Saint Bernard
L'oracle de toute l'Église
Bernard n'était âgé que de vingt-deux ans, lorsqu'il entra à Cîteaux. Cette abbaye avait été fondée quinze ans auparavant, en réaction contre le relâchement des maisons de la congrégation de Cluny; mais elle n'avait eu jusqu'alors qu'une existence précaire: en 1109, lorsque l'Anglais Etienne Harding en reçut la direction, elle n'avait pas encore de novices, et elle semblait menacée d'une ruine précoce. Harding comprit que la principale condition du succès pour une entreprise réformatrice, c'est de poursuivre la réforme à outrance: il la poussa, en la rigueur ascétique, plus loin encore que ses prédécesseurs. Cette austérité valut à Cîteaux la réputation qui attira Bernard et ses compagnons. Harding trouva en eux les hommes qu'il lui fallait. Dans les deux années qui suivirent leur arrivée (1113-4115), Cîteaux put établir quatre colonies ou maisons-filles, dont l'une était celle de Clairvaux. Bernard en fut le fondateur et le premier abbé. En 1151, deux ans avant sa mort, il y avait 500 abbayes cisterciennes; l'abbaye de Clairvaux contenait 700 religieux; 72 couvents s'étaient constitués dans les divers pays de l'Europe, adoptant les observances de Clairvaux, plus sévères encore que celles de Cîteaux: 35 en France, 11 en Espagne, 10 en Angleterre et en Irlande, 6 en Flandre, 4 en Italie, 2 en Allemagne, 2 en Suède, 1 en Danemark, 1 en Hongrie. Dès 1145, Clairvaux avait donné un pape à l'Eglise (Eugène III). – Pendant plus de douze ans, Bernard s'occupa presque uniquement de propager ses conceptions monastiques et d'en assurer le développement. Comme toute heure donnée au repos lui semblait dérobée au service de Dieu, il sut, malgré les observances quotidiennes que lui imposait la règle, malgré la surveillance et la correspondance réclamées de lui par ses devoirs de supérieur d'abbaye et par ses activités de réformateur et d'organisateur du monachisme contemporain, trouver le temps de poursuivre ses études sur l'Écriture Sainte et sur les Pères de l'Église; il les reprit avec une prédilection presque exclusive pour le Cantique de Salomon et pour saint Augustin, l'homme et le livre qui répondaient le mieux, non seulement à ses dispositions personnelles, mais aux tendances de la plupart des âmes religieuses en cette génération. Le succès qu il obtint lui valut, d'une part, l'immense clientèle des couvents, qui le reconnaissaient, les uns comme leur chef spirituel, les autres comme le modèle de tous les religieux, tous comme la lumière et la gloire du monachisme; d'autre part, l'adhésion de tous les théologiens et de tous les clercs enclins à la dévotion imaginative et à la science mysticisée: milices omnipotentes alors et qui se vouèrent à l'admiration de celui qu'on appelait déjà Bernard le Saint, et à la réalisation de ses desseins. Or, en ce siècle dont le caractère distinctif est l'exaltation religieuse, et où la vie monastique apparaissait comme le sommet de la religion, les laïques se trouvaient prédisposés à exagérer pour leur part, plutôt qu'à amoindrir la vénération et la dévotion que l'abbé de Clairvaux inspirait aux moines et aux clercs. Dans ces conditions, les miracles devaient foisonner sous ses pas. Delà, des moyens d'action que Bernard s'empressa toujours d'employer, avec la sincérité, l'énergie et les audaces, mais parfois aussi avec les violences et la passion inconsciente d'un homme persuadé qu'il s'est dépouillé de tout intérêt personnel et que sa cause est identifiée avec celle de Dieu. Il exerça ainsi un prestige et une autorité qui, par une série de coïncidences unique en l'histoire, firent d'un simple moine le conseiller et le censeur des prélats et des princes, l'arbitre des conciles, le gardien de la doctrine, l'agitateur et le conducteur des peuples, une sorte de faiseur de papes et l'oracle de toute l'Église.
Bernard soutint l'archevêque de Sens et l'évêque de Paris dans leur appel commun contre le roi; pour soumettre celui-ci, il usa de la menace de l'interdit; mais il osait aussi reprocher hautement aux évêques leur ambition, leur faste et leur incurie, et à la papauté elle-même les périls auxquels elle exposait les âmes par son attachement aux intérêts terrestres: en l'un de ses derniers écrits (De Consideratione sui), il proposa au pape de réduire la papauté à un régime composé en substance de spiritualité monastique. – Hugues de Payens trouva en lui un très enthousiaste partisan de la confrérie du Temple qu'il venait de fonder (1119), et, quand il voulut la développer, un tout puissant protecteur: en 1128, au concile de Troyes présidé par un légat d'Honoré II, Bernard fit reconnaître cette confrérie comme ordre; chargé d'en rédiger la constitution, il adapta la règle de Cîteaux au caractère militaire de l'institution de ces moines-chevaliers qu'il rêvait «armés de foi au dedans et de fer au dehors». En 4129, au concile de Châlons, il prit une part active à la déposition de l'évêque de Verdun et il réprima l'orgueil des légats. – Lorsque Honoré II mourut (4130), deux papes furent élus: le premier (Innocent II) par surprise et au mépris d'un pacte formel précédemment conclu entre les cardinaux; aussitôt après, une élection plus régulière fut faite en faveur de Pietro Pierleone, qui prit le nom d'Anaclet II. Innocent, chassé de Rome, se réfugia en Fiance. Malgré le vice qui entachait son élection, Bernard se prononça pour lui au concile d'Étampes; l'année suivante, il l'accompagna au concile de Reims (1131) et fit condamner Anaclet, puis, menant contre celui-ci une très opiniâtre campagne, il réussit à détacher de son parti tous les pays, catholiques, à l'exception de l'Italie. – En 4134 au concile de Pise, il fit prévaloir les prétentions de Rome contre les titres séculaires du siège de Milan, et tel fut son succès, que le peuple se prononça pour lui, contre ses pasteurs déposés, et qu' il dut s'enfuir pour éviter cette élévation. – Abélard, dont les doctrines avaient été réprouvées une première fois par le concile de Soissons (1121), mais qui s'était alors soumis, sur les instances de Bernard, reprit son enseignement en 1136. Bernard, que cet enseignement alarmait, l'attaqua directement et il obtint du concile de Sens (1140) la condamnation des propositions qu'il avait arguées d'hérésie et ce, sans que son adversaire osât soutenir le débat devant le concile, que pourtant il avait lui-même réclamé comme juge. – La part si décisive et vraiment merveilleuse que Bernard prit en France et en Allemagne à la prédication de la deuxième croisade (1145-1147) appartient à l'histoire politique plutôt qu'à l'histoire ecclésiastique. L'insuccès de cette entreprise lui fut amèrement reproché: comme il avait annoncé des victoires certaines, on l'accusa d'avoir été un faux prophète, il se défendit en attribuant les échecs des croisés à leurs péchés; mais dès les premières déceptions, son prestige avait été sérieusement atteint. Ce résultat apparut dans le concile de Reims (1148), où Bernard avait porté une accusation d'hérésie contre Gilbert de la Porrée, évêque de Poitiers. Auparavant, une pareille accusation de la part du saint abbé de Clairvaux entraînait infailliblement une condamnation. Cette fois, il n'obtint qu'un très mince avantage, de nature purement scolastique; malgré ses attaques, son adversaire conserva son évêché et toute sa considération.
La doctrine de saint Bernard
Bernard a pris une part décisive à toutes les controverses de son temps, mais il était un homme d'Église plutôt qu'un théologien, quoique le calendrier lui donne le titre de docteur de L’Église. Sa doctrine, comme ses actes, reflète les inspirations d'une nature mystique et contemplative, mais prompte à s'irriter contre tout ce qui peut alarmer ou distraire la piété; non seulement contre toutes les hérésies, mais contre toutes les témérités. On peut se faire une idée sommaire, mais très juste, de cette tendance, en la comparant à celle d'Abélard. Tandis qu'Abélard, qui se prétendait également orthodoxe, convie tous les hommes à l'examen et à l'intelligence des objets de la foi, Bernard déplore que les secrets de Dieu soient ainsi mis à jour et les plus hautes questions jetées au vent (Lettre 88). Il veut que la raison reconnaisse ce qu'il y a d 'infiniment profond et d'incompréhensible dans ces choses. C'est par la foi seule que l'homme peut s'approprier la doctrine divine, quoiqu'il puisse chercher à en concevoir les objets de trois manières: par la foi, par l'intelligence et par l'opinion. La foi présente la vérité certaine, mais encore close et voilée; l'intelligence (intellectus) doit la produire. nue et évidente; mais elle est réservée à une Sphère et à une existence plus élevées que les nôtres;.quant à l'opinion (opinio) elle ne donne rien de certain et d'assuré. Or, quand l'homme prétend pénétrer dès ici-bas avec son intelligence les objets de la foi, il s'expose à prendre son opinion, ses suppositions, pour la pure lumière et à rendre sa foi incertaine. – L'histoire atteste les effets merveilleux que Bernard produisit sur ses contemporains; mais il est difficile d'en retrouver le reflet dans les écrits qu'il a laissés. A l'exception de certaines parties empreintes d'un caractère mystique et quelque peu féminin, mais vraiment belles, et de certaines formules énergiquement expressives, ces écrits ne contiennent guère que des déclamations violentes transformant en invectives contre les opinions et la personne des adversaires les images et le vocabulaire de la Bible, ou bien des conceptions généralement médiocres, traduites en un style où la recherche habituelle de l'antithèse et du jeu de mots forme un assemblage bizarre avec les barbarismes de la latinité. En les lisant, on se demande comment un homme qui écrivait ainsi, même dans sa correspondance courante, a pu parler de manière à exercer une action si puissante sur le peuple. Il est vraisemblable que le principal effet des discours qu'il prononça devant des laïques résultait de l'emploi de certains moyens sommaires, plus ou moins matériels et inconsciemment artificiels, mais surtout du prestige, de l'auréole de sainteté dont sa personne était entourée, et des prédispositions de ses auditeurs; des courants impétueux qui, à certaines époques, précipitent les masses vers certains hommes. Cela semble d'autant plus probable que, parmi les plus grands succès de sa prédication, il faut compter ceux qu'il obtint dans les pays dont il ignorait le langage: «Épuisé par les jeûnes et les privations du désert, pâle et respirant à peine, il persuadait par sa personne, autant que par ses discours» (Épîtres de l'abbé Vibald, collection de Mascovius, liv. IV). – Bernard a été enterré à Clairvaux. En 1165, douze ans après sa mort, il fut inscrit sur le calendrier de l'Église; mais il ne fut canonisé officiellement qu'en 1174, sous Alexandre III. Sa fête est célébrée le 20 août. – Le recueil des écrits qui lui sont attribués comprend 340 sermons: 86 sur le cantique de Salomon, 86 sur les événements solennisés dans l'année ecclésiastique, 43 sur les saints et la Vierge, 125 sur des sujets divers; 480 lettres; des traités ascétiques ou polémiques dont les plus intéressants sont: De Contemtu Dei, De ditigendo Deo, Adversus Aboelardum, Apologia, de conversione ad monachos, De consideratione sui; des poésies religieuses: la prose de la Nativité, des salve, parmi lesquels le célèbre Salve capot cruentum; le Jubilus rhytlamicus de Nomine Dei; le Jesu duleis memoria. Soumise à une critique sérieuse, cette liste subirait peut être une réduction considérable. La première édition se prétendant complète de ses œuvres a été imprimée à Mayence (1475). La plus estimée est l'édition définitive de Mabillon (Paris, 1690, 2 vol. in-fol.), complétant par des notes précieuses celle qu'il avait donnée en 1667; elle a été encore complétée par les PP. Massuet et Tixier (Paris, 1719, 2 vol. in-fol.) et réimprimée à Paris plusieurs fois, notamment en 1835-1840 (4 vol. in-8).