrétaires, rapporte que parfois la sainte dictait trois lettres à la fois. « Par instant, elle se voilait le visage, ou levait les yeux au ciel en joignant les mains. Parfois, elle entrait en extase, et même en cet état, elle continuait à dicter. » (Image: mariage mystique de Catherine de Sienne, par Giovanni di Paolo di Grazia )
On rapporte de même de sainte Catherine de Ricci, de sainte Madeleine de Pazzi, de sainte Angèle de Foligno qu'elles parlaient dans l'extase. Cas plutôt exceptionnel. Sainte Thérèse décrit ce qui se passe d'ordinaire dans l'extase quand elle dit : « Les sens ne sont à l'âme d'aucune utilité; ils entravent plutôt sa jouissance et lui nuisent au lieu de la servir. Parler devient impossible : on n'arrive pas à former intérieurement un seul mot, et quant à l'articuler, le plus violent effort n'en donne pas le moyen. C'est que toutes les forces extérieures défaillent. » (Vie, chap. xviii.)
Il est manifeste que l'extase des mystiques n'a pas de loi absolue. Si certaines manières d'être, certains ensembles de phénomènes se rencontrent plus fréquemment et nous semblent obéir à une certaine mènes sont de leur nature nécessaires et indissociables. Dieu se réserve le pouvoir de les disjoindre. Il arrivait à saint François d'Assise de ne pas se rendre compte des lieux qu'il parcourait. Le soir, il demandait si l'on atteindrait bientôt tel village qu'il avait traversé pendant le jour. Perdu en Dieu par une longue extase qui faisait qu'il ne voyait rien, n'entendait rien, ne sentait aucun contact, qu'il ne parlait pas de toute la journée, cependant il marchait, ou lorsqu'il s'avançait malade, monté sur un âne, il se prêtait à tous les mouvements que cette façon de voyager demandait. Il arriva, raconte-t-on, à sainte Madeleine de Pazzi de grimper sans échelle le long d'une colonne de l'église. Le même fait est rapporté de Catherine Emmerich quand elle était sacristine et qu'il y avait à nettoyer ou à orner quelque endroit inaccessible. Par contre, sainte Catherine de Sienne avait parfois les muscles si tendus dans l'extase qu'un jour que sa mère voulait dans sa simplicité lui redresser le cou, elle faillit le lui rompre.
L'extase tantôt s'accompagne de délices enivrantes, tantôt d'angoisse. A lire sainte Thérèse, il semble que l'extase profonde passe d'abord par un stade d'appréhension et d'effroi. L'âme sent que tout ce qui est terrestre, matériel va lui manquer. Elle comprend que Dieu demande au corps lui-même un détachement total, absolu. « Puis viennent les suprêmes angoisses du trépas. Mais il y a dans cette agonie de la souffrance un si grand bonheur que je ne sais à quoi le comparer. C'est un martyre ineffable à la fois de douleur et de délices. » E t chose étrange, il arrive que cet état violent qui semblerait devoir laisser le corps épuisé lui rend vigueur. « Souvent, dit sainte Thérèse, le corps, infirme et travaillé de grandes douleurs avant l'extase, en sort plein de santé et admirablement disposé pour l'action. » (Vie, chap. xx.)
c) Le phénomène le plus remarqué et le plus souvent signalé dans l'extase, c'est, selon un terme moderne, la lévitation. L'extatique est soulevé au-dessus du sol. Ici encore très variées sont les manifestations, même chez le même sujet. Écoutons sainte Thérèse décrivant, si on peut ainsi parler, une attaque brusquée de l'Esprit de Dieu : « Tous mes efforts pour résister étaient vains. Mon âme était enlevée, ma tête suivait presque toujours ce mouvement sans que je pusse la retenir, et quelquefois tout mon corps était enlevé de telle sorte qu'il ne touchait plus à terre. J'ai été rarement ravie de cette manière. Cela m'est arrivé un jour que j'étais au chœur avec toutes les religieuses, et prête à communier. Ma peine en fut extrême, dans la pensée qu'une chose si extraordinaire ne pouvait manquer de causer beaucoup d'émoi... En plus d'une circonstance j'ai fait ce que je fis le jour de la fête du saint patron (saint Joseph) de notre monastère. Pendant le sermon auquel assistaient plusieurs dames de qualité, je vis que la même chose allait m'arriver; je me jetai soudain à terre, mes soeurs accoururent pour me retenir, tous leurs efforts furent inutiles, et le ravissement ne put échapper aux regards.» ( Vie.c.xx.) Et encore : « Lorsque je voulais résister, je sentais sous mes pieds des forces étranges qui m'enlevaient; je ne saurais à quoi les comparer. Nul autre de tous les mouvements qui se passent dans l'esprit n'a rien qui approche d'une telle impétuosité. C'était un combat terrible, j'en demeurais brisée. Quand Dieu veut, toute résistance est vaine : il n'y a pas de pouvoir contre son pouvoir. » (Ibidem.) Parfois le ravissement se produit avec plus de douceur. « Souvent, dit encore la sainte, mon corps en devenait si léger qu'il n'avait pas de pesanteur. Quelquefois, c'était au point que je ne sentais plus mes pieds toucher à terre. » (Ibidem.) Dans la vie de plusieurs saints, on voit que le rapt se faisait insensiblement, et s'accompagnait d'une irradiation bienheureuse du visage. (Thérèse d'Avila et Jean de Lacroix, en lévitation)
d) Variable aussi le temps de l'extase. Les vies des saints présentent un grand nombre d'extases qui ont duré plusieurs heures. La bulle de canonisation de saint Thomas de Villeneuve mentionne qu'une fois, en lisant l'office de l'Ascension, il fut saisi par l'extase, et resta douze heures suspendu en l'air. L'extase même peut se prolonger plusieurs jours, comme il arriva pour la bienheureuse Angèle de Foligno, sainte Catherine de Sienne, sainte Claire de Montefalco, la bienheureuse Blanche de Rieti, Marine d'Escobar, sainte Colette, sainte Madeleine de Pazzi. Une créance longtemps accréditée en Espagne attribue à saint Ignace un ravissement qui dura huit jours. Sainte Thérèse a-t-elle sur ce point une doctrine particulière ? Ne dit-elle pas que l'extase d'ordinaire est courte ? Il semble bien qu'elle a ici en vue uniquement la suspension de toutes les puissances. Cette suspension totale « ne dure jamais longtemps; c'est beaucoup quand elle va jusqu'à une demi-heure, et je ne crois pas qu'elle m'ait jamais tant duré... Toutes les fois que cette suspension générale a lieu, il ne se passe guère de temps sans que quelqu'une des puissances revienne à elle. La volonté est celle qui se maintient le mieux dans l'union divine... Elle les ramène et les suspend de nouveau: elles demeurent ainsi tranquilles quelques moments et reprennent ensuite leur vie naturelle. L'oraison peut avec ces alternatives se prolonger, et se prolonge de fait pendant quelques heures. » ( Vie, chap. xiii.) « Quoique d'ordinaire on ne perde pas le sentiment, il m'est arrivé d'en être entièrement privée. Ceci a été rare, et a duré fort peu de temps... Le ravissement se prolonge quelquefois plusieurs heures. — C'est qu'il n'est pas continu. » (Vie, chap. xx.)
II — Ce qu'il importe de remarquer, c'est que l'extase, considérée en ses manifestations extérieures, n'est ni le tout ni le point culminant de l'état mystique. Significative est à cet égard la thèse formulée par Barthélémy Saint-Hilaire au début de son livre sur l'École d'Alexandrie et résumée dans l'article Extase du Dictionnaire des Sciences philosophiques de Franck. Pour lui, l'extase explique tout le mysticisme, est le but de tout mysticisme. Ainsi pensent beaucoup de psychologues modernes, comme Pierre Janet et William James. Ce qu'il faut dire, c'est que l'extase occupe dans la vie des mystiques une place d'exception. Qu'il s'agisse de l'union extatique avec élévation au-dessus du sol ou avec simple enchaînement de l'activité extérieure et des facultés imaginatives, on peut compter les heures qu'elle occupe dans la vie des mystiques connus. Il n'est même pas démontré que tous les mystiques passent par l'état de suspension de l'extase. Il faut ajouter, pour être exact, que l'extase n'est pas le sommet de la vie mystique. Ce n'en est qu'une étape. L'âme, au témoignage des mystiques eux-mêmes, peut s'élever à un degré supérieur, où la vision de Dieu, affranchie des premières ténèbres, devient plus claire, où l'union avec l'absolu n'est pas transitoire, mais permanente, où, par un heureux contrecoup de cette union, les passions sont entièrement soumises à la raison, et la raison à Dieu. Mais, en même temps, les puissances de l'âme, purifiées et fortifiées par le procédé éducatif de l'extase, recouvrent leur exercice, l'activité sensorielle et l'activité motrice entrent de nouveau en jeu. L'entendement, la mémoire gardent assez de liberté pour s'occuper et s'appliquer aux affaires du dehors. Ceux qui ont à traiter avec ces âmes ne s'aperçoivent pas que leur pensée s'alimente de la plus sublime contemplation, qu'elle reste unie à Dieu sans s'y absorber État admirable de repos et d'activité. C'est l'union consommée, l'union transformante, appelée encore mariage spirituel. En ce plein épanouissement, la vie mystique dépasse le degré extatique.
III. Y a-t-il des extases naturelles ? — Sur ce point, les auteurs se divisent. Les uns admettent le fait d'extases naturelles : ils invoquent l'autorité de saint Thomas, lequel (Sum. theol., II» II83, q. ci.xxv, a. 1 ) distingue les extases en naturelles, démoniaques, divines. D'autres, acceptant la possibilité de l'extase naturelle, nient qu'on en ait vraiment constaté la réalité. Pour résoudre la question, il importe de la faire porter uniquement sur l'extase proprement dite, celle qui consiste dans une concentration intense de l'intelligence et de l'imagination sur un objet avec abolition de la sensibilité. Il est manifeste que l'application de l'âme à un objet la rend étrangère aux autres objets : Intensa meditatio unius abstrahit ab aliis (S. Thomas, Sum. theol., Ia IIae, q. xxiii, a. 3 ) . Mais arrive-t-il que la concentration des facultés de connaissance sur un objet aille jusqu'à l'abolition totale de la sensibilité ? Dans les cas relatés de philosophes, de mathématiciens, de chercheurs, comme Archimède, on ne peut dire que la sensibilité soit totalement suspendue. On pourrait à plus juste titre invoquer l'exemple de saint Thomas qui, ayant à subir l'application du cautère à la jambe, se mit au lit avant l'intervention du médecin, s'absorba dans ses spéculations et ne perçut pas la brûlure. Rien n'indique qu'il s'agisse ici d'une extase d'origine divine. Excitation douloureuse, mais, en somme, locale et d'une intensité restreinte, quoi qu'on dise de la délicatesse de tempérament de saint Thomas. On cite chez d'autres personnages des exemples du même genre. Un autre fait qu'on raconte du saint docteur, la chandelle qui lui brûlait les doigts sans qu'il s'en aperçût, se rattacherait plutôt à l'extase divine.
Les Alexandrins, Plotin, Proclus, Jamblique ont prétendu enseigner l'art de produire l'extase. Elle s'obtiendrait par une simplification voulue, méthodique des opérations de l'âme. Cette simplification irait jusqu'à suspendre l'exercice de toutes les opérations imaginatives ou inférieures, ne laissant en jeu que la seule activité intellectuelle. Mais on se trouve ici en présence d'un engourdissement de la personnalité entière, connaissance et sensibilité, plutôt que d'une extase. Ou si l'on veut voir en cela une extase, c'est une extase d'immobilité que le Sage produit en faisant le vide en sa pensée. Telle l'extase du Yoghi indou qui se perd dans le nirvana. Tout autre est l'extase des mystiques chrétiens. L'objet auquel le mystique chrétien ramène toute sa pensée, où il s'absorbe et se perd, ce n'est pas l'être réduit à sa plus simple entité, c'est l'Absolu, c'est Dieu, Dieu qu'il considère comme le principe premier de toute réalité, comme le terme final de toute activité. Simplification non par appauvrissement, mais par coordination; conséquemment simplification d'enrichissement. La vie du mystique gagne en intensité ce qu'elle se retranche en dispersion. Elle ne se concentre que pour se fortifier et se répandre ensuite sur tout ce qui participe de son objet principal. Le sage bouddhiste, s'il cherche lui aussi l'absolu, prétend le contempler en lui-même coupé de toute relation avec le monde créé. Autour de cet objet, qu'il simplifie à la façon d'un point mathématique, sa pensée s'alanguit, s'engourdit, s'exténue et se dissout. Il est, au contraire, à remarquer que les grands mystiques chrétiens ont été des actifs. Chez eux, la contemplation était ordonnée à l'action et l'action était soutenue par la contemplation, double activité intérieure et extérieure, non juxtaposée, mais fondue par une pénétration réciproque, activité simultanée dans la mesure possible. William James trouverait presque sainte Thérèse « trop débrouillarde ». Il présente saint Ignace comme un vrai mystique et ajoute : « Son mysticisme a fait de lui un des plus grands hommes d'action que le inonde ait connus. » (L'Expérience religieuse, p. 351.) C'est aussi par l'activité que l'extase des mystiques chrétiens se distingue le plus manifestement de l'hypnose et de la catalepsie. L'état hypnotique ou cataleptique est stérile, en même temps qu'il est de pure inertie. Le sujet, mis en cet état, est incapable de toute conception personnelle, de toute initiative, même de toute réaction. C'est une chose inerte et purement passive aux mains de celui qui le domine. Au sortir de l'hypnose ou de la catalepsie, peut-être exécutera-t-il un commandement donné, jamais il ne cherchera à réaliser une idée qui lui appartienne, encore moins une entreprise conçue avec méthode et demandant un effort continu. Tout au contraire, que de grandes pensées, que de vastes desseins conçus, nourris, renouvelés dans l'extase des mystiques chrétiens I En s'unissant à Celui qui est vie, le mystique chrétien reçoit un admirable, un indéfini accroissement de sa vie supérieure.»
Ste Thérèse, Vie par elle-même, ch.xviii, xx ; S. Thomas, Sum. theol., Ia IIae, q . xlxxv, a. 3; IIa IIae, q. XLXXV, a. 1, 2; A. Poulain, Des grâces d'oraison, 10° édit., Paris, 1923, ch.xiii, xviii, xxxi, § 3; J. de Bonniot, Le miracle et ses contrefaçons, 5e édit., Paris, 1895, p. 355-384; A. Farges, Les phénomènes mystiques, 2e édit., Paris, 1923, t.1, p. 197- 210; t. ii, p. 158-243; L. Roure, En face du fait religieux, Paris, 1908, p. 151-158. Avec des réserves nombreuses : Th. Ribot, Psychologie de l'attention, Paris, 1889, p. 138-150; William James, L'expérience religieuse, trad. F. Abauzit, Paris, 1906, p. 327-352.
SourceLucien ROURE, in J.Bricout, Dictionnaire pratique des connaissances religieuses, Paris-VI, Librairie Letouzé et Ané, Paris 1926, Tome III p. 136-140