Vers l'empire canadien

Marc Chevrier
Le 14 octobre 2008, les Canadiens vont-ils élire un simple premier ministre ou un empereur?
Dans un cours où je donnais à lire les discours des Pères fondateurs de 1867, une étudiante m’a demandé pourquoi ces derniers se persuadaient de fonder un empire. La réponse est toute simple : c’était clairement leur conviction, le Dominion du Canada serait en lui-même un empire à part sur le continent, rival de l’empire américain. C’est là l’une des ambitions des pères fondateurs complètement oubliée. Dans son histoire, le Canada a toutefois poursuivi cette ambition sans faire de bruit, avec plus ou moins de conscience de ce dessein caché. On s’est plutôt plu à voir le pays comme un preux serviteur de l’Empire britannique ou un satellite américain. Aujourd’hui, on emploie le terme « empire » pour désigner une puissance hégémonique (les États-Unis, la Russie) ou un nouveau régime du pouvoir, sans domicile fixe, typique du capitalisme mondialisé, comme le font les marxistes Hardt et Negri. La prise de conscience de ce que le Canada a une mission impériale me semble sur le point d’éclore notamment depuis l’arrivée au pouvoir des conservateurs de Harper. Dans le cas canadien, j’entends par empire une société et un État animés d’un mouvement d’expansion continue, en tous domaines. Plus de richesse, de population, de territoire, de l’ordre et des libertés croissants, des avancées technologiques, plus de pouvoir pour l’État et l’entreprise. Pas besoin d’avoir trois cents millions d’habitants pour être un empire moderne ; trente-trois millions suffisent amplement. Si les conservateurs remportent un mandat majoritaire le 14 octobre prochain, ils auront carte blanche pour réaliser leur rêve latent d’empire canadien. Voici, en quelques facettes, la forme qu’il pourrait prendre.

Un empire néo-monarchique. Les conservateurs ont pris le pouvoir sur la promesse de renouveler la démocratie canadienne. Leur discours comportait, en effet, des accents d’un radicalisme démocratique cherchant à contrer les dérives bureaucratiques et à restaurer l’autorité du parlement. Le gouvernement Harper a créé un comité parlementaire d’examen des candidats à la Cour suprême, renforcé l’imputabilité des hauts fonctionnaires auprès du parlement, et tenté d’avancer son projet de sénat élu. Cependant, en dépit de ces avancées, les conservateurs sont restés attachés à la pseudo-monarchie canadienne (faute de famille dynastique nationale, le Canada peine à reproduire l’esprit d’une monarchie constitutionnelle), et surtout à la figure d’un premier ministre surpuissant, contrôlant jusqu’aux moindres détails de la communication gouvernementale. Leur conception du pouvoir demeure en somme très monarchique, en ce que le premier ministre est vu comme l’héritier naturel de vieilles prérogatives absolues, de l’exercice desquelles il rend compte à sa guise. On vient de le voir dans la décision de Stephen Harper de déclencher des élections anticipées, en dépit de la loi prévoyant des élections à date fixe qu’il avait fait adopter avec tambour et trompettes. Dans la tradition politique britannique, les règles entourant le déclenchement des élections relèvent de la constitution « matérielle » du pays, même si elles ne sont pas codifiées dans un texte. En faisant adopter une loi changeant ces règles pour les élections fédérales puis en l’interprétant pour la vider de son sens initial, Harper s’est comporté comme un véritable souverain, qui croit avoir la constitution et le parlement dans sa poche. Même présomption monarchique dans la décision de Stephen Harper de nommer un juge – Thomas Cromwell – à la Cour suprême sans attendre la présélection du comité parlementaire qu’il avait lui-même créé.

L’Empire du Nord. On croit d’emblée que le Canada est exempt de toute ambition d’expansion territoriale. Pourtant, en 1867, les pères fondateurs savaient fort bien que leur Dominion irait sans cesse en s’agrandissant, d’est en ouest, prévoyant même une clause pour l’admission de nouveaux États provinciaux sans nécessiter l’intervention de Londres. Ce processus d’expansion sur l’axe est-ouest s’est achevé en 1949, avec l’entrée de Terre-Neuve, et symboliquement, s’est poursuivi avec la construction notamment de la Transcanadienne dans les années 1960. On oublie aussi qu’environ 39% du territoire du pays est encore soumis à une forme néo-coloniale d’administration, soit celle des territoires, des créatures du parlement fédéral. Dans leur dernier discours du Trône, les conservateurs ont accordé une importance extraordinaire au nord canadien, au « potentiel illimité » qu’il recèle. Sur le plan idéologique, les conservateurs viennent d’ouvrir un nouvel axe d’expansion pour le pays, l’axe nord-sud, et découvrent les enjeux stratégiques de cet immense domaine intérieur peu connu, peu exploité. La politique nordique fédérale demeure encore balbutiante mais par ses annonces systématiques qu’il a multipliées à l’égard de cette « frontière » nouvelle à franchir, le gouvernement Harper a su habilement jouer sur la composante nordique de l’identité canadienne. Même le premier ministre Jean Charest s’est mis à son tour à parler de la frontière du Nord québécois.

Un empire guerrier. Beaucoup se sont récriés au Canada contre le militarisme affiché du gouvernement Harper, qui a engagé les troupes canadiennes dans une guerre lointaine qui semble s’enliser et réinvesti dans la défense. À l’image d’Épinal qui fait du Canada un pays peu belliqueux, qui épouse les causes nobles par la voie diplomatique on peut aussi opposer une autre image, qui correspond aussi au passé du pays : le vaillant défenseur d’empire. C’est un rôle que le Canada a constamment joué pendant la période de l’Empire britannique. Une fois indépendant en 1931, le Canada ne coupe cependant pas les ponts avec la métropole. Au contraire, l’empire british devient une ligue de pays qui ont un monarque et des valeurs communs, ce qui deviendra le Commonwealth. Le Canada se voit désormais comme le partenaire d’une zone d’influence sans subordination directe à l’ancien centre impérial. On a accusé les conservateurs de Harper d’être les exécuteurs des basses œuvres du gouvernement Bush. Ce n’est toutefois pas ainsi qu’ils entrevoient les choses. La relation du Canada avec les États-Unis ressemble plutôt à celle que le Canada a entretenue avec la Grande-Bretagne après 1931. Si les États-Unis forment un empire hégémonique, le Canada y participe toutefois, comme l’actionnaire minoritaire d’une entreprise de puissance et de civilisation qui associe un pays phare à des alliés qui tirent des dividendes de cette association. Voyant la Grande-Bretagne faire la guerre avec les États-Unis en Irak, les conservateurs n’ont pu que sentir l’appel de l’empire, comme il a souvent retenti dans l’histoire canadienne, et formuler, sous le parapluie américain, leur propre politique de puissance. L’empire américain est un club assez ouvert pour y admettre des joueurs qui jouent leur propre jeu sans remettre en question les règles fondamentales décidées par le joueur dominant. En somme, c’est une forme de condominium occidental à dominante américaine dans lequel des puissances moyennes et alliées ont leur quote-part. En fait, ce condominium prend les contours d’une anglosphère réunissant Américains, Britanniques, Canadiens et parfois Australiens, qui tous selon leurs moyens, veillent à gendarmer le monde, au nom de la paix, des libertés, de la démocratie, toutes de grandes idées comme s’en réclament d’ordinaire les empires pour perdurer et intervenir hors de leurs frontières.

Un empire fédéral. De prime abord, au contraire des libéraux centralisateurs, les conservateurs semblent animés par une volonté de décentraliser le pays et d’adoucir les relations intergouvernementales. Profitant d’énormes surplus financiers, ils ont tenté de « régler » le « déséquilibre fiscal », à la grande surprise des souverainistes eux-mêmes. Ils ont pratiqué le prétendu fédéralisme d’ouverture, à la satisfaction du gouvernement Charest, qui combine le pragmatisme politique au service minimum, toute demande traditionnelle du Québec pouvant désormais, après l’échec de la réforme constitutionnelle, s’accommoder de simples expédients administratifs. Cependant, les conservateurs n’embrassent pas ces mesures par foi dans les vertus d’un fédéralisme décentralisé. La décentralisation fiscale est avant tout pour eux un moyen de restreindre l’expansion bureaucratique fédérale. Dans certains domaines, les conservateurs ont une vision très interventionniste du pouvoir : la défense, le droit criminel. Ils aimeraient unifier encore plus l’union économique canadienne, par le truchement notamment d’une commission fédérale des valeurs mobilières. Majoritaires, ils auront les coudées plus franches pour passer outre aux objections de l’Alberta et du Québec. Sur le plan institutionnel, on sait leur désir d’instaurer un sénat élu. Les stratèges conservateurs, qui devraient avoir quelque connaissance des sénats américain et australien, ne seraient pas sans ignorer qu’un tel sénat élu au Canada induirait probablement une dynamique d’unification de la vie politique qui rognerait l’autorité des premiers ministres provinciaux. Jusqu’ici, les conservateurs minoritaires au parlement n’avaient pas toutes les ficelles requises pour mettre en avant leur plan. Un mandat majoritaire ouvrirait de nouvelles perspectives de réforme… Il serait par ailleurs surprenant que les conservateurs en viennent, conformément aux demandes du gouvernement Charest, à limiter le pouvoir fédéral de dépenser par un amendement constitutionnel dûment ratifié. Ce pouvoir a une valeur stratégique pour le gouvernement fédéral ; grâce à sa puissance financière, il affirme sa prépondérance dans l’échiquier fédéral canadien et oriente les politiques sociales des États provinciaux. Le pouvoir de l’argent est une forme de contrainte déguisée, dont la Cour suprême pourrait bientôt reconnaître la légitimité constitutionnelle. Arme suprême dont les gouvernements fédéraux n’ont guère intérêt à se départir, sauf à la soumettre à quelques exigences préalables relativement souples consignées dans une simple entente administrative, à la limite dans un projet d’amendement constitutionnel de portée restreinte. Comme le disait le grand politologue Carl Friedrich, la fédération procède du consensus, l’empire, de la coercition.

Un empire multinational. Historiquement, les empires semblent s’être mieux accommodés de la reconnaissance de nations minoritaires en leur sein que les États-nations. Pensons aux anciens empires tel l’austro-hongrois et même au Royaume-Uni lui-même, qui n’a jamais tout à fait atteint la forme de l’État-nation. L’habilité avec laquelle le gouvernement Harper a pris par surprise les souverainistes québécois et fait adopter par la Chambre des communes une résolution reconnaissant la nation québécoise au sein d’un « Canada uni » est sans doute à inscrire dans les annales du pays. Bien que cette reconnaissance n’ait aucune valeur juridique, elle a réussi à dorer le blason des conservateurs au Québec et à s’y attirer la sympathie de l’électorat nationaliste du Québec aux penchants droitistes. L’inclusion d’un représentant de l’État québécois dans la délégation canadienne à l’UNESCO a suffi pour cristalliser à peu de frais l’idée que désormais se pratiquait à Ottawa un fédéralisme d’ouverture. Le plus remarquable dans ce fin coup de stratège est que les conservateurs ont récolté les fruits d’un double effondrement : 1- le dégonflement de la rhétorique victimaire des fédéralistes québécois qui, jusqu’à l’arrivée de Jean Charest, réclamaient réparation pour l’affront fait au Québec par la réforme constitutionnelle de 1982 ;2- le vieillissement de la doctrine souverainiste si bien que, les péquistes, devant petit à petit renoncer à l’impératif d’un référendum à tout prix, ne savent plus à quel saint se vouer d’entre le beau risque canadien et l’étapisme prolongé. En somme, la « mystique » nationaliste qui a donné naissance dans les années 1960 à deux projets radicaux de changement politique pour le Québec, l’indépendance ou le fédéralisme binational renouvelé, s’est alanguie, usée par une politique d’affrontement avec Ottawa et de romantisme revendicateur. Stephen Harper a parfaitement compris le conseil donné jadis par John A. MacDonald suivant lequel le meilleur moyen d’amadouer les Canadiens français est de flatter leur sentiment national, flatterie utile quand elle ne remet nullement en cause les rapports de pouvoir dans le pays. Les Anglais sont parvenus à incorporer l’Écosse dans leur royaume en 1707 en concédant à la nation sous tutelle un droit de survie en tant que société civile distincte par son droit, ses universités et son église presbytérienne et en faisant participer les élites écossaises à la construction de l’empire britannique. Les Anglais ont ainsi inventé, de manière empirique, une forme de fédéralisme politique asymétrique dont les pères fondateurs canadiens s’inspirèrent en 1867 et que les conservateurs de Harper perpétuent à leur manière. Les fédéralistes québécois eux-mêmes n’ont toujours pas vu comment leur doctrine autonomiste reproduit un schéma impérial : ils voient dans le fédéralisme un régime mettant à distance un gouvernement fédéral peu interventionniste, qui se borne aux aspects graves de la souveraineté, la défense, les douanes et le droit criminel, et qui procure à la nation autonome des rentes de « sujétion » et à ses fils les plus ambitieux des carrières de prestige. En somme, aux yeux de ces fédéralistes, le gouvernement fédéral est aussi lointain et protecteur qu’un gouvernement impérial.

La « multination » canadienne que ressuscitent les conservateurs ne revêtira sans doute pas la forme multiple et composée dont rêvent les peuples autochtones. Le club des nations fondatrices est un club inégalitaire à deux membres dont les conservateurs surveillent de près les portes d’entrée. Y admettre les peuples autochtones à titre de nations aptes à se gouverner elles-mêmes menacerait trop l’ordre impérial canadien au goût des conservateurs. D’où leur réticence à reconnaître formellement les droits des peuples autochtones et à faire avancer le règlement de leurs revendications territoriales.

Un Empire d’ordre et de libertés. Les conservateurs ont remis au goût du jour un discours sécuritaire musclé. Ils ont durci la loi criminelle, renforcé les effectifs policiers, pourchassé avec insistance les criminels dangereux qui inquièteraient plus que jamais le public. Or, cette obsession de la loi et de l’ordre s’accorde mal avec le constat de ce que statistiquement, la criminalité est en baisse au Canada depuis plusieurs années. Comment expliquer cet écart entre la politique conservatrice et ce constat empirique ? Deux réponses possibles. Tout d’abord, les conservateurs savent exploiter les peurs qu’engendre la médiatisation des crimes violents. Ce qui compte, électoralement, ce n’est pas la criminalité statistique, mais la criminalité perçue, sentie, telle qu’elle déconcerte et indigne le citoyen moyen. Autre réponse : le souci de l’ordre public par la loi criminelle est inscrit dans le « code génétique » du Canada. Historiquement, le Canada fut fondé en tant que régime d’ordre, qui combinerait l’autorité d’un gouvernement fort à la répression uniforme des crimes dans tout le Dominion, d’où le choix de remettre au parlement fédéral la compétence sur le droit criminel, contrairement à la voie américaine, qui en décentralise la responsabilité. En somme, le régime canadien joue « existentiellement » sa crédibilité, en tant que garant de la « paix, de l’ordre, et du bon gouvernement », c’est-à-dire d’une société bien policée, sans désordre, déférente.

Si attachés qu’ils soient à l’ordre public répressif, les conservateurs se sont faits les hérauts des libertés individuelles contre les atteintes de l’État. Au contraire des libéraux qui voient dans la politique judiciaire et la Charte canadienne les fondements des libertés individuelles, les conservateurs ont gardé une méfiance vive à l’égard des tribunaux, dont l’action leur semble une extension d’une politique dominée par la bureaucratie et des groupes d’intérêts peu représentatifs du citoyen moyen. Ils misent plutôt sur la limitation des dépenses de l’État fédéral, la déréglementation, la fin des monopoles commerciaux et l’ouverture aux investissements étrangers, convaincus des vertus naturelles de la libre entreprise, du marché. Le Canada est le royaume des « empires privés » que sont les grandes entreprises, qui bénéficient d’un niveau de taxation parmi les plus bas en Occident. Les conservateurs ont manifesté leur volonté de d’offrir à ces empires économiques un marché intérieur canadien plus unifié. Reste à voir si après la débâcle des marchés financiers les conservateurs voudront autoriser la fusion des banques canadiennes ou revenir à une réglementation plus serrée du secteur bancaire.

Un empire migratoire. Le Canada, à l’instar des États-Unis, est une terre d’immigration. En ce sens, l’expansion démographique du premier a suivi la même voie que celle des deuxièmes. Tous les deux pays se sont accrus par l’annexion de nouveaux territoires et par l’afflux massif d’immigrants. L’émigration massive de Québécois et de Canadiens français vers les États-Unis à la fin du dix-neuvième siècle eut toutefois pour effet d’annuler l’apport de l’immigration à la population canadienne, le solde migratoire fut même négatif. Mais à partir du début du vingtième siècle, l’émigration franco-canadienne s’amenuisant, le solde est redevenu positif, et l’apport de l’immigration à la croissance démographique canadienne s’est maintenu, quoique avec des variations d’une décennie à l’autre. Depuis 1970, l’immigration représente environ 40% de la croissance démographique totale du pays. Aujourd’hui, le contingent annuel des immigrants reçus au pays forme grosso modo 1% de la population canadienne. Bien que le taux de natalité au Canada ne laisse pas envisager de taux d’accroissement naturel très élevé de la population, grâce à l’immigration le pays entretient sa dynamique d’expansion démographique, au contraire de plusieurs vieilles nations d’Europe menacées par la perspective d’un dépeuplement subit. Cette immigration continue de transformer évidemment le visage du pays. Dans plusieurs États provinciaux, tels que la Colombie-Britannique et l’Ontario, la part des résidents nés à l’étranger dépasse le quart de la population. L’attraction migratoire de Toronto a contribué à la hisser au rang de métropole du pays. Le Québec, déjà affecté par un très faible taux de natalité, peine à obtenir sa part du flux migratoire canadien et à retenir les immigrants qui s’installent chez lui.

Outre l’immigration extérieure, l’immigration intérieure reconfigure la donne démographique canadienne. Depuis plusieurs années un mouvement migratoire vers l’ouest canadien s’est accéléré au bénéfice de la Colombie-Britannique au climat hospitalier et de l’Alberta à l’économie surchauffée par le pétrole. Les plus aventureux des Québécois contribuent à cette expansion, en refaisant revivre dans l’ouest des communautés francophones disparues par l’assimilation. Longtemps relégué dans l’ombre, à la périphérie de l’empire canadien dominé par le centre de l’axe Toronto-Ottawa-Montréal, l’ouest est en train d’émerger en tant que nouveau centre, concurrent de l’ancien. En matière économique se profile un axe Calgary-Toronto. L’élection des conservateurs en 2006 marqua un tournant des plus symbolique : elle consacra la montée politique et idéologique de ce nouveau centre, qui parvint même à phagocyter un ancien parti canadien – les progressistes-conservateurs – pour y substituer un corps et une tête neufs. C’est l’ouest qui conquiert l’ancien centre, et non l’inverse.

Bien que les conservateurs soient idéologiquement moins enclins que les libéraux à célébrer les vertus de l’immigration, il y a fort à parier qu’ils maintiendront l’immigration internationale à des niveaux relativement élevés, ne serait-ce que pour satisfaire les besoins en main-d’œuvre de l’ouest. Les conservateurs ont clairement manifesté leur intention d’ajuster sans délai la réalité politique à la donne démographique. On l’a vu quand ils proposèrent de redistribuer les sièges à la Chambre des communes à l’avantage de l’ouest et de l’Ontario (projet de loi C-56), le Québec voyant son poids à la chambre baisser à 22,7% des sièges en 2014. Projet qui risque de refaire surface une fois que les conservateurs seront fermement aux commandes des communes. Plusieurs analystes des États multinationaux s’entendent pour dire que lorsque le poids démographique d’une minorité descend au seuil de 20%, la majorité perd peu à peu tout intérêt à lui faire des concessions. Bref, le Québec risque peut-être d’atteindre ce seuil plus vite qu’il ne le croit, aidé en cela par les conservateurs.

Un empire technique. L’éclipse de l’ancien parti progressiste-conservateur au profit d’une nouvelle droite de l’ouest au discours proche à certains égards des républicains américains est un événement idéologique dont la portée reste à cerner. On comprendra mieux la nouveauté de ce discours en le comparant avec le fonds « red tory » qu’incarnait l’ancien parti progressiste-conservateur. On se souviendra que le gouvernement de Diefenbaker n’avait pas fait que des heureux dans la famille conservatrice. La protestation la plus célèbre est née du pamphlet presque désespéré que le penseur George Grant lança dans la mare au début des années 1960, son fameux Lament for a nation qui déplora la disparition irrévocable du vieux fonds conservateur à l’origine du pays, désormais devenu un satellite de l’empire technologique américain. Pour Grant, le conservatisme se définit comme une résistance à certaines idées de la modernité, qui ont trouvé leur expression maximale dans le capitalisme libéral américain. L’une d’elles est le parti pris en faveur de la technique, d’une conception technique de l’existence. La technique, chez Grant, a un sens très général. Elle procède d’une croyance propre à l’Homme moderne, à savoir que tout problème humain, même moral, trouve sa solution dans un procédé. Elle voit la nature comme une chose inerte, régie par des lois naturelles, sur laquelle l’Homme applique sa volonté, sans autre limite que celle qu’oppose la nature elle-même. Les valeurs humaines étant ainsi situées en dehors de la nature, dans la subjectivité pure, elles sont variables, sans fondement, et sont l’enjeu de luttes âpres, que la démocratie et le droit, par leurs diverses techniques, tentent de juguler. La société technique, selon Grant, perd ainsi la notion de l’histoire, et n’a d’horizon que le présent et l’espace agrandi par les conquêtes du marché. La manager américain incarne l’homme technique par excellence, et Grant voyait cette figure humaine se répandre dans les élites canadiennes. Le Canada, fondé en opposition au rêve technique américain des nouvelles frontières, succombait à son tour à l’attraction de ce rêve néfaste.

Les conservateurs de Harper, de toute évidence, ont peu cultivé les préventions qu’entretenait un red tory comme Grant à l’égard de l’empire universel américain. À juger comment ils traitent la question environnementale, ils ont affiché une confiance inébranlable dans la capacité de la technique de résoudre les problèmes de pollution engendrés par l’exploitation des ressources pétrolières et bitumineuses de l’Ouest. La Nature leur apparaît encore comme un réservoir inerte de ressources mises à la disposition d’une société individualiste qui a une soif illimitée de biens. La politique dans une société technique, prédisait Grant, se résumerait à être un débat sur le choix de telle ou telle technique d’organisation sociale : les socialistes en prennent pour le contrôle et la redistribution étatiques, la droite libérale ou néo-libérale vantent les propriétés autorégulatrices du marché. Le débat sur les fins est ainsi ramené à celui sur les moyens, comme c’est souvent le cas au Canada. De plus, l’engouement que les conservateurs affectent pour les nouveaux médias, la politique virtuelle, la déréglementation de télécommunications illustrent la prépondérance de la politique de l’espace sur celle de la mémoire. La maîtrise et l’occupation de ces nouveaux « espaces » de simultanéité et d’anarchie deviennent pour eux une obsession. Quant à la politique de la mémoire, fatiguée, sans communauté du souvenir pour la soutenir, elle aboutit à l’histoire spectacle, ainsi que l’ont été les célébrations du 400e anniversaire de la ville de Québec, que les conservateurs surent récupérer à leur avantage pour célébrer en fait la fondation de l’État canadien plutôt que celle de la nation québécoise ou de la Nouvelle-France. Signe des temps, les conservateurs ont porté au poste de premier ministre un économiste, proche de l’esprit du manager, et non un avocat comme Diefenbaker et Mulroney. Le pays avait l’habitude de confier ses destinées à l’élite juridique, qui lui a longtemps fourni ses plus fins renards en politique. Les conservateurs ont toutefois compris que pour remporter les élections, il leur fallait quand même une bonne fournée d’avocats, soudainement plus nombreux dans leur députation en 2006 et très nombreux parmi les candidats québécois aux élections d’octobre 2008. La vieille et la nouvelle politiques se côtoient ainsi dans leur parti qui, décidément, n’a cure des lamentations des red tories.

L’empire du « Pays » contre la « Cour ». Certaines décisions conservatrices ont soulevé l’ire de groupes influents au Canada. Leur décision d’abolir le programme de contestation judiciaire, implanté par les libéraux de Trudeau pour financer les poursuites faites au nom de la Charte canadienne, a braqué contre le gouvernement les minorités linguistiques et les groupes défenseurs de la Charte. Leur décision plus récente de couper dans certains programmes culturels a mobilisé nombre d’artistes qui se sont déchaînés contre la goujaterie conservatrice. On aurait tort toutefois de croire que ces décisions s’expliquent par de simples coups de tête, ou des préjugés grossiers contre les minorités et les artistes. Ces décisions ont été longtemps mûries; elles découlent de la nouvelle doctrine conservatrice qui a inspiré l’idéologie des réformistes venus de l’ouest. Cette doctrine, on la doit aux travaux de penseurs gravitant autour de l’université de Calgary, décidés à en découdre avec le libéralisme permissif et le chartisme bureaucratique instaurés par les politiques de Trudeau. Selon les penseurs de cette école dite de « Calgary », les libéraux sous la gouverne de Trudeau et de ses successeurs ont dévoyé la démocratie canadienne. Plutôt que renforcer le parlementarisme et de compter sur la démocratie électorale, ils ont gouverné en faisant alliance avec toutes sortes de groupes organisés largement financés par les fonds fédéraux. Au-delà de ce lien financier, c’est la connivence idéologique qui unit ces groupes à l’appareil gouvernemental, y compris les juges, qu’il s’agit de mettre en lumière pour mieux la dénoncer. Selon l’école de Calgary, une nouvelle intelligentsia, une espèce d’avant-garde culturelle, a pris possession des esprits au Canada. Cette avant-garde est composée principalement de ce que cette école appelle les groupes « post-matérialistes », c’est-à-dire de tous les groupes, mouvements, associations qui militent en faveur de causes qui ont peu à voir avec les enjeux « matérialistes » de la vieille démocratie industrielle, marquée par les luttes des classes. Les groupes « post-matérialistes » s’intéressent plutôt aux droits, à l’identité, à l’environnement, à la culture, à l’expression et au bien-être de l’individu. Ils ont pour particularité, selon cette école, de recruter leurs adeptes dans les classes diplômées et urbaines, et pour défaut de se méfier de la démocratie électorale, dominée par les masses peu instruites, et de lui préférer l’action judiciaire, la politique bureaucratique et les médias, plus influençables. Ces groupes sont enclins à la dépense étatique et soutiennent l’ordre moral permissif sous-jacent à la Charte canadienne. De plus, comme l’appareil judiciaire et bureaucratique est lui-même largement issu de l’élite diplômée et urbaine, les groupes post-matérialistes y voient des interlocuteurs naturels, avec lesquels il est possible de tisser des réseaux d’influence tentaculaires. Les penseurs de l’école de Calgary ont appelé ainsi le « parti de la Cour » l’ensemble des groupes d’intérêt qui vivent au crochet de l’État fédéral et qui court-circuitent la démocratie parlementaire. On voit où conduisent ces analyses : pour rétablir la santé de la démocratie canadienne, il faut couper les vivres aux groupes post-matérialistes.

En dénonçant l’emprise occulte du « parti de la Cour » les inspirateurs de la politique conservatrice ont curieusement refait revivre une des plus vieilles oppositions de la politique anglaise, qui remonte à la Révolution anglaise du XVIIe siècle et qui a connu ses heures de gloires sous le ministère corrompu des Whigs de Robert Walpole pendant la première moitié du XVIIIe siècle : la lutte à finir entre la « Cour » et le « Pays ». Si l’action malfaisante du parti de la Cour est à contrer, quel est alors ce parti du Pays qu’il s’agit de défendre ? On imagine que dans l’esprit des conservateurs ce « pays » émergent trouve ses disciples dans les zones rurales et les banlieues, les travailleurs manuels et les diplômés des secteurs techniques (génie, informatique, etc), les femmes au foyer, les nostalgiques d’un ordre moral rigoriste, les libertaires, néo-libéraux et citoyens blogueurs allergiques à l’État, les plus vieux plutôt que les plus jeunes branchés. Les conservateurs ne sont pas encore allés jusqu’au bout de leur combat contre le parti de la Cour. S’ils ont voulu chasser des courtisans de la Cour, ils n’ont point encore ambitionné d’abolir la Cour elle-même, loin s’en faut.

Voilà, à grands traits, le tableau de cet empire canadien en gestation, dont les conservateurs reportés en triomphe au pouvoir pourraient hâter la naissance.

Marc Chevrier

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