J'ai fait sur moi quelques expériences et j'ai réuni plusieurs observations. Plus d'une fois, selon les avis de la science, j'ai remplacé l'aloyau qui ne contient que 19 pour cent d'albuminoïdes par le fromage de gruyère, qui en contient près de 32. L'économie était magnifique et double; économie d'argent pour la bourse, économie de travail pour l'estomac. J'ai essayé de diverses autres substitutions ; j'ai tâté du végétarisme et même du fruitarisme, c'est-à-dire du régime des fruits crus, frais ou secs. Aucun de ces régimes scientifiques ne m'a réussi. Quelque chose me manquait, et à force de réfléchir, j'ai découvert que ce qui me manquait, c'était la satisfaction que laisse un plaisir. Après chacun de ces repas dosés selon les formules rationnelles, je n'avais plus faim et pourtant il me semblait que je n'avais pas mangé. Question d'habitude, m'a répondu un physiologiste, auquel j'avais fait part de mes déboires. Ce qui reste en vous d'insatisfait, c'est la sensibilité et non le besoin. Sans doute, mais voici précisément le point qui m'intéresse. Un repas n'est pas uniquement destiné à calmer notre faim, à réparer nos pertes en substances et en calories. Il a un but plus complexe : il doit satisfaire notre appétit et en même temps combler un désir mal défini, mais qui se localise en grande partie dans le sens du goût. Si le goût n'a pas été satisfait, quelle que soit l'abondance du repas, le repas n'a pas rempli son but. Allons plus loin et osons affirmer ce paradoxe scientifique, que l'on n'a vraiment mangé que si l'on éprouve le plaisir d'avoir mangé. Il ne s'agit plus d'albuminoïnes, ni d'hydrocarbures, il s'agit d'une satisfaction psychologique. »
Remy de Gourmont, « Psychologie du goût », Promenades philosophiques. [Deuxième série], Paris, Mercure de France, 1905.