Vasari et sa méthode

Eugène Müntz

Un regard critique favorable sur les Vite de Vasari par Eugène Müntz, un des spécialistes du XIXe de la Renaissance italienne.

Giorgio Vasari passe à bon droit non seulement pour l'historien par excellence de l'art italien, mais encore pour le créateur de l'HISTOIRE DE L'ART 1. .Sans doute, avant lui quelques tentatives avaient été faites pour retracer les glorieuses conquêtes réalisées par l'École italienne dans le court espace de temps compris entre le XIIIe et le XVe siècle. Messire George cite lui-même, comme lui ayant fourni d'utiles indications, Ghiberti (dont on a publié il y a une trentaine d'années les Commentaires); Domenico Ghirlandajo, dont M. Milanesi croit retrouver le travail remanié et complété dans un manuscrit de la Bibliothèque nationale de Florence 2; enfin Raphaël d'Urbin, dont nous ne possédons plus que l'admirable rapport adressé à Léon X sur les antiquités de Rome. Mais que sont ces travaux, tous fragmentaires, comparés au merveilleux ensemble des Vite de più eccellenti Architetti, Pittori e Scultori! L'Italie peut le proclamer fièrement: il n'existe dans aucune littérature un recueil aussi riche de faits et d'idées, aussi nourri, aussi vivant. Il a fallu, pour créer cette œuvre monumentale, non seulement un véritable tempérament d'écrivain et d'érudit, mais encore le concours de circonstances exceptionnelles composées trente années plus tôt ou trente années plus tard, les Vite ne présenteraient plus qu'un intérêt secondaire. Dans la première hypothèse, Vasari n'aurait pas pu connaître encore tous ces grands artistes qui ont imprimé à l'art italien sa consécration suprême; dans la seconde, il n'aurait plus compris les glorieux précurseurs du XIVe et du XVe siècle. Remercions le destin qui l'a fait naître à un moment où l'on prononçait avec un égal respect le nom de Giotto et celui de Michel-Ange, où les esprits étaient assez larges et assez généreux pour associer dans une commune admiration les émus de la première et les virtuoses de la seconde Renaissance. L'intolérance, hélas! ne vint que trop vite pour les critiques de la génération suivante, les maîtres que nous appelons les «Primitifs» sont déjà des gothiques.

Chez Vasari, même impartialité pour les écoles que pour les époques 3. Cet Italien de la Renaissance, à qui on a reproché d'avoir sacrifié les artistes des différentes parties de la Péninsule à la gloire des Florentins, trouve des paroles éloquentes pour louer jean van Eyck, Rogier, Memling, Dürer, Lucas de Leyde et tant d'autres «oltremontani». Il a entendu parler de Jehan Fouquet, qu'il qualifie de très célèbre peintre: «assai lodato pittore». Les estampes de Martin Schoen, qu'il a étudiées en détail, lui semblent de toute beauté, quoiqu'il constate dans celles de Dürer une science du dessin et une puissance d'invention plus grandes. À ses yeux l'étranger n'est pas un ennemi, comme il devait le devenir dans la suite pour la plupart de ses compatriotes: hospes, hostis. Il ne tonnait pas de frontières en matière d'art et admire le talent sous quelque latitude qu'il se manifeste.

Enfant de son siècle, Vasari en a les défauts comme les qualités. Ne lui demandons pas la sûreté de la méthode, la rigueur de la critique, la précision, qui n'ont été introduites dans l'histoire de l'art que par la science moderne, par les Émeric David, les Rumohr, les Gaye, les de Laborde, les Milanesi. N'oublions pas surtout qu'il était avant. tout un artiste et non un savant. L'érudition était alors dans l'enfance: c'est à peine si l'on se doutait de la nécessité de diviser un volume en chapitres et les chapitres en paragraphes; de s'attacher, dans un exposé historique, à l'ordre des temps, etc. Ah! si Vasari avait joint à ses biographies de ces «alberetti genealogici», de ces «prospetti cronologici», compilés au prix de tant d'efforts par ses annotateurs modernes, quel service il aurait rendu à lui-même et à la postérité! Mais le brave homme ne se doutait pas que l'on serait un jour si curieux, que l'on pousserait l'indiscrétion jusqu'à demander à chaque artiste les actes de son état civil, le texte des contrats passés par-devant notaire avec ses clients, et, au besoin, des documents plus compromettants encore. Il cherchait à faire comprendre, à faire aimer, ceux dont il retraçait la vie et les travaux, et pour y réussir il croyait devoir avant tout nous intéresser à eux. Pouvait-il deviner que la postérité lui ferait un crime d'avoir quelque peu arrangé ses récits, d'avoir ajouté, pour les animer, des traits qui n'étaient pas constatés par des pièces authentiques, d'avoir interverti — simple histoire de ménager une transition! — l'ordre des dates et manqué de respect à la chronologie! La chronologie, telle est en effet la partie faible de son recueil; sans ces maudites dates, que d'erreurs en moins!

Ces lacunes nous autorisent-elles à traiter Vasari de menteur et de faussaire, à refuser toute créance à ses récits en tant qu'ils ne sont pas corroborés par d'autres témoignages plus probants? En aucune façon. L'auteur des Vite me fait penser à certains écoliers, qui ne sont pas les moins instruits de leur classe, mais que leur timidité, leur gaucherie empêche de bien réciter leur leçon. Prenez-les par la douceur, ils vous diront tout ce qu'ils savent. Menacezles, violentez-les, vous n'en tirerez rien. Il faut relire souvent ses récits, les méditer avec indulgence, se résoudre au métier de glossateur; on sera, amplement dédommagé de sa peine. Même dans les passages où il s'est le plus manifestement trompé, il y a presque toujours un grain de vérité; plus d'une des confusions faites par lui nous mettent sur la voie de découvertes nouvelles, et, en fin de compte, c'est de son côté que passeront les rieurs. Les annotateurs de l'édition Lemonnier, et d'autres encore, en ont bien fait l'expérience.

Le plus grave reproche que l'on puisse adresser à Vasari, c'est de n'avoir pas toujours indiqué ses sources, de n'avoir pas mis ses lecteurs à même de vérifier ses assertions. Mais a-t-il été seul à user de ce procédé antiscientifique, qui s'est perpétué jusqu'en plein XIXe siècle? Ne le prenez d'ailleurs pas au mot quand, au lieu de s'en référer à quelque document écrit, il se borne à employer, comme l'a fait remarquer Fiorillo, dans un ingénieux travail, les expressions de «dicono, dicono alcuni, si dice, secondo che si dice, dicesi, secondo clic ho sentito ragionare», etc., etc. En réalité, dans ces biographies qui ne paraissent reposer que sur la tradition orale, il y a des «dessous» préparés avec une rare conscience. La poussière des archives n'avait rien qui effrayât Messire Georges; il raconte lui-même que, pour réunir les matériaux de son travail, il fit non seulement appel aux souvenirs des personnes âgées, mais qu'il consulta encore «diversi ricordi e scritti lasciati... in preda della polvere e cibo de' tarli».

Les sources utilisées par le biographe toscan sont des plus variées. Tout d'abord, il se sert du témoignage des monuments eux-mêmes, sur lesquels il manque rarement de relever les monogrammes, dates et épigraphes tracés par leurs auteurs. Les inscriptions funéraires aussi lui sont d'un grand secours. Il complète ses informations au moyen de ces dessins de maîtres, qu'il collectionnait avec tant d'ardeur pour son Libro de' disegni, et qui, dispersés dans les musées et galeries du monde entier, se reconnaissent aujourd'hui encore aux bordures, passablement contournées, dont il les a ornés de sa main.

Parmi les poètes, littérateurs ou historiens mis à contribution par Vasari, il faut citer en première ligne Dante et ses commentateurs Sandro Botticelli et Luca Martini, le chroniqueur Jean Villani, Pétrarque, Boccace, Sacchetti,. Biondo da Forli, l'auteur de l'Italia illustrala, Giannozzo Manetti, le biographe du pape Nicolas V, Politien, l'Arioste, Annibal Caro, Bembo, Alciat, Giovanni della Casa, Scaliger, Budée, Sannazar, etc., etc. 4. Si l'on ajoute à ces noms ceux des auteurs de l'antiquité dont il a étudié les œuvres, on se rendra aisément compte de l'étendue de ses connaissances historiques et littéraires.

À cette érudition générale, digne du siècle qui a vu l'humanisme atteindre à son apogée, se joint un dépouillement très complet de tous les écrits spéciaux relatifs à la théorie de l'art ou à la biographie des artistes. Vasari a connu et utilisé les travaux, alors en grande partie inédits, de Cennino Cennini, de Ghiberti, de L.-B. Alberti, de Filarete, de D. Ghirlandajo, de Francesco di Giorgio Martini, de Piero della Francesca, de Luca Pacioli, de Léonard de Vinci, de Raphaël, de Serlio, de Labacco, de Vignole, de Jean Cousin, de Benvenuto Cellini, etc.

Après le tour des bibliothèques, vient celui des archives. Vasari a particulièrement exploré celles de la Toscane, qui lui ont fourni les documents les plus précieux. Aux archives de l'Académie de Saint-Luc il a demandé le «Libro della compagnia degli uomini del disegno», si riche en renseignements sur les débuts de l'École florentine; aux archives de Santa Maria Novella une vieille Chronique, dans laquelle il était question de Gaddo Gad~i; à celles de l'oeuvre du Dôme les éléments de la biographie de Brunellesco, etc. À Pise, à Prato et dans d'autres villes encore, il a compulsé tantôt les pièces comptables des fabriques, tantôt les minutes des notaires ou les actes judiciaires.

Une correspondance multiple le tenait au courant des travaux exécutés non seulement en Italie, mais encore à l'étranger. Que d'indications précieuses ne lui doit-on point, par exemple, sur l'histoire de la colonie italienne fixée à Fontainebleau! N'est-ce pas aussi à lui que nous sommes redevables de la publication des lettres si importantes de Dominique Lampsonius, de Liège, sur les artistes flamands! Si, dans son ardeur de compilateur, Vasari accueillit parfois trop légèrement les communications de certain mauvais plaisant, qui eut plus tard l'impudence de se vanter de ses supercheries, en revanche il n'hésitait pas à se rectifier lui-même toutes les fois que l'occasion s'en présentait. Il le prouva bien en insérant presque intégralement dans sa seconde édition le travail dans lequel Ascanio Condivi de Ripatransone avait entrepris, non sans aigreur, de compléter et de corriger les pages que son rival avaient précédemment consacrées à Michel-Ange 5.

Un mot encore pour caractériser l'œuvre grandiose entreprise par Vasari en vrai historien, il se rend compte, avec une netteté parfaite, de l'évolution des styles. Par contre, il néglige l'influence des milieux et tient avant tout compte de la toute-puissance du génie ou des caprices de la nature, «cette mère généreuse, qui prodigue parfois ses dons les plus rares aux contrées qui jusqu'alors en avaient été sevrées.» (Vie de Pordenone.)

À côté de Vasari, une mention des plus élogieuses doit être accordée à ce connaisseur si fin, le Vénitien Marc Antonio Michiel (d. 1552), l'auteur de l'inappréciable inventaire publié en 1800 par l'abbé Morelli sous le titre d'Anonimo, et plusieurs fois réimprimé depuis (voir. t. II, p. 291). Ce ne sont que des notes sans prétention, mais de quelle sûreté de goût ne témoignent-elles pas 6 ?


Notes
1. L'ouvrage de Vasari a paru pour la première fois en 1550, puis de nouveau en 1568, dans une édition beaucoup plus complète, enrichie de portraits gravés par Cristofano Coriolano. Au XVIIIe siècle, Bottari (1759) et le P. della Valle (1797) en ont donné des éditions dont certaines notes peuvent encore être consultées avec fruit. L'édition Lemonnier, publiée de 1846 à 1857 à Florence, chez l'éditeur de ce nom, par MM. Pini, C. et G. Milanesi, Marchese et Selvatico, se distingue par l'abondance des additions et corrections. Peut-être même les annotateurs se sont-ils parfois laissé emporter trop loin par le désir de reprendre et de rectifier leur auteur. La dernière en date des éditions de Vasari, celle qui a été publiée à Florence chez Sansoni, par M. Gaetano Milanesi, de 1878 à 1885, résume les travaux antérieurs et apporte nue ample moisson de découvertes nouvelles.

Les Vies de Vasari ont été traduites en allemand par Schnorr et Fcerster (Stuttgart, 18321849, 8 vol.); en anglais par M. Forster (Londres, 1888, 6 vol.); en français par Leclanché (Paris, 1839-1842, io vol.), dont on ne saurait consulter le travail avec trop de défiance; en effet, dans les derniers volumes surtout, il a retranché des passages entiers, contenant des indications du plus vif intérêt, par exemple dans la biographie de J. Sansovino, de même qu'il a oublié de traduire les «proentii» placés en tête de chaque livre. Quant à ses commentaires et à ceux de son ami Jeanron, ils sont absolument à côté et parfois véritablement bouffons. On en peut dire autant des portraits dessinés par Jeanron: ce sont des travestissements, des caricatures dépourvues de toute précision et de toute saveur.
2. M. de Fabriczy a soumis cc recueil à une analyse approfondie dans l'Archivio storico italiano (1891, t. VII, p. 299-368). Voy. aussi Strzygowski, Cimabue und Rom, p. 7-42. — Frey, il Codice Magliabecchiauo, cl. XVII, 17. Berlin, 1892. Le même, il Libro di Antonio Billi. Berlin, 1892.
3. Dès le XVIe siècle, l'honnête et judicieux Vasari était violemment attaqué par Condivi, par Lamo à propos de Camillo Boccacino (Discorso intorrno alla Scoltorra et Pittura; 1584, p. 32, 39 et passim), par Fr. Zuccheri, puis par les Carrache. Il n'a pas été moins maltraité par les auteurs modernes. C. Cantü porte sur son oeuvre un arrêt d'une sévérité injustifiable (t. VIII, p. 13.5); M. Paul Bourget, dans ses Sensations d'Italie, qualifie ses biographies d' «informes esquisses». Peu importe: malgré des taches (l'attitude peu correcte vis-à-vis de Condivi, dont il s'appropria les renseignements sans le citer), malgré des lacunes, son recueil, si abondamment documenté, si impartial, si ému, vivra autant que les maîtres auxquels il a consacré sa plume.
4. Sur les sources de Vasari, voy. Fiorillo, Kleine Schriften artistischen Inhalts, t. I, p. 83-98.
5. Comparé à Vasari, Condivi (f- i574), qui était sculpteur de son métier, mérite à peine une mention: ses récits et ses descriptions sont dépourvus de tout art.
6. Dans le Dialogo di Pittura de Paolo Pini (Venise, 1548), les souvenirs de l'antiquité écrasent littéralement l'auteur et l'empêchent de voir ce qui se passe autour de lui. À peine si quelques considérations sur les rapports de l'art avec la nature méritent d'être relevées. — Le médecin et polygraphe vénitien Miclaelangelo Biondo (1497-1570) n'a fait preuve, dans son traité Della nobilissima Pittura (Venise, 1549), ni de goût ni de science. Il prend Phidias et Praxitèle pour des peintres (chap. V) et attribue à Mantegna la Cène de Léonard de Vinci! Les informations qu'il donne sur les artistes du XVIe siècle sont aussi vagues que les appréciations sont banales.

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