Un ami des lettres, « Livier » Chouinard

Louis Fréchette

Lorsque dans nos jeux d'enfant, nous imaginions une ville idéale, il y avait les policiers et les pompiers, l’épicier et le boulanger, mais surtout le facteur. Ce lointain petit-cousin du dieu Hermès fait partie de notre imaginaire social. Rappelons-nous le splendide Jour de fête de Tati, avec son facteur, si près des gens de son village, qui devient tout à coup fasciné par les méthodes américaines – ce qui annonce un peu, il faut le dire, la situation actuelle. Dans la vie des gens d’autrefois, à une époque où les technologies de la communication en étaient encore à leurs premiers balbutiements, la lettre, la missive épistolaire avait une importance qu’elle n’a plus aujourd’hui. Aussi n’est-il pas étonnant de retrouver, parmi les portraits d’Originaux et détraqués de la région de Québec, que trace, à la fin du XIXe siècle, l’écrivain québécois Louis Fréchette, la figure d’un porteur de message bien particulier, sorte de facteur « officieux » du nom d’Olivier (« Livier ») Chouinard, qui rendait bien des services à sa communauté, qui le lui rendait bien.

Stéphane Stapinsky

 

Voici quelques extraits significatifs de ce portrait : 

II

Bien qu’appartenant à la classe des pauvres diables, Chouinard n’était pas précisément un mendiant, car il ne mendiait pas.
Il se contentait d’accepter l’hospitalité qu’on lui offrait sur la route.

Et comme il passa toute sa vie à faire la navette entre Québec et Gaspé, et que cette hospitalité ne lui faisait jamais défaut, il n’eut jamais besoin d’autre domicile.

Quand au reste, ses goûts n’étaient rien moins que luxueux, et, son ambition se bornant à peu de chose, il se tirait parfaitement d’affaires, et ne manquait jamais de rien.

Était-il suivi par un bon ange chargé de glisser chaque jour dans sa poche les cinq sous du Juif-Errant ?

Non pas.

Ses cinq sous, il les gagnait bel et bien.

Et jamais peut-être millions n’ont été mieux ni plus honnêtement gagnés.

Les lois de l’État s’en trouvaient bien quelque peu enfreintes.

Le ministère des Postes aurait peut-être pu le poursuivre en contravention.

Mais la peccadille n’en valait pas la peine ; et tant pis pour qui aurait voulu molester l’ami Chouinard, car il était populaire.

Voici en quoi consistait sa petite industrie.

Il s’était constitué courrier privé et indépendant.

Et pour six sous – cinq cents, ce qui était dans le temps le port d’une lettre à la poste – il portait à pied cette lettre à Kamouraska, à Rimouski, au Bic, à Matane, et, naturellement, à n’importe quel point intermédiaire, la livrant en mains propres ou à domicile, sans jamais exiger d’autre rémunération.

S’il avait dix, vingt, trente lettres, tant mieux.

S’il n’en avait qu’une, il faisait le voyage tout de même, et avec une rapidité... Ses courses étaient quelques fois étonnantes.

Nul froid, nulle tempête, nuls chemins effondrés ne l’arrêtaient.

Pendant quelqu’une de ces terribles journées d’hiver, où les voyageurs les plus hardis osent à peine s’aventurer sur la route enveloppés dans leurs habits de fourrure et les peaux d’ours de leurs traîneaux, on entendait parfois un son de trompe éclater au loin, puis on voyait déboucher à l’entrée du village un piéton maigrement vêtu, une casquette en peau de chat sur les yeux, blanc de givre, enfonçant jusqu’aux genoux dans la neige mouvante, les doigts à demi gelés sur un cornet à bouquin, le dos courbé, luttant ferme contre la « poudrerie » qui lui cinglait la figure, et jetant à toutes les portes sa fanfare dans la bourrasque.

C’était Chouinard.

À la brume, il entrait – n’importe où.

Chez le riche comme chez le pauvre.

Avec cette différence que dans les maisons un peu cossues, il se présentait à la porte de service.

On ne le rebutait nulle part.

Haletant, geignant, épuisé, il secouait dans le tambour la neige dont il était couvert, essuyait ses bottes glacées au paillasson, faisait son entrée en souriant, détachait les glaçons de sa barbe et de ses cheveux incultes, s’approchait du poêle – les calorifères étaient alors inconnus dans ces parages – grelottait quelques instants, les mains dans le « fourneau », puis jetant un long regard autour de lui avec une expression de contentement naïf, il lâchait un gros rire enfantin, hi hi hi !... puis il ajoutait :

– Mauvais temps.
– Tiens, c’est ce brave Chouinard ! disait-on. Quel bon vent t’amène ?
– Bon vent, mais mauvais côté, hi hi hi !...
– D’où viens-tu comme ça ?
– Québec.
– Et où vas-tu ?
– Rivière-du-Loup.
– Porter une lettre ?
– Te cré !
– À qui donc ?
– M. Pouliot.
– Montre voir.
– Tiens... Non, pas celle-là ! M. Verreau, celle-là, Saint-Jean-Port-Joli.

Ou M. Dupuis, Saint-Roch-des-Aulnaies.

Ou quelque autre encore.

On lui faisait généralement ces questions non par pure curiosité, mais pour mettre son étrange mémoire à l’épreuve.

Il avait souvent quinze, vingt lettres dans son sac.

Or il ne savait pas lire, et jamais il ne se trompait dans la distribution.

Pas une erreur !

Une lettre qui lui était une fois confiée arrivait droit à son adresse, avec autant de sûreté – et même plus – que si elle eût été mise entre les mains du ministre des Postes lui-même.

Un chef de bureau reçoit une lettre, lit l’adresse, et se trompe quelques fois de case.

Chouinard, lui, ne s’en rapportait qu’à l’apparence extérieure de l’enveloppe, mais son coup d’oeil était infaillible.

On ne l’a jamais pris en défaut.


III

Étant donné ce qui précède, Chouinard ne pouvait manquer d’être un favori au collège de Sainte-Anne-de-la-Pocatière, dont la masse des élèves avaient leurs parents disséminés sur l’itinéraire habituel de l’extraordinaire courrier.

Son arrivée était une fête.

Grâce à sa prodigieuse mémoire, Chouinard connaissait – il s’en informait naturellement avec le plus grand soin – toutes les familles qui avaient un fils ou deux au collège de Sainte-Anne, et, au point de vue de la clientèle, il n’avait garde de négliger ce détail.

Il s’arrêtait au collège d’abord.

C’était une station de rigueur.

Puis il se rendait chez les parents, et donnait des nouvelles du « petit ».

Il était naturellement le bienvenu. On l’entourait :

– Vous l’avez vu, ce cher enfant ?
– Comment est-il ?
– S’ennuie-t-il beaucoup ?
– A-t-il grandi ? etc.

Livier savait tout et répondait à tout.

La famille était enchantée – la maman surtout – et chacun s’évertuait à faire plaisir à Chouinard.

On le choyait, on le dorlotait, on le gavait de friandises.

Sans compter qu’il repartait toujours, cela va sans dire, avec une lettre et quelque petit paquet pour le retour.

La lettre ne pouvait arriver à destination que longtemps après le passage du courrier ordinaire.

On le savait ; mais qu’importe !

Avez-vous remarqué comme une lettre d’ami ou de parent vous fait plus de plaisir à recevoir quand elle vous est remise par une main qui a touché celle qui l’envoie ?

C’est à ce sentiment qu’obéissaient d’instinct, il n’y a encore que quelques années, les Québecquois qui vous disaient :
– Mon cher, vous partez pour Montréal, veuillez donc vous charger de cette lettre.

Cette lettre vous coûtait d’ennui, d’embarras et même d’argent, cent fois les trois sous que ce monsieur aurait payé en mettant simplement son envoi à la poste ; mais il ne réfléchissait pas à cela.

Il espérait que sa lettre serait remise personnellement ; et cela doublait, par l’imagination, la satisfaction qu’il avait eue de l’écrire.
Et celui qui recevait la lettre donc !

– Vraiment, c’est lui-même qui vous a confié ceci ? Vous l’avez vu ? Vous lui avez parlé ? Comment est-il ? Que chante-t-il de bon ? etc.
– Vous avez vu mon père avant de partir ! me disait un jour, toute tremblante d’émotion, une bonne religieuse canadienne que je retrouvais à Blois, en France. J’ai presque envie de vous embrasser.

Elle recevait des lettres de sa famille toutes les semaines, cependant.

Mais quelqu’un qui avait vu son père, qui lui avait parlé, qui lui avait serré la main, ce n’était pas la même chose !

Avec cela qu’en confiant une lettre à Chouinard, on faisait une charité déguisée, – et personne n’ignore que c’est la plus agréable à faire après tout.

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