Lussier André
Rencontre avec André Lussier (1922-2016)
Le document qui suit, de Hervé Carrier, a d’abord paru dans la Revue québécoise de psychologie, vol. 24, no 3, 2003 [Propos recueillis le 28 novembre 2001.]
Il a ensuite été ensuite publié en ligne par Les classiques des sciences sociales. Nous vous le présentons à notre tour avec l’autorisation du site.
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André Lussier a été le premier Québécois francophone à recevoir sa formation en psychanalyse avec Anna Freud, de même qu'au British Psycho-Analytical Institute, après ses études à l'Université de Montréal et ses débuts au Centre d'orientation. À son retour, il fit une longue et fructueuse carrière comme professeur et comme psychanalyste. Au cours des années 1960, il fut le seul psychanalyste à prendre publiquement position sur la censure au cinéma et sur l'éducation sexuelle donnée par des religieux. Il nous livre ici quelques uns de ses souvenirs.
Pierre Michaud
Université du Québec à Montréal
P.M. Alors, si on commençait par le commencement et si on parlait…
A.L. Du jour de ma naissance?
P.M. Pas si loin que ça! Mais plutôt du moment où vous avez choisi la psychologie.
A.L. C'est loin mais assez frais dans ma mémoire. Il faut remonter au temps de mes études secondaires, des études payées chez les Jésuites pour que l'on fasse de moi un religieux; c'était tellement fréquent dans le temps, le travail préparatoire des vocations. En rhétorique, lors de la prise des rubans, les tourments ont commencé : comment annoncer que je n'avais pas la vocation religieuse à Irénée, mon frère aîné qui payait mes études et qui est devenu recteur de l'Université de Montréal?
P.M. Et qui était déjà prêtre.
A.L. Qui était déjà prêtre et qui avait un poste très bien rémunéré à la Commission des écoles catholiques de Montréal.
P.M. Il était visiteur des écoles?
A.L. Oui, il avait fait des études de psychopédagogie à Paris. Alors comment lui annoncer que je n'allais pas entrer chez les religieux? Un vrai tourment pour un jeune de ce temps-là, dont les études étaient spécifiquement payées en fonction de la seule vocation religieuse. C'était le temps de l'Église triomphante, de l'Église dominante, qui se permettait de contrôler les consciences.
P.M. J'ai connu cela aussi.
A.L. Cela a duré longtemps. Pour les autorités religieuses, la médecine était un moindre mal, parce qu'elle était considérée dans le temps comme un sacerdoce! Autre temps, autres mœurs! À l'époque où il était ministre, mon ami Camille Laurin parlait, même en Chambre, de la médecine comme d'un sacerdoce. Alors mon esprit s'est tourné vers la psychiatrie. Mais, pour devenir psychiatre, il fallait d'abord faire sa médecine; et la pathologie physique, physiologique, les anomalies des organes, de la peau, cela ne m'intéressait pas beaucoup, je n'avais pas d'inclinaison de ce côté, je perdais toute motivation. Alors j'ai pensé à la philosophie et à l'éducation : mon frère Irénée était déjà impliqué dans ces domaines à l'Université et connaissait le père Mailloux. Ce dernier préparait alors la fondation de l'Institut de psychologie au sein de la sacro-sainte Faculté de philosophie dirigée par des dominicains dans une université encore pontificale. Alors, il m'a parlé de psychologie. Au collège, on ne nous enseignait pas beaucoup de psychologie, mais à force d'y réfléchir, j'y ai trouvé mon intérêt; avec l'étude de la psyché, du psychisme, je pressentais une vocation.
P.M. Est-ce que vous aviez déjà connu le père Mailloux avant ?
A.L. Pas du tout. Enfin, ce n'est pas tout à fait exact. Quand j'étais adolescent, nous demeurions sur la rue Rockland, à Outremont, et à cette époque, la maison-mère des dominicains se trouvait en face de chez nous.
P.M. C'est ce qui deviendra plus tard l'École nouvelle St-Germain je crois?
A.L. Je pense que oui, mais cela a d'abord été le premier Collège St-Stanislas, qui a été acheté par les dominicains. Ensuite, ils sont déménagés sur chemin de la Côte Ste-Catherine. Le premier couvent des dominicains est aujourd'hui transformé en bureaux de psychologues et de psychiatres.
P.M. En effet.
A.L. Mais alors, sur la rue Rockland, en face de chez nous, de nombreux dominicains disaient la messe tous les matins et ils avaient besoin de servants de messe; alors j'allais servir la messe avec mes frères. On faisait 10¢ de la messe, c'était notre argent de poche. Parmi ces dominicains, il y avait le père Mailloux, mais je ne le connaissais pas. J'ai reçu souvent des 10¢ de lui! Je l'ai reconnu quelques années plus tard à l'Université. C'est alors que j'ai laissé la philosophie pour passer à la psychologie. Je me suis mis à lire, mais ces lectures ne m'aidaient pas beaucoup. Rapidement, avec l'enseignement de la psychanalyse par Mailloux, ce fut le coup de foudre à l'université. J'étais de la troisième génération, la première comprenait, entre autres, les pères Adrien Pinard et Julien Beausoleil, tous deux clercs de Saint-Viateur, Gérard Barbeau, Claude Mailhot et quelques autres.
P.M. Est-ce que le père Bernard Mailhot (dominicain) était là également?
A.L. Non, non, lui, il est venu seulement un peu plus tard comme professeur de psychologie sociale. Il était le frère de Claude Mailhot, qui fut le premier directeur du Centre d'orientation sur le boulevard Gouin. Dans ma classe, il y avait Thérèse Gouin, devenue Thérèse Gouin-Décarie, Gabrielle Brunet, qui est devenue Mme Clerk, Claire Mathieu et Maurice Meunier, un bon petit groupe. On peut dire, en tournant les coins ronds, que nous n'avions qu'un seul professeur, c'était Mailloux. Les autres, ce n'était pas très sérieux.
P.M. C'est Mailloux qui enseignait à peu près tout, en psychologie.
A.L. Il enseignait Woodworth, la psychologie expérimentale, la psychologie des émotions selon saint Thomas. Mais l'essentiel était Otto Fenichel et son gros manuel de …
P.M. La théorie psychanalytique des névroses...
A.L. C'était en anglais, non encore traduit.
P.M. Mais, comment s'est-il converti de Woodworth à Fenichel ?
A.L. Ah! C'est une histoire intéressante. Quand Mailloux est revenu d'Italie, il était un grand spécialiste de saint Thomas; son saint Thomas, il le connaissait par cœur. Il nous enseignait ça et il a concocté un cours qu'il a appelé Psychologie dynamique; c'était un mélange de saint Thomas et de Woodworth, de toutes sortes de choses et graduellement, il impliquait la psychanalyse là-dedans. Au départ, il était presque anti-freudien. Mais lorsque j'ai dit que nous n'avions qu'un professeur à l'Institut, j'ai oublié de mentionner le père Augustin Deslauriers, un dominicain qui a défroqué et qui est devenu Austin Deslauriers, aux États-Unis.
P.M. Ah bon!
A.L. Il a coupé un peu le " Augustin ". Il nous enseignait le Rorschach qu'il avait appris aux États-Unis. Et il s'était beaucoup frotté à la psychanalyse. Augustin Deslauriers était un homme brillant, un peu excentrique : il venait en T-shirt, prenait part à nos activités sociales, il dansait avec les filles; on le trouvait pas mal libéré. Il était très freudien et Mailloux, au début, très peu. On dit qu'ils avaient des prises de bec continues. Avec le temps, c'est Mailloux qui a reculé, trouvant que ce que Deslauriers lui disait de Freud avait du sens. Mailloux, qui a toujours été grand batailleur et fonceur, a plongé davantage dans Freud. Lisant sur la psychanalyse, il a mis la main sur les écrits du célèbre Gregory Zilboorg aux États-Unis, un psychiatre qui était psychanalyste et historien et qui, de par ses propres moyens, était devenu intéressé à saint Thomas d'Aquin qu'il lisait en latin. Il a écrit le livre Mind, medicine and man, où il fait une synthèse des écrits de saint Thomas et de Freud. Mailloux a été fasciné par Zilboorg. Il l'a fait venir à l'Université. Ils sont devenus des amis et Zilboorg, un de nos professeurs invités; c'était le paradis, une première lune de miel et Mailloux s'est mis à négliger de plus en plus Woodworth, concentrant son enseignement sur Fenichel et Freud. On avait l'impression qu'il apprenait Freud avec nous parce qu'il venait nous donner ses cours avec le manuel devant lui; toutefois, ce n'était pas ennuyant, c'était au contraire passionnant. Cet enseignement m'a passionné dès la première année. J'ai vite trouvé le moyen de lire Freud, qui était quasiment à l'index.
P.M. Qui était à l'index?
A.L. "L'introduction générale ", que tout le monde connaît, n'était pas à l'index. Avec l'enseignement de Mailloux, ce livre a vraiment été pour moi le premier…
P.M. Le déclencheur ?
A.L. Un grand déclencheur. Ça m'a gagné tout de suite. J'y étais chez-moi. Nous sommes tous névrosés... Alors j'ai fait mon baccalauréat sans trop de problèmes. Avant Mailhot, la psychologie sociale n'était pas compliquée, les statistiques non plus et avec le Dr J. E. A. Marcotte en psychologie clinique, c'était plutôt élémentaire. Pour la maîtrise, j'ai fait une thèse sur l'énurésie chez les enfants, travail très psychanalytique, grâce à des enfants que je voyais régulièrement en clinique. Parallèlement à la maîtrise, Mailloux m'avait très tôt parachuté au Centre d'orientation pour que j'en devienne le directeur clinique. Jeannine Guindon est devenue administratrice. J'ai vite remplacé Claude Mailhot qui est parti travailler au sein du Département provincial pour la santé.
P.M. Il a été à la Clinique d'aide à l'enfance à un moment donné. Et je crois qu'il est ensuite devenu sous-ministre au ministère du Bien-être social et de la Famille.
A.L. À l'époque où j'ai été parachuté par Mailloux au Centre d'orientation, Louis Moreau a également fait partie de l'équipe mais il n'y a travaillé qu'un an puisqu'il est allé parfaire sa formation de psychothérapeute aux États-Unis. À ce moment-là, le Centre d'orientation était une clinique pour enfants très troublés. Ces enfants étaient pensionnaires au Centre et j'y logeais moi aussi. C'était un feu roulant continuel : de 15 à 20 enfants troublés, agités, nerveux, hyperactifs, très névrosés. Envahi jour et nuit, je fus très vite débordé, c'était trop; j'ai senti le vif besoin de parfaire ma formation.
P.M. Malgré la formation du père Mailloux!
A.L. Mailloux me répétait que j'avais une formation idéale, que j'étais compétent, que je n'avais rien à envier aux autres. Mais je suis devenu très conscient de mon incompétence devant faire face à cette accumulation de travail clinique avec si peu d'expérience. Après deux ou trois ans, j'y laissais presque ma santé. J'ai d'abord parlé à mon grand frère Irénée et ensuite à Mailloux qui était réfractaire à mon départ. Et j'ai parlé au docteur Zilboorg qui avait accès à des fonds pour des bourses. Finalement, j'ai gagné mon point auprès de Mailloux qui a fini par consentir à ce que j'aille en Angleterre un an.
P.M. Incidemment, Zilboorg a été converti par Mailloux.
A.L. C'est venu après; ils ont d'abord été amis très longtemps. Certains étés, dans la maison d'un des directeurs du Centre d'orientation, M. Simard, au lac Wapizagonke dans la Mauricie, nous avions des séminaires avec Zilboorg. Mais comme Mme Clerk disait avec amertume : "Les femmes n'étaient pas admises". Il y avait Mailloux, le père Pinard, le père Beausoleil, c'était formidable. Par la suite, Zilboorg s'est converti ; il y songeait depuis longtemps, en fréquentant saint Thomas. Ils ont fini par faire les choses en grand : il fut baptisé par le cardinal Paul-Émile Léger!
P.M. Il fallait s'assurer que ce qui se passait à l'Institut de psychologie soit très catholique.
A.L. Très catholique. Avec réticence, Mailloux, a donc consenti à me laisser partir un an. Zilboorg avec des clins d'œil me disait : " Ça va être plus qu'un an, ça ne sera pas assez d'un an, surtout si tu es accepté chez Anna Freud ". Je savais qu'Anna Freud venait de fonder ou allait fonder une clinique à Londres pour offrir une formation en psychanalyse des enfants et des adolescents. J'avais écrit à Anna Freud et elle m'avait répondu : "Je ne peux rien vous promettre, venez, on va vous interviewer, si ça marche, ça marche, si ça ne marche pas…".
P.M. Vous retournerez…
A.L. "Vous ferez ce que bon vous semblera". Bon, j'avais également fait des démarches auprès d'un nommé Eysenck, un ennemi de la psychanalyse installé lui aussi à Londres. Avec lui, j'aurais pu développer des aptitudes pour le diagnostic et je n'aurais pas été obligé de revenir bredouille à Montréal. Je me rappelle mon angoisse dans l'avion au-dessus de Londres, ma vive angoisse : "Qu'est-ce qui m'attend ?" Dans l'attente fiévreuse, j'imaginais la maison de Freud où vivait Anna Freud. "Qu'est-ce qui m'a pris, moi, je n'ai pas beaucoup d'argent, à peine une petite bourse ?" J'obtiens rapidement un rendez-vous avec Anna Freud. J'arrive dans la maison de Freud, une belle grande maison, dans Hamstead, un coin agréable de Londres, maison qui est devenue un musée. C'est là qu'Anna avait son bureau où j'ai été reçu pendant deux heures, deux heures et demie. Je parlais difficilement l'anglais, je me débrouillais, elle comprenait un peu le français. Elle m'a tordu les deux bras parce qu'elle se disait : "C'est un catholique ce jeune-là, et les catholiques et la psychanalyse, ça n'a jamais marché, ça ne marchera pas". Elle n'était pas au courant de ce qui s'était passé en France avec les dominicains d'avant-garde, quelques théologiens audacieux. Alors on a parlé. Après environ une heure, elle a dit : "Vous êtes prêt à vous soumettre à une psychanalyse avec un incroyant ?" J'ai dit : "Oui, je suis prêt à tout soumettre à l'analyse." Elle m'a fait parler de ma connaissance de Freud qui l'a heureusement assez impressionnée : elle a compris que j'avais bien compris.
P.M. C'est un bon point de départ.
A.L. Après environ deux heures de discussion, elle m'annonça qu'elle me prenait à sa clinique. Je l'aurais embrassée! J'ai trouvé qu'elle était une femme très digne, pas froide, mais qui gardait ses distances. Alors, je me suis installé à Londres!
P.M. Mais auparavant, on m'a déjà dit que le père Mailloux prenait de ses étudiants en psychothérapie, au tout début.
A.L. Le père Mailloux a vite commencé à faire de la psychothérapie, avec les étudiants, entre autres. Pendant trois ans, je fus l'un de ses premiers patients. Il appelait ça de la psychanalyse et il utilisait le divan. Des entrevues une fois, peut-être deux par semaine. Et en même temps, il était le directeur de l'Institut, notre professeur et directeur du Centre d'orientation. La neutralité de l'analyste "en prenait un coup" ! Nous, comme on avait le feu sacré, on ne se formalisait pas de ça. On se disait : "On va prendre ce qu'on peut", et il y avait beaucoup à prendre. Bien sûr que cela créait des situations ambiguës, que cela donnait à Mailloux beaucoup de pouvoir sur nous. Cet état de choses a mené à des conflits assez sérieux pour quelques uns; l'ascendant de Mailloux, le thérapeute, le professeur, le directeur, ça fait beaucoup pour le même homme.
P.M. Et puis vous avez été admis à la clinique d'Anna Freud.
A.L. En effet, et au bout de deux semaines on me donnait mon premier cas. J'ai dit à Anna Freud : "J'apprends l'anglais, mais je ne le parle pas encore". Elle a dit : "Ça va venir vite". Ça n'était pas le temps de protester. J'ai beaucoup écouté la radio anglaise, formidable, et c'est vrai que c'est venu vite. Mon premier cas fut une rude épreuve. Dans l'histoire de la psychanalyse, ce fut le premier enfant de la Thalidomide à être soumis à la psychothérapie. J'ai publié à ce sujet dans The psychoanalytic study of the child. Ce fut le choc de ma vie professionnelle. L'enfant de douze ans n'avait que deux petits bras de six pouces avec trois doigts à chaque main. Je n'avais pas été prévenu par Anna Freud, délibérément. Selon elle, il ne fallait pas que je sois prévenu pour que je fasse par moi-même l'expérience de l'impression qu'il créait chez ceux qui le voyaient pour la première fois. Il m'a fallu apprendre vite à contrôler mes affects. Mais c'était mon premier cas d'analyse, mon premier cas contrôle.
P.M. Et d'enfant infirme ?
A.L. D'enfant infirme, bien sûr. L'enfant n'avait que deux petits moignons de chaque côté : c'était traumatisant à voir, mais j'ai réussi à faire en sorte que l'enfant ne sente pas trop l'intensité du choc que je vivais. J'étais supervisé, par quasiment vingt superviseurs! J'avais un superviseur personnel et une fois aux deux semaines, j'avais aussi à rencontrer Anna Freud, pour lui présenter le cas devant quinze personnes. Alors, on peut l'imaginer, j'ai appris vite. Ces rencontres furent ce que j'ai connu de plus enrichissant.